Dans la saison deux de « Stranger Things », l’adolescence frappe à la porte pour les quatre jeunes héros, modifiant leur rapport au monde. L’appréhension de la sexualité et la peur du féminin, à commencer par le corps des femmes, ses organes, ses sécrétions, prennent place au cœur de cette nouvelle saison.
La première saison de Stranger Things mettait en scène les soubresauts de la petite ville de Hawkins envahie par la présence d’une force maléfique entrainant la mort de l’adolescente Barbara, la traversée horrifique du jeune Will dans le « monde à l’envers » et l’arrivée de Eleven, une sorte de cyborg sauveuse à la tête rasée. Tous étaient devenus cultes.
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Une entrée horrifique dans la sexualité
Presque un an après les évènements, la saison deux explore le retour de Will à la maison, tel Ulysse. Avec sa bande d’amis, ils entrent au collège, dans la cour des grands. La mue vers l’adolescence n’a pas encore eu lieu, mais elle frappe à la porte, palpite. Les quatre garçons se retrouvent dans cet entre-deux où les voix restent dans les aigus, les corps retiennent encore cette fragilité enfantine, les visages perdent de leur rondeur mais l’attirance pour l’autre sexe devient prégnante, comme si les hormones gouvernaient leur monde.
Cette saison deux est donc celle de l’entrée dans la sexualité. La découverte du corps, comme lieu du désir de l’autre, se manifeste d’abord de manière extrêmement violente. Will replonge dans le monde à l’envers après une pénétration forcée. Une incarnation du mal -symbolisée par une fumée noire- s’empare de lui en rentrant dans son corps par tous les trous. Une scène d’horreur devant laquelle la mère de Will, Joyce (Winona Ryder), demeure impuissante. Le corps maternel, qui protégeaient leurs fils dans la saison une (et qui se terminait sur l’image de Joyce tenant Will telle la Pietà et Karen prenant Mike dans ses bras), n’agit plus comme bouclier réconfortant. La découverte de la sexualité se fait ailleurs. Seul, ou plutôt à deux. Deux jeunes filles viennent troubler l’équilibre de la bande de garçons : Eleven sortant de sa cachette (une cabane où un officier de police essayait de la murer pour la protéger) avec l’obsession de retrouver Mike, qu’elle avait embrassé dans la première saison, et Maxine -une nouvelle au collège, rebelle et rousse.
Costumes sexués
Maxine est d’abord présentée comme un garçon, son nom est raccourci à Max, elle joue aux jeux vidéo et se déplace en skate mais elle fait tout de suite de l’effet à deux des garçons de la bande qui veulent qu’elle rejoigne leur club. Au moment d’Halloween, les quatre boys revêtent leurs costumes de Ghostbusters et proposent à Max de venir « trick or treating » avec eux. Elle les surprend, déguisée avec un masque et agitant un couteau. Lorsqu’ils hurlent, elle enlève son masque en riant et leur balance qu’ils « crient comme des petites filles ». Par ses attributs masculins, Max peut faire partie du groupe, cependant son sexe l’empêche de l’intégrer réellement. Pas de combinaison de Ghostbuster pour elle. Comme pour signifier que le féminin reste forcément l’autre, mais aussi qu’en 1984, le reboot 100% femme n’existait pas au cinéma. Impossible donc d’imaginer une femme comme cinquième chasseur de fantôme.
En se focalisant sur l’entrée dans la sexualité des jeunes héros et des héroïnes, les frères Duffer, créateurs de la série, renforcent l’idée que la différence des sexes transforme les rapports sociaux. Max et Eleven jouent avec la frontière entre le genre masculin et féminin physiquement et dans leurs attitudes. Cependant, leur sexe les inscrit forcément dans un rapport de séduction avec leurs homologues masculins.
L’utérus, zone d’anxiété
C’est justement l’anxiété autour du corps féminin, qui entre dans la puberté, que cette saison deux de Strangers Things met en scène de manière symbolique et littérale. Dans l’ouverture de l’épisode deux, sous forme de flashback, Eleven est perdue dans le monde à l’envers. Elle aperçoit une béance. Elle y plonge d’abord une main et observe la substance visqueuse qui s’y colle. Puis elle fait glisser cette matière humide et gluante entre ses doigts, comme si elle découvrait ses premières pertes vaginales, avant de plonger dans ce trou et d’en briser la membrane, sorte de placenta, pour arriver dans « le monde réel ».
