Alain Mabanckou et Léonora Miano sont parmi les écrivains africains à s’être imposés sur la scène littéraire hexagonale. Alors que paraissent leurs livres, conversation sur leur approche de la langue française, l’africanité et la réinvention du roman.
Collège de France, 17 mars 2016. Il monte sur l’estrade, commence par confesser, en un sourire charmeur, la pression qu’il ressent, puis se lance dans son discours : “Mesdames et messieurs, dès 1916, on commença à diffuser dans ce pays l’allégorie de ‘Banania’, fixant une image coloniale éternelle de l’homme noir…” Alain Mabanckou prononce sa leçon inaugurale.
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Le moment est historique. L’auteur d’origine congolaise est le premier écrivain invité à la prestigieuse chaire de création artistique, allouée jusqu’ici à des plasticiens, musiciens, etc. Dans son nouveau livre, l’écrivain part à la recherche du français tel qu’il se parle du Caire à Port-au-Prince. Une odyssée littéraire à travers le monde et un plaidoyer magnifique pour la littérature “d’expression française” comme il l’appelle (plus que “francophone”).
Dans chaque chapitre, Mabanckou rencontre un auteur emblématique du pays qu’il accoste. Si Léonora Miano, qui vit en France, n’y figure pas, on sait l’estime dans laquelle il tient cette romancière emblématique d’une nouvelle génération “afropéaniste”, à cheval entre l’Afrique et l’Europe. Autre pépite de cette rentrée, son Crépuscule du tourment est un grand roman polyphonique où s’entremêlent des voix de femmes liées au même homme : mère, sœur, épouse, maîtresse.
Quand on appelle leur éditeur, Grasset, pour organiser cette rencontre entre leurs deux auteurs, l’attachée de presse nous transmet un souhait exprimé par Miano : ne pas parler politique. En 2009, en plein débat sur l’identité nationale, L’Express interviewait les deux écrivains… sans évoquer leurs livres. Or le franc-parler qui les caractérise n’est que leur plus petit dénominateur commun.
Ayant l’un comme l’autre commencé par écrire de la poésie, ils partagent une sensibilité particulière, cette façon de faire passer l’émotion des personnages au premier plan devant l’intrigue, par leur voix, leur verve, leur humanité. Un travail sur la langue qui, au-delà de la “créolisation” chère à Edouard Glissant, ouvre une nouvelle brèche en allant plonger dans un troisième continent littéraire : les Etats-Unis.
Léonora Miano, Alain Mabanckou, plusieurs choses vous rapprochent et tout d’abord votre style. Vos romans sont très poétiques : tout passe par la voix, à laquelle vous accordez beaucoup d’importance.
Léonora Miano – J’avais envie d’écrire un roman qui s’entende autant qu’il se lise. Pour le faire entendre, il fallait avoir des personnages qui utilisent leur voix, des monologues intérieurs. J’ai beaucoup entendu le texte, je l’ai moins pensé que mes livres précédents, ce qui le rend peut-être plus accessible.
Alain Mabanckou – Ce qui importe dans le roman, ce n’est pas tant la description des personnages que la façon dont ces personnages vont se distinguer par leur voix. Dans le dernier roman de Léonora, que je trouve très beau, vous avez ces éléments qui donnent une dimension très poétique, l’évocation de ces playlists à la fin (des listes de chansons écoutées par tel ou tel personnage – ndlr). Il n’est pas facile de gérer une multitude de voix dans un roman. On peut gérer les différentes couleurs des costumes que portent les personnages, mais la voix, qui n’est pas visible, c’est une autre paire de manches. C’est peut-être là, justement, que se juge l’acuité, la finesse d’un écrivain.
Alain, vous écrivez dans votre dernier livre, en citant Jean-Baptiste Matingou : “La poésie est l’écho du langage du monde.”
Alain Mabanckou – La poésie, à mon humble avis, a pour vocation de libérer tandis que le roman a celle de réinventer, refuser la réalité qui est en face de nous afin de proposer un monde. La poésie est une concordance d’émotions dans l’urgence, dans l’instantané. Ce que Robert Doisneau appelait “le moment instantané même”. Si vous retravaillez trop en poésie, vous perdez ce côté instinctif, émotionnel, tandis que quand j’écris un roman, je peux bouleverser les choses, changer les chapitres, les personnages…
Léonora Miano – Je ne fais jamais cela. J’écris toujours les romans dans un ordre chronologique, comme je les ai pensés. Je corrige beaucoup mais je ne restructure pas.
