Pour cet été, nos chroniqueurs vous proposent leurs recommandations de lecture. Parce que l’on ne voyage jamais aussi loin qu’avec l’esprit.
Brève histoire de sept meurtres de Marlon James
(Albin Michel, traduit du jamaïcain par Valérie Malfoy, 864 p., 25 €)
Le 3 décembre 1976, Bob Marley doit donner un concert exceptionnel pour la paix à Kingston, capitale jamaïcaine ravagée par les guerres de gangs. Alors qu’il répète avec les Wailers, une bande de rude boys armés jusqu’aux dents et défoncés jusqu’à la moelle braque sa maison-forteresse et tente d’assassiner le reggaeman iconique. Marley s’en sort avec une balle dans le bras, et montera sur scène le lendemain. A partir de cet épisode de la carrière du Tuff Gong, Marlon James s’interroge : qui a voulu tuer le messie rasta ? Et pourquoi ? L’auteur, nouveau fer de lance de la fiction jamaïcaine, auréolé d’un Booker Prize en 2015, tisse une fresque monumentale. James raconte la violence de la rue et la corruption du pouvoir, le drame du trafic et la complexité des intrigues. Il donne corps – et voix – à près de 75 personnages différents – gangsters et journalistes, agents de la CIA et politicards véreux. La narration glisse d’un protagoniste à l’autre dans un flot bouillonnant de créativité formelle et de liberté syntaxique. Argot du ghetto, parole politique, jargon de flic ou sentences de fantômes, James a calé sa plume sur les rythmes d’une île poudrière qui pulse de fureur, de misère, de plomb et de ganja. Chaud devant ! L. B.
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Les Argonautes de Maggie Nelson
(Editions du Sous-sol, 240 p., 19,50 €)
Peut-on écrire une œuvre philosophique de portée universelle en se concentrant sur le plus personnel, le plus intime de son existence ? Repartant d’une expérience singulière, l’histoire d’amour qu’elle vit avec Harry Dodge, artiste transgenre né dans le corps d’une femme et devenu aujourd’hui un homme, Nelson bouleverse nos conceptions usuelles du genre, de la famille et du sexe dans un récit sensible, tranchant, inspiré. L’auteure puise dans la pensée de Luce Irigaray, Paul B. Preciado, Judith Butler et d’autres théoriciens du queer encore méconnus en France les outils conceptuels qui donnent du sens à son idylle autant que sa grossesse. Y. P.
La Vie princière de Marc Pautrel
(Gallimard, 80 p., 10,50 €)
De la dentelle. C’est le mot qui vient à l’esprit lorsque l’on referme ce court texte où un narrateur décrit un coup de foudre. Il est écrivain, elle est chercheuse, ils participent au même séminaire, parenthèse enchantée de quelques jours loin de la ville et de la vie quotidienne. Eblouissement, hésitations, timidité, tous les états du sentiment amoureux sont décortiqués, avec une délicatesse rare. Auteur discret, Marc Pautrel réussit un exercice d’équilibriste où pas un seul mot n’est de trop. S. T.
A la recherche du temps perdu de Marcel Proust
(Quarto Gallimard, 2408 p., 35 €)
Lire et relire infiniment la Recherche. Comme pour retourner, même quand on y fait ses premiers pas, dans un pays familier, havre plus que monument, pour y vérifier, rassuré, que rien n’a changé en notre absence et que dans les arabesques d’un récit qui n’est qu’une gigantesque digression, papillonne la toute puissance d’une chimère kaléidoscopique. Pour tester aussi, nettement plus en alerte, qu’à chaque nouvelle visite un cambrioleur mental a déplacé discrètement quelques objets, modifié la lumière des phrases, le son des mots, rectifié l’architecture, arrangé autrement les plis et replis. Repartir à la recherche de la Recherche, c’est l’assurance, entre répétitions et différences, qu’en s’y retrouvant, on s’y perd tout à fait. G. L.