Le monde à l’envers de cette deuxième saison reprend les codes visuels d’un monde utérin. Le long tunnel, dans lequel se perdent les personnages, ressemble à l’intérieur d’un vagin : des parois épaisses et granuleuses enduites d’un liquide visqueux, comme étaient figurées les muqueuses dans les documentaires scientifiques angoissants qu’on nous montrait en cours de SVT sur la conception d’un enfant. Stranger Things reprend le langage visuel des films d’horreur qui placent l’épouvante dans la représentation du féminin. Comme l’a démontré l’universitaire Barbara Creed, dans son ouvrage séminal The Monstrous Feminine, Alien, L’Exorciste, Chromosome 3, Les Prédateurs ont tous exploré les peurs de la castration, de la femme vampire, de la mère archaïque pour invoquer l’anxiété des spectateurs.trices. Ou encore Carrie, où les menstruations sont liées à un pouvoir féminin magique qui associent la femme à la figure de la sorcière. La fonction reproductrice marque Carrie comme étant monstrueuse. Dans Stranger Things, Eleven saigne du nez dès qu’elle utilise ses pouvoirs. Mais son sang, pour l’instant, n’indique pas son entrée dans la reproduction. Elle n’est donc pas encore une sorcière.
L’aspiration dans le féminin
Dans cette saison deux, c’est la peur du corps féminin- prêt à dévorer- qui est mis en scène. Les personnages masculins se font littéralement aspirer dans univers utérin. Les hommes sont d’ailleurs les seuls à explorer ces tunnels sous-terrain et s’y perdent même quand ils revêtent leurs combinaisons d’astronautes. Comme si le danger de ce qui passe derrière cette béance les attirait irrésistiblement. Une attraction fatale. Ce dédale muqueux est régit par un monstre, dont le dessin de Will- qui essaye de le représenter- laisse apercevoir les longues tentacules noires, telles les pattes d’une araignée ou les serpents s’agitant sur la tête de la Méduse dans le tableau du Caravage. Freud, dans son essai La Tête de Méduse, associe la décapitation de la tête de la Gorgone- qui transforme les hommes en pierre- à l’angoisse de la castration du petit garçon lorsqu’il voit le sexe de sa mère, et l’effroi qui s’en suit et le paralyse.
Barbara Creed explique que les serpents sifflants, avec leurs bouches ouvertes, sur la tête de la Méduse, elle-même représentée les lèvres écartées, fait appel à l’imaginaire du vagina dentata, du vagin denté. D’ailleurs, les enfants de Stranger Things donnent le nom « demogorgons » aux soldats du monstre tentaculaire, des figures de chiens à la gueule de plantes carnivores, s’ouvrant comme le gobe-mouche de Vénus, prêtes à arracher la tête des humains. Leurs noms, où l’on entend en écho « Gorgones », portent la peur de la castration. Toute l’horreur de Stranger Things semble partir de la peur du sexe de la mère, du sexe féminin prêt à lacérer les hommes.
L’ultime référence
Le plaisir de la série vient de cette savante dose entre le monstrueux et la distance que provoque le côté vintage. En situant l’action en 1984, l’horreur ne peut pas nous pétrifier, nous transformer en pierre comme la Méduse. Les multiples références à tout un corpus de films cultes fabriquent ce recul. On reconnaît les images de Spielberg, les références aux Goonies, cela donne un côté doudou à la série, l’inquiétant devient familier. Cette inquiétante étrangeté est aussi provoquée par toutes les scènes dans le labyrinthe utérin. Cette dualité de ce qui est à la fois effrayant et connu, Freud le rattache à la peur de la castration : « Des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant ». Derrière les rêves d’enfants se glissent les peurs archaïques qui sommeillent chez les petits garçons.
En 1986 est sorti un film qui se délectait de cette inquiétante étrangeté : Blue Velvet de David Lynch. Au milieu du récit, le cinéaste mettait en scène la peur de la castration : l’intrigante Dorothy dans sa robe en velours bleu et dans un salon tapissé de rose, comme une cave utérine, menace d’abord Jeffrey (le jeune Kyle McLachlan) avec un énorme couteau puis commence une fellation, avant d’être interrompue par un homme qui frappe à la porte. Comme un petit garçon, caché dans un placard, Jeffrey regarde la scène par les persiennes et observe l’homme qui demande à voir le sexe de Dorothy. Une scène de sexe brutale s’en suit. Lorsque Jeffrey rentre chez lui, juste après, et qu’il s’allonge dans sa chambre, on aperçoit un dentier bizarre qui pend de son mur comme une œuvre d’art, une forme de vagina dentata, rappelant la bouche ouverte de Dorothy lorsqu’elle était pénétrée.
La séquence de Blue Velvet incarne cette plongée dans la représentation du sexe féminin comme un moment de fascination et d’horreur. Une référence peut-être en sous-texte de cette saison 2 de Stranger Things. Comme si Lynch était la pièce du puzzle manquante de la série hommage aux génies des années 80. En se frottant aux obsessions lynchéennes, cette saison bascule elle-aussi du côté des adultes.
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