Alain, vous dites aimer les écrivains qui, comme Léonora, “ne démontrent pas mais inspirent”.
Alain Mabanckou – Quand on écrit un roman, on ne se dit pas “je vais défendre une thèse”. On est possédé par son histoire, on a une multitude de voix, une multitude d’univers. Sa sensibilité va faire qu’on peut prendre une voix plus poétique ou une voix plus prosaïque. Les grands romans que j’ai aimés sont tous portés par un souffle poétique. Il faut, quand je lis un roman, que je sente que c’est en train de questionner ma propre condition d’être humain par une sensibilité qui est inspirée.
Un autre élément qui vous rapproche est les Etats-Unis : Léonora, vos romans sont nourris de culture américaine, Alain, vous vivez à Los Angeles depuis dix ans.
Léonora Miano – Je suis angliciste de formation. A 18 ans, je découvrais la littérature du sud des Etats-Unis, Faulkner, Steinbeck, O’Connor. J’ai aussi beaucoup lu les auteurs afro-américains et caribéens de langue anglaise. Comme auteur, on est influencé par ses lectures, malgré soi d’ailleurs : ça ne dépend pas de nous, ça s’insinue. On est traversé par les textes, habité par différentes voix. On écrit dans l’écho de ces voix.
Alain Mabanckou – Je crois que c’est Danny (Laferrière – ndlr) qui dit que le lecteur prend la nationalité de l’écrivain qu’il est en train de lire. Nous, jeunes Africains, quand on lisait Proust ou Gide, on les imaginait dans une bourgeoisie qui nous semblait plutôt tropicale. Le monde d’aujourd’hui nous incite à inscrire la dimension même de l’ouverture dans notre création, ça donne la possibilité à la littérature d’incarner une fraternité ou même une complicité. Je peux être en discussion avec un auteur bengali, je ne comprends pas ce qu’il dit mais quand il est inspiré, nous avons la même turbulence intérieure lorsque nous écrivons. Ce sont les angoisses et les souffrances de l’écrivain.
Léonora Miano – C’est exactement ça, les angoisses et les souffrances de l’écrivain, et puis des hommes en général. C’est ça qu’il y a dans les textes, ce qui leur permet d’échapper à leur espace de référence. Qu’est-ce qui fait qu’on puisse lire Dostoïevski ou Tchekhov en Afrique ? On s’identifie à l’humanité des personnages. Même si l’on ne connaît pas leur pays, dans ce pays il y a des choses qui ressemblent au nôtre : la terre, les arbres, un espace humain dans lequel on peut se projeter, des sentiments et des émotions qu’on connaît et qu’on comprend, toujours.
A contrario, vous déplorez tous deux une vision caricaturale qu’on aurait parfois en France de la francophonie, reliée à un aspect colonial…
Alain Mabanckou – A une époque, on m’invitait dans les salons en disant : “Eh bien écoutez, monsieur Mabanckou, cette année c’est l’Afrique qui est l’invitée d’honneur.” Attendez, si c’est l’Europe, je peux aussi être président d’un salon ! Pourquoi canaliser quelqu’un qui, dans ses lectures, est plutôt dans le monde ? C’est le sens du Monde est mon langage : on peut y trouver tant des discussions que j’ai avec des écrivains cubains que français, haïtiens, etc.
Léonora Miano – Peut-être fais-tu aussi référence à ces écrivains qui éprouvent le besoin de se défendre d’être africains, pour exprimer qu’ils sont avant tout des auteurs. On est tous avant tout auteur mais après tout, si c’est confortable pour quelqu’un de dire qu’on est des écrivains africains, ce n’est pas non plus un problème.
Alain Mabanckou – Il y a une certaine singularité de la littérature africaine. La littérature européenne a parfois l’impression d’avoir broyé toutes les thématiques, de faire des livres sans sujet. C’est le moment peut-être de réinventer quelque chose qui puisse donner de la consistance aux textes écrits en français. C’est à nous d’écrire cela, que les gens comprennent que notre littérature n’est pas forcément casanière, colorée ou tropicale. Il n’y a pas plus iconoclaste qu’un écrivain africain qui est fâché. Quand il est fâché, il convoque vraiment les cinq continents, ce que beaucoup d’auteurs français ne peuvent plus faire, en dehors peut-être de Le Clézio, Glissant.
