1941 : un bateau quitte Marseille pour la Martinique. A son bord, André Breton et Claude Lévi-Strauss, mais aussi la photographe d’avant-garde Germaine Krull et le cinéaste Jacques Rémy. Olivier Assayas, fils de ce dernier, et le romancier Adrien Bosc publient Un voyage, Marseille-Rio 1941, avant une exposition à Arles, en juillet. Une émouvante enquête familiale et historique.
Ce livre écrit à quatre mains, correspondance émouvante entre deux vivants et deux morts, est plus qu’un hommage à la grande photographe allemande Germaine Krull. Il croise une histoire d’obsessions personnelles, familiales, avec la grande histoire, et plusieurs gestes artistiques.
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C’est le fruit des recherches qu’Adrien Bosc a menées pour son dernier roman, Capitaine (2018), racontant la traversée du bateau le Capitaine-Paul-Lemerle qui emmenait de Marseille au camp de Lazaret (une ancienne léproserie), en Martinique, André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor Serge, Anna Seghers et tant d’autres tentant de fuir la France occupée pour rejoindre l’Amérique du Nord ou du Sud.
Et c’est aussi le fruit d’une longue enquête autour du passé familial menée par Olivier Assayas, comprenant les nombreuses photos de Krull qu’il découvrit dans la maison de son enfance.
Car parmi ceux qui ont embarqué sur le navire se trouvait aussi le père du cinéaste, Raymond Assayas alias Jacques Rémy, scénariste et metteur en scène ; ainsi que Germaine Krull, phare des avant-gardes du Paris d’avant-guerre. Ils deviendront amis et, on le découvre ici, ont travaillé ensemble.
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Pendant des années et chacun de son côté, Bosc et Assayas ont mené l’enquête pour recomposer le puzzle de cette traversée, jusqu’au jour où ils se sont rencontrés.
Est alors née l’envie de ce livre où sont pour la première fois publiés les reportages que firent Rémy et Krull tels qu’ils les conçurent, sur les « camps de concentration en Martinique » et le bagne de Cayenne, sur les conditions de vie de ceux qui fuient pour rejoindre la France libre et de ceux qui vivent en Martinique et en Guyane française.
Un document important, inédit, et une belle façon de réanimer les gestes des morts, rompus par la guerre ou recouverts par le temps.
Olivier, vous avez trouvé ces photos dans la maison de vos parents ?
Olivier Assayas — Oui, dans des tiroirs où se mélangeaient des photos de mon père, des négatifs, des photos de vacances et des photos de Germaine Krull. C’était une figure de mon enfance et de mon adolescence, car elle venait le week-end à la maison. Elle était très proche de mon père, je l’aimais beaucoup. Mais à l’époque, les années 1970, elle était très oubliée, il n’y avait pas eu de rétrospective de son œuvre… Elle avait exposé à la Cinémathèque dans les années 1960, mais ça a été la seule fois après la guerre. Plus tard, il y a eu la grande expo de San Francisco, qui s’est poursuivie à Beaubourg en 2002. C’est dès ce moment-là qu’on a recommencé à s’intéresser à son œuvre, à voir que c’était un travail important. Krull est une aventurière qui a fait le trait d’union entre les avant-gardes allemandes, russes et le photojournalisme français. En 2002, j’ai commencé à ranger tout ce bazar. Certaines des photos de Germaine Krull avaient son tampon au dos. Et des annotations de mes parents disant « Germaine dit ceci ou cela », car elle avait revisité ses photos en venant chez nous. C’était comme une sorte de puzzle que j’essayais de reconstituer avec maniaquerie.
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Pour reconstituer la vie de Krull ou celle de votre père ?
Olivier Assayas — Les deux à la fois. Mon père est mort en 1981, j’avais 25 ans, et ce passé-là, nous en avions très peu parlé. Les seules choses dont je me souvenais c’est qu’ils avaient, lui et Germaine, fait cette traversée de Marseille à la Martinique, que sur ce bateau il y avait aussi André Breton, Claude Lévi-Strauss, Anna Seghers et d’autres.
Je savais aussi que mon père était allé à Cayenne car il parlait des bagnards. De la traversée, tout ce dont il parlait était son amitié avec Victor Serge. J’avais identifié ce dernier sur les photos car la figure de Victor Serge était pour moi associée à un gauchisme antitotalitaire dans lequel je me reconnaissais.
Oui, il y avait chez moi l’idée de comprendre ce qu’étaient toutes ces photos, dans quel ordre elles avaient été prises. J’ai un dossier entier qui reconstitue le voyage de mon père en Amérique latine, où il a rejoint la diplomatie du premier gouvernement de Gaulle. Je reconstituais le trajet de mon père à travers ses photos et en même temps rassemblais celles de Germaine Krull qui, elles, racontaient une histoire.
Elles constituaient un ensemble. En rangeant aussi les papiers de mon père, je suis tombé sur le texte « Sur un cargo » et l’autre, « Mes amis les forçats ». Jamais mon père ne m’en avait parlé. Et là, j’ai compris que les textes de mon père allaient avec les photos de Germaine Krull.