Kif de Laurent Chalumeau
(Rivages/Noir, 454 p., 9 €)
Pas de vacances qui vaillent sans ses clubs de province et ses dance-floors moites. Donc bienvenue au Kif, une boîte de nuit cradingue d’une ZAC en Paca où Georges Clounet – mais avec un “e” et un “t”, siouplait –, un ex-CRS plus porté sur le pastis glaçon que sur le Ristretto Nespresso, se retrouve à gérer une clique de salafistes azimutés, financée par un Saoudien dépravé et traqué par une élue FN allumée. Chalumeau mixe la langue d’Audiard à celle de Booba pour signer un western urbain aussi délirant qu’hilarant. On kiffe ! L. B.
Homo sapienne de Niviaq Korneliussen
(La Peuplade, traduit du danois par Inès Jorgensen, validation linguistique à partir du texte original groenlandais par Jean-Michel Huctin, 232 p., 21 €)
Comment vivent les jeunes d’aujourd’hui à Nuuk, la capitale du Groenland ? Portée par un style novateur et percutant, la primo-romancière Niviaq Korneliussen nous met au contact de cinq d’entre eux, entre boîtes de nuit, alcool, université, petits boulots, SMS et mal-être. Dans cette communauté hyperconnectée mais perdue au milieu de nulle part, les questions sur la sexualité en croisent d’autres, plus larges, sur l’identité en général, nationale ou linguistique. S. T.
Altesses d’Eduard von Keyserling
(in Œuvres choisies, Histoires de château, Thésaurus/Actes Sud, traduit de l’allemand par Peter Krauss et Jacqueline Chambon, 896 p., 29 €)
Enfin abondamment traduits, les romans et nouvelles de Keyserling (1855-1918) font office de chaînon manquant dans la littérature germanophone, entre Thomas Mann et Adalbert Stifter. Dans la province prussienne du Kurland (aujourd’hui en Lettonie), Altesses, “roman à châteaux”, décrit les ultimes errements d’une société de hobereaux allemands, avant que les brasiers de l’Europe ne les consument. La mélancolie y est crépusculaire, et le voyeurisme, aveugle. On songe à la peinture impressionniste, on entend la musique de Brahms, on croirait voir les images du Ruban blanc de Michael Haneke. G. L.
Jours barbares de William Finnegan
(Points, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frank Reichert, 600 p., 8,90 €)
La planche sous le bras et la plume en main, William Finnegan nous embarque pour quelques Jours barbares sous les plus beaux tubes de la planète. Le reporter du New Yorker raconte comment il a fait de son obsession de la vague parfaite une véritable philosophie de vie, d’aventures et d’insoumission. Alors on le suit des plages d’Hawaï jusqu’aux grèves d’une Afrique du Sud en plein apartheid où l’eau translucide ne fait rien oublier des atrocités racistes dans lesquelles se noie le pays. Décoiffant ! L. B.
La Ligne d’ombre de Joseph Conrad
(Flammarion/GF, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Naugrette, 196 p., 5,70 €)
Dans une région des mers orientales, Conrad décrit ce qu’il nomme la ligne d’ombre : “Et le temps avance, lui aussi, jusqu’au jour où l’on perçoit devant soi une ligne d’ombre indiquant que l’on doit maintenant laisser aussi la prime jeunesse derrière soi.” Autrement dit : quand cesse-t-on d’être jeune ? Dans ce roman court publié en 1917 pendant qu’en Europe la jeunesse se fait massacrer en masse, Conrad ne gémit pas sur la disparition de son passé mais suggère au contraire que la ligne d’ombre est tout autant une ligne de front qu’une ligne de fuite, un horizon, voire une aurore. G. L.