Léonora Miano – Oui, mais Le Clézio, c’est un Européen frelaté, il est un peu mauricien, c’est l’un des nôtres !
Alain Mabanckou – Le Clézio a l’art de faire de l’universel dans quelque chose qui ressemble à une motte de terre. On a l’impression que c’est minuscule, que ça n’a pas d’intérêt, eh bien c’est là que se trouve cette universalité qu’il va chercher à travers les langues disparues, les peuplades menacées, qui ont d’autres formes de littérature. En Europe, on a tendance à imaginer la littérature comme étant la forme écrite mais il y a d’autres formes, certains parlent “d’oraliture”. La puissance de cette littérature, c’est cette lutte interne que ressent l’écrivain entre la rigueur de l’écrit et la liberté qu’offre l’oralité, où se trouve la poésie.
Alain, vous écrivez aussi : “Ne m’énervez pas, sinon je vais m’exprimer en français ! J’ai longtemps cru que le français était une langue de l’emportement, de l’irascibilité, et surtout celle de ceux qui voulaient à tout prix avoir raison.”
Alain Mabanckou – Mon père avait cette manie : dès qu’il s’exprimait en français, c’était pour s’énerver, parce qu’il savait que personne ne pouvait lui répondre. Tout le monde se planquait. Il y a aussi cette particularité de la langue française, la possibilité de tout dire sans rien vouloir signifier. Je peux faire un discours de trente minutes, j’ai bien parlé, c’est beau, les gens acclament mais à la fin, ils se demandent : qu’est-ce qu’il a dit ? Les langues africaines, ayant peu de synonymes, ont recours aux images. Avec les images, on est obligé d’avoir quelque chose qui reste dans l’esprit. Prenez l’expression “on m’a roulé dans la farine”. Mais quelle farine ? De piment ? De maïs ? Moi je dis : “On m’a roulé dans la farine de manioc.” “Farine de manioc”, ça reste dans la tête.
Léonora Miano – Ça pourrait être notre projet : définir une langue qui soit non seulement conforme à nos aspirations mais qui porte aussi nos hybridités, et pas seulement les fantasmes que les autres peuvent avoir. Dans mon africanité, il y a Baldwin, Shakespeare, Wajdi Mouawad, ces choses que je n’aurais jamais pu écrire. Je pense que ce n’est pas le problème des Africains que d’enrichir le français, mais de plier le français à notre sensibilité, de le rendre apte à restituer ce dont nos imaginaires sont porteurs. En ce sens, on est obligé parfois de lui faire un peu violence à cette langue, mais pour son bien, pour qu’elle s’amplifie, pour qu’elle montre vraiment ce qu’elle a dans le ventre.
Alain Mabanckou – Au fond, pour atteindre vraiment son objectif, un écrivain africain devrait avoir pitié de la langue française quand il écrit. “Ma pauvre petite langue, tu portes des habits d’hiver pendant que nous sommes en été, tu n’as pas telle fleur, tu n’as pas telle faune, tu es incapable de symboliser, pourtant tu fais des grandes théories philosophiques dans les salons chic.” Arrive un petit homme de la rue qui porte des haillons et parle avec cette force à défier toute littérature. C’est ce que l’on retrouve chez des jeunes comme Fiston Mwanza Mujila (auteur congolais publié chez Métailié – ndlr). La langue des rues de Brazzaville, Douala, etc. On a l’impression que c’est écrit en français, mais en réalité tout est écrit dans sa langue, il n’y a que les mots qu’il a mis en français. On “ramasse” ainsi les romans en Afrique : il suffit de descendre dans la rue ; ça danse, ça joue, ça rigole. Tout est là.
Léonora Miano – Même pendant la colonisation, ce n’est pas politiquement correct de le dire, les gens vivaient leur vie. S’ils n’aimaient pas la domination, cela ne les empêchait pas d’être séduits par les vêtements ou la langue du dominant. Le type vient nous brutaliser, mais on voit quand même que ses fringues sont chouettes, sa langue poétique. Bien sûr, il a fallu se battre, pourtant on a ri aussi, parce que la vie est une puissance souveraine et qu’elle s’impose dans toutes les situations. C’est également sur cela que nous travaillons, nous écrivains : le fait que la vie s’impose.
Léonora Miano : Crépuscule du tourment (Grasset), 288 pages, 19 €
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Alain Mabanckou : Le monde est mon langage (Grasset), 322 pages, 19 €
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