Ce 18 juillet, le député de la Somme s’est rendu en Bretagne pour soutenir Jimmy Destrez, licencié par Carrefour pour “faute lourde” après avoir déposé un emballage de godemiché sur la voiture de fonction du directeur. Reportage.
A chaque fois que François Ruffin évoque, plaisamment, “l’affaire du godemiché”, l’assemblée réunie autour de lui devant le Carrefour de Langueux (près de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor) le reprend à l’unisson : “De l’emballage !” . Ce 18 juillet, le député de la Somme fait une incursion dans un dossier qui tient en haleine la presse locale par son caractère aussi insolite que dramatique : le licenciement de Jimmy Destrez, boucher dans l’hypermarché de cette bourgade bretonne, pour avoir déposé une boîte de sextoy vide sur la voiture de fonction du directeur du magasin.
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“Cadeau des syndicats”
Les faits remontent au 31 mars dernier. Jimmy, adhérent de la CGT, fait partie d’une dizaine de salariés de l’hypermarché de Langueux en train de préparer la journée de grève nationale chez Carrefour. En cause, la réduction de leur prime de participation, passée de 600 euros à 57 euros brut, les suppressions de postes, et la somme douillette de 13,17 millions d’euros empochée par l’ancien PDG, Georges Plassat, en 2017 (il a finalement renoncé à son indemnité de départ, qui s’élevait à 3,9 millions d’euros). Jimmy a 27 ans, des yeux bleu azur, une barbe bien taillée, une coupe disciplinée et des manières courtoises. Mais quand il milite, il est très actif. Depuis 3h30 du matin, avec une poignée de camarades, il organise le blocage de l’hypermarché sur la zone commerciale, en l’entourant de caddies.
Au petit matin, quand le directeur, Pascal Dève, arrive, Jimmy lui propose de venir saluer le piquet de grève. Selon ses dires, le dirlo aurait répliqué : “Je vais déjà dire bonjour à ceux qui travaillent”. Peu après, un salarié trouve une boîte de sextoy vide abandonnée sur le parking – ça arrive souvent, en raison de la proximité d’une boutique Marc Dorcel. Ni une ni deux, la petite délégation de syndicalistes dépose l’emballage sur la voiture de fonction du patron, avec ce message : “Cadeau des syndicats”. “On s’est dit qu’on allait faire ce geste symbolique pour bien lui montrer qu’on l’avait dans l’os à cause du groupe, et qu’on ressentait un ras le bol : non seulement on est sous-payés, mais on nous enlève nos primes, alors que les actionnaires s’en mettent plein les poches”, résume Jimmy, qui était payé 1270 euros net par mois, après huit ans de travail. Les caméras de surveillance n’en loupent pas une miette : c’est Jimmy qui a déposé l’emballage.
Toute la journée, le site est bloqué. La grève, qualifiée d’“historique, avec 80% de participation”, par Viviane Boulin, déléguée CGT du magasin, cause 360 000 euros de pertes à l’hypermarché de Langueux. Le lundi suivant, les salariés obtiennent un bon d’achat de 150 euros, et 350 euros brut pour ceux qui font les 35 heures. Pour les cégétistes, ce succès serait “resté en travers de la gorge” du patron.
“C’est quoi la prochaine étape ? M’arracher ma chemise ?”
Le 19 mai, Jimmy – qui s’apprête à se présenter sur la liste de la CGT aux élections qui ont lieu dans trois mois – reçoit une lettre de convocation dans le bureau du directeur pour le 1er juin. Ce jour-là, Pascal Dève ressort la fameuse boîte – que certains avaient oubliée – de son attaché-case. Il qualifie son geste d’“immonde”, et enchaîne : “C’est quoi la prochaine étape ? M’arracher ma chemise ? Brûler ma voiture ? Me séquestrer ?”. Ses camarades s’attendent à un blâme, tout au plus à une mise à pied. Mais le 18 juin, deux mois et demi après les faits, le directeur lui annonce qu’il est mis à la porte.