Autres rivages de Vladimir Nabokov
(Folio, traduit de l’anglais par Yvonne Davet, 416 p., 9,90 €)
Lettres à Véra de Vladimir Nabokov
(Fayard, traduit du russe et de l’anglais par Laure Troubetzkoy, 856 p., 36 €)
La vraie vacance est mentale, on le sait, et rien de mieux pour le repos de la tête que de partir loin – non pas géographiquement, mais temporellement. Non pas pour “s’évader”, ce cliché lié à la lecture, mais pour visiter le mental d’un autre, voir les images magnifiques qu’il a vues. Ces Autres rivages – le titre français des mémoires de Nabokov – sont autant géographiques que temporels : revisiter son passé, c’est visiter la Russie des tsars où il est né et a grandi, puis la Hollande, Berlin, Londres, Paris dans la plus grande dèche, et enfin monter à bord du paquebot qui les emmènera, lui et sa jeune épouse, Véra, aux Etats-Unis, les sauvant in extremis du début de la Seconde Guerre mondiale. C’est l’écriture enchanteresse de Nabokov qui nous embarque dans ce voyage mental à travers une enfance engloutie, dont il ne reste rien – les bolcheviques ont tout pris aux Nabokov, famille fortunée de Saint-Pétersbourg, tout détruit, et ont volé, à Vladimir, son enfance… C’est celle-ci qu’il ressuscite sous nos yeux médusés : une cathédrale si loin, si proche. Une enfance dans des propriétés à la campagne ou à Saint-Pétersbourg, entre domestiques et nurses françaises excentriques, ou membres d’une famille tout aussi romanesque où, pourtant, on se retrouve. Et ce choc de la fuite, de la rupture avec la sécurité pour le danger et l’incertitude. D’autant qu’ailleurs la famille Nabokov va assister à la montée du nazisme.
Heureusement, Vladimir s’éprend de Véra. Ensemble, avec leur jeune fils, ils devront fuir une deuxième fois. Il faut lire les pages cruelles que Nabokov consacre à l’exil, au fait d’être un émigré en France, tentant d’obtenir un visa pour les Etats-Unis. Comme il faudrait relire, en parallèle, les Lettres à Véra de Nabokov, parues récemment. Elles s’arrêtent plus ou moins, à quelques courts billets près, à leur arrivée en Amérique. Autres rivages s’achève au moment où ils s’apprêtent à monter dans le paquebot. Celui-ci apparaît au détour d’une rue. Soudain, il prend toute la page, devenant l’horizon. N. K.
Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain
(Tristram souple, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Hoepffner, 448 p., 12,95 €)
Des Aventures de Huckleberry Finn, Hemingway disait : “C’est le meilleur livre que nous ayons. Avant, il n’y avait rien. Depuis, on n’a rien fait d’aussi bien.” Classique des classiques, paru à Londres dès 1884, le chef-d’œuvre de Mark Twain, fausse suite des gentillettes Aventures de Tom Sawyer, déborde du rayon jeunesse dans lequel on l’a longtemps classé. En plus de se lire comme une fascinante épopée initiatique, il est désormais considéré comme l’acte de naissance de l’antiracisme dans la conscience littéraire américaine et comme une révolution dans la littérature anglo-saxonne. Pour la première fois, une narration en “je” donnait voix à un gamin illettré, aux esclaves noirs du sud du pays et aux hobos cradingues du Mississippi. Twain a ainsi introduit le langage parlé dans le roman américain. Mais jusqu’à peu la France n’avait pu profiter véritablement du texte : les traductions étaient adaptées, édulcorées. Mais ça, c’était avant que le regretté Bernard Hoepffner n’en livre une nouvelle traduction. A l’oralité recréée s’ajoutent sous sa plume la fantaisie langagière et l’insoumission grammaticale originelle. Bref, Hoepffner a sévèrement dépoussiéré la fugue fluviale de ce garnement de Huck et de son pote Jim, l’esclave en fuite ; et pas question, dès lors, d’y supprimer le mot “nègre”, comme le voulaient certains éditeurs américains ou certains Etats conservateurs qui ont simplement banni le texte de leurs bibliothèques publiques pour cause d’obscénité. L. B.
Trouville Casino de Christine Montalbetti
(P.O.L, 256 p., 17 €)
Ecrit comme un excellent polar, profond, quasi métaphysique dans ses questionnements, ce livre est aussi l’un des meilleurs exemples de ce que certains appellent désormais “littérature du réel”. En partant d’un fait divers, le braquage du casino de Trouville par un homme de 75 ans, Montalbetti s’interroge sur la “légitimité” de certains crimes. Equilibre délicat entre les faits auxquels elle a eu accès, les différentes versions qui circulent, les hypothèses, et la part d’invention de l’écrivain, ce récit hors du commun imagine les journées ordinaires qui ont conduit à ce geste. Y. P.