Ma théorie, aujourd’hui, c’est que la raison pour laquelle mon père avait en sa possession les photos de Germaine, y compris celles de Cayenne qu’elle dit avoir détruites, c’est qu’ils avaient l’un et l’autre le projet de publier des reportages. Et qu’ils s’étaient partagé le projet : mon père allait faire un texte sur la traversée en bateau, alors que Germaine allait, elle, faire un reportage essentiellement centré sur le Lazaret.
Il y a deux textes sur le bagne de Cayenne, celui de votre père et celui de Germaine Krull…
Olivier Assayas — Cela explique que mon père ait eu les photos du bagne, alors que Germaine Krull les avoir détruites. On ne saura jamais si c’est vrai.
Adrien, en quoi cette traversée vous a-t-elle donné envie de lui consacrer un livre ?
Adrien Bosc — Cette traversée, au mitan du siècle, est très importante : elle reste mythique, parce que se trouve à bord une concentration inédite de personnalités qui, d’une part, le deviendront plus tard, alors que d’autres sont en train de basculer, car la guerre va tout changer pour eux. Et puis je m’intéressais au Marseille des années 1940. S’y trouve une population acculée dans le port.
Il n’y a que deux possibilités : une voie de terre vers l’Espagne et les ports portugais, ou une voie de mer à Marseille avec toutes les difficultés pour embarquer. Il n’y a que deux photos prises sur le pont du Capitaine-Paul-Lemerle.
Ce sont des photos de groupe prises par des anonymes où l’on peut voir Victor Serge et la femme de Breton. Je suis parti de cette photo, sans doute prise au tout début de la traversée. Et après, on n’a rien, juste des récits fragmentaires. Dans Constellation, mon livre précédent, comme dans Capitaine, je voulais aller à rebours dans le siècle, que ces traversées soient à chaque fois un précipité de l’époque.
Comment avez-vous compris qu’Olivier Assayas menait parallèlement son enquête sur cette même traversée ?
Adrien Bosc — Quand j’ai lu les mémoires de Germaine Krull, La vie mène la danse, j’ai découvert qu’elle avait fait des photos et disait les avoir toutes détruites. Je l’ai prise au pied de la lettre, pensant qu’elle avait vraiment tout détruit. Et je n’avais pas vraiment fait de recherches à propos de Jacques Rémy. En le googlant à nouveau, je suis tombé sur l’extrait d’un entretien avec Olivier où il en parle.
Olivier, que vous a apporté Adrien que vous ne saviez pas ?
Olivier Assayas — C’était énorme, car il avait écrit tout un livre, alors que moi je n’avais essayé que de remettre les photos dans une chronologie. Beaucoup des documents sont antidatés, il m’a aidé à avoir toutes ces dates, etc. Adrien reconnaissait plein de choses, les lieux, les temps, il éclairait et tout se mettait à faire sens.
Parallèlement au livre d’Adrien, j’ai aussi lu celui d’Eric Jennings, un spécialiste de la France libre. J’ai compris quelque chose de nouveau sur la filière Marseille-Martinique. Conserver le lien entre la Martinique et la métropole était un enjeu car Vichy était terrorisé à l’idée que les Américains prennent la Martinique.
Du coup, les derniers bateaux qui pouvaient quitter la France étaient sur une ligne qui allait de France en France, c’est-à-dire de Marseille à la Martinique, et de là à Cayenne, la Guyane française. Adrien a donné un sens à ce que j’avais fait. Sans le savoir, je faisais quelque chose d’important sur la mémoire de mon père et celle de Germaine Krull.
Germaine Krull écrit ce texte terrifiant sur les bagnards à Cayenne (La Guyane française – le bagne de France) et, en même temps, elle dit qu’elle a détruit les photos prises, pour qu’une telle honte ne retombe pas sur un pays… Vous comprenez ce geste ?
Olivier Assayas — Je pense que c’est peut-être plus compliqué que ça. Si elle les avait détruites, elle n’aurait pas écrit le texte. Il est fait pour être publié. Les bagnards étaient dans un état de misère terrible du fait de la guerre, ils étaient abandonnés là-bas. Mais qu’un artiste puisse avoir envie de détruire son œuvre, je peux le comprendre, surtout dans ce contexte.
Ce que j’ai envie d’ajouter, et qui est troublant, ce n’est pas que Germaine Krull ait cessé d’être photographe après guerre, c’est qu’elle a très certainement été moins photographe après. D’une certaine façon, ce texte sur le bagne à Cayenne est son dernier reportage.
Adrien Bosc — Pendant la guerre elle va créer le service photo de la France libre. Mais avant, elle avait beaucoup publié, inventé un genre, le roman-photo avec Simenon, et sa série photographique « Mes Fers » est d’une modernité incroyable. Cette traversée est le passage d’un monde à l’autre. La guerre va être une rupture pour tous, comme un monde inversé : c’est après-guerre que Lévi-Strauss va devenir le Lévi-Strauss que l’on connaît, et Breton ne sera plus jamais ce qu’il a été.