De retour chez lui, Jimmy reçoit la visite d’un huissier de justice qui lui remet une lettre de licenciement pour “faute lourde” – “le degré le plus élevé dans le Code du Travail, qui ne donne pas droit à des indemnités de licenciement”, souligne Viviane Boulin. “Ça donne le sentiment d’être traité en criminel. Les premières nuits, je n’en ai pas dormi, rapporte Jimmy. Ce n’est pas un licenciement ordinaire, il a voulu m’écraser au plus profond de moi-même”. Le jeune homme, qui s’est syndiqué en 2011, est connu pour être une tête dure. Il y a cinq ans, il a lancé une pétition contre un chef boucher qui harcelait moralement son équipe. L’affaire avait été portée devant les tribunaux. “Ce sont les libertés syndicales qui sont attaquées. Le directeur veut faire de Jimmy un exemple, on ne peut pas laisser faire”, soutient Zohra Abdallah, la déléguée CGT du Carrefour de Sevran, présente ce jour-là.
Contactée, la direction nous renvoie au service de communication de Carrefour, qui confirme le licenciement pour faute lourde. Jimmy a eu “un comportement inapproprié qui a nuit à l’image de l’entreprise”, et son geste est “opposé aux valeurs défendues par le groupe”, nous indique-t-on. L’entreprise reste cependant “ouverte au dialogue”. Une réunion a été proposée la semaine dernière, sous l’égide de l’inspection du travail, mais la CGT refuse. “Ils veulent imposer leurs conditions, ce n’est pas un rendez-vous honnête. Notre porte-parole est Zohra Abdallah, nous n’avons pas besoin de la médiation de l’inspection du travail”, défend Jimmy.
“Pour que ceux qui redressent l’échine ne se fassent pas taper dessus”
Depuis, une fois par semaine la CGT tient une table devant les portiques d’entrée du Carrefour de Langueux, et fait signer une pétition pour la réintégration de Jimmy. Avec celle qui circule sur internet, elle aurait récolté 5 000 signatures. Ce 18 juillet, les clients s’arrêtent spontanément discuter, et font même parfois la queue pour signer. Les marques de sympathie envers le jeune boucher son nombreuses. “C’est dégueulasse ! L’ouvrier, c’est un numéro de toute façon”, s’indigne une cliente. Annick, une militante octogénaire au t-shirt estampillé “Rouge 2 Rage”, abonde : “C’est dramatique, on a l’impression que l’humain n’existe plus dans cette boîte à cause des actionnaires. C’est grave, et personne n’est à l’abri”.
C’est cette cause que François Ruffin est venu soutenir. Alerté par Zohra Abdallah, qu’il avait invitée dans On n’est pas couché le 14 avril 2018, le député Insoumis a fait le déplacement pour mettre en scène une “Commission d’enquête officieuse et décentralisée”. Après plus d’un an de mandat, le journaliste engagé est inchangé. Cahier et stylo en main, il interroge, appelle les témoins, et note. “Le rôle d’un député n’est pas d’être un technocrate, mais d’aller sur le terrain et de revenir à l’assemblée avec des histoires à raconter, affirme-il. Je me suis fait élire sur la garantie de ne pas courber l’échine, et pour que ceux qui redressent l’échine ne se fassent pas taper dessus”.
“Où est l’indécence ?”
En fin de commission, alors que l’assemblée ronronne, un témoin spontané se présente à lui. Contrairement aux collègues qui l’entourent, cette salariée ne porte pas le chasuble de la CGT. Elle raconte que le directeur se fait applaudir par les salariés, en se présentant comme victime dans cette affaire. Sa rage est incandescente et communicative : “Où sont les autres ? Même si je n’appréciais pas Jimmy, je serais là. Il s’est fait licencier parce qu’il a déposé une boîte vide sur un capot de voiture, et tout ce que j’entends autour de moi, c’est qu’il devrait présenter ses excuses ?! Et pour les 57 euros qu’on a reçus, on doit s’excuser aussi ?!” Ses mots, venus du cœur, font mouche.
Ruffin conclut : “Où est l’indécence ? La symbolique fut-elle un peu vaseuse, réside-t-elle dans le dépôt de cet emballage, ou dans le fait que Bernard Arnault [PDG de LVMH et actionnaire de Carrefour, déjà au centre du film Merci patron, de François Ruffin, ndlr] va gagner 1,3 million de fois plus qu’une caissière cette année ?”. Jimmy applaudit en souriant, sous le regard de sa femme, qui gagne 800 euros par mois en formation, et de leurs deux enfants, de quatre ans et quinze mois. Il vient de s’inscrire à Pôle emploi. Et n’a pas pu reporter le crédit qu’il a pris pour payer sa maison.
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