Et vous, Adrien, qu’est-ce que cela vous a apporté de voir les photos qu’avait Olivier ?
Adrien Bosc — Mon livre était terminé, il y avait un risque à voir les photos à ce stade, le risque de tout vouloir récrire. Je vais au rendez-vous, je vois les photos, et j’en suis troublé. Très vite je suis obsédé par ce que disait Barthes sur la photo, que ce sont « les yeux qui ont vu l’Empereur »…
Là, ce sont les yeux qui ont vu Breton, qui ont vu les cales du bateau, qui ont vu la fête de Neptune organisée sur le bateau, dont je n’avais vu aucune image. J’avais fini par me persuader que c’était une fiction… et là, d’un coup, je vois la fête !
“Pour moi, il s’agissait d’abord d’élucider des choses qui avaient à voir avec la vie de mon père” Olivier Assayas
On sent chez vous deux une émotion très forte autour de ces photos…
Olivier Assayas — Il y a un moment où ça devient un livre, une histoire, mais pour moi il s’agissait d’abord d’élucider des choses qui avaient à voir avec la vie de mon père, avec une époque dont il ne m’avait pas parlé. Je voulais comprendre le jeune homme qu’il avait été, comment il avait pu fuir la France.
Et c’est aussi le souvenir de Germaine Krull, pour qui j’avais de l’affection et de l’admiration. Elle était très gentille avec moi, bienveillante, chaleureuse, je lui dois de m’avoir introduit auprès de Marie Merson qui s’occupait de la Cinémathèque, où je me suis retrouvé en stage.
Ce que j’essaie de raconter, c’est qu’elle représentait une part du passé de mon père qui m’était totalement inconnue, incompréhensible. Que j’ai reconstituée. J’ai retrouvé un texte où Germaine Krull raconte les premiers jours à Rio avec mon père : ce texte inédit m’a permis de découvrir mon père découvrant le Brésil avec elle.
Vos derniers films, comme Sils Maria et Personal Shopper, mettent en scène des présences invisibles, des fantômes. Est-ce dû à ces photos, au mystère de la vie de votre père ?
Olivier Assayas — J’ai toujours le sentiment qu’il n’y a pas beaucoup d’espace entre les fictions que l’on raconte et la vie que l’on mène. Ce que l’existence de ce livre me permet d’élucider aussi, c’est la façon dont j’ai moi-même grandi avec des fantômes. Mes deux parents étaient des émigrés qui ont vécu des vies assez aventureuses l’un et l’autre. Ma mère était une réfugiée hongroise, qui avait vécu dans un monde encore très proustien… un monde perdu, détruit, inaccessible.
Mon père a été un jeune antifasciste à Milan, et il fut l’assistant de Max Ophüls, puis il y a eu le cinéma, la France libre en Amérique latine… et moi, j’ai grandi dans une maison de campagne au milieu de nulle part, où le passé était comme un monde de fiction absolu, incompréhensible, indéchiffrable, et dont eux-mêmes parlaient assez peu. Une atmosphère très propice au rêve.
Et puis, quand au dos d’une des photos prises sur le bateau, je vois parmi la liste de noms celui d’un certain Jean de Bravoura, cela me fait penser à Modiano. Je pense d’ailleurs que ses parents avaient le même genre d’amis bizarres que les miens. Jean de Bravoura a fait les décors d’un film de mon père en Argentine. Dans le texte « Rio de Janeiro » de Germaine Krull, elle dit qu’après le départ de mon père elle tombe sur Jean de Bravoura en train de fricoter avec Vichy.
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Et vous Adrien, les fantômes ?
Adrien Bosc — Olivier a dit quelque chose qui me parle fortement : le peu de distance entre la fiction et la réalité. Mais je parlerais aussi du peu de distance qui sépare le passé du présent. C’est la croyance parfois que les morts sont plus vivants que les vivants. En travaillant sur ces personnages, j’ai ressenti comme des affinités électives.
Ils étaient très présents, ils m’accompagnaient. A force de les connaître, je les aime de plus en plus. Jusqu’à un point un peu ridicule où j’ai la tentation de les nommer par leurs prénoms.
Olivier Assayas — Alors que pour moi, grâce au processus de l’écriture de ce livre, ça a été l’inverse : j’ai dû faire un effort pour dire « Germaine Krull » et non pas « Germaine ». C’est comme si je l’avais à la fois connue et ratée. Comme si j’avais raté quelque chose qui m’importait artistiquement – et, de fait, son œuvre m’importe esthétiquement.
Comme si je lui devais quelque chose. Ce livre est une façon de lui rendre hommage en construisant avec elle le rapport que je n’ai pas pu avoir enfant.
Livre “Un voyage, Marseille-Rio 1941”, textes et photographies de Germaine Krull et Jacques Rémy, édition présentée par Olivier Assayas et Adrien Bosc (Stock) 287 p., 24,50 €. En librairie le 19 juin
Exposition “Germaine Krull & Jacques Rémy, Un voyage, Marseille-Rio 1941”, du 1er juillet au 22 septembre, Rencontres photographiques d’Arles
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