Correspondance Albert Camus, Maria Casarès
(Gallimard, 1 312 p., 32,50 €)
Ce fut l’un des événements de l’année littéraire. La publication de ces lettres, folles, sensuelles, tragiques, tendres, spirituelles, entre l’écrivain et l’actrice, fait croire au pouvoir des mots sur les êtres, leur perception enfin juste d’eux-mêmes, par ce jeu de miroirs et d’échanges gratuits qu’on nomme parfois une relation sentimentale. Y. P.
Une forêt de laine et d’acier de Natsu Miyashita
(Stock, traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon, 272 p., 20 €)
Un lycéen pauvre, que la musique bouleverse, devient apprenti chez un accordeur de pianos et doit souvent se rendre auprès de deux adolescentes virtuoses pour s’occuper de leur instrument. Dans ce beau récit initiatique construit sur des sensations, le trouble des premiers émois se mêle à la découverte de la musique. La jeune romancière fait partager l’intériorité de son personnage, autodidacte qui décrit chaque son par des évocations d’atmosphères : “Un parfum de forêt, à la tombée de la nuit.” S. T.
Visions de Gérard de Jack Kerouac
(Folio, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Autret, 192 p., 7,25 €)
Gérard est le prénom du frère aîné de Jack Kerouac, né en 1922 Jean-Louis Duluoz dans une modeste famille américano-canadienne. Gérard Duluoz mourut en juin 1926 à l’âge de 9 ans. En 1963, bien après ses œuvres majeures, Kerouac écrit pour Gérard, par Gérard, et a cette vision : “La seule raison pour laquelle j’ai jamais écrit c’est Gérard, c’est l’idéalisme, c’est Gérard, le héros religieux. Ecrire en honneur de sa mort, comme on dirait écrivez pour l’amour de Dieu.” En découle un saisissant poème en prose tout de lyrisme à fleur de larmes. Sur le bas-côté de la Route, il y avait donc ce frère d’exception qui est tout autant le frangin biologique du narrateur que le camarade idéal, le fantôme bienveillant qui nous tend la main quand on risque, “vagabond solitaire”, de chuter. “Le monde fut son visage, la fleur de son visage, sa pâleur, son corps voûté, la façon qu’il avait de vous briser le cœur, sa sainteté et les leçons de tendresse qu’il me donnait.” G. L.
La Fêlure de Francis Scott Fitzgerald
(Folio, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chénetier, 512 p., 7,25 €)
“Toute vie est bien entendu un processus de démolition”, écrit Fitzgerald dans La Fêlure qui sert de titre générique à un recueil de ses nouvelles tardives (1935-1936). Ce terrible “bien entendu” pourrait encourager une lecture dépressive : faillite de soi, impossibilité d’exister, suicide à petit feu. En français, on dit bien d’un fou qu’il est fêlé. Or, pas du tout. La fêlure est une brèche imperceptible par où souffle le zéphyr d’une utopie allègre qui nous murmure que vivre consiste surtout à démolir ce qui nous empêche de vivre. G. L.
Camille Claudel de Colette Fellous
(Fayard, 240 p., 18 €)
De Camille Claudel, on connaît l’art de la sculpture, la liaison avec Rodin, la vie terminée recluse dans un asile. Colette Fellous s’est plongée dans les archives pour nous faire découvrir tout le reste : ses pensées et son enfance. Sous son regard empathique, un autre personnage se profile, plus complexe, celui d’une femme qu’on a voulu réduire au silence. Et son histoire croise nombre de thématiques chères à la romancière, la relation au frère, le rôle d’une mère dans le début de la vie. S. T.
Ubik de Philip K. Dick
(10/18, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alain Domérieux, 288 p., 7,10 €)
Paru en 1969, Ubik décrit une société future qui semble être notre passé : les années 1990 où règnent manipulations du temps (avec retour à la Seconde Guerre mondiale) et distorsions de l’espace lorsque des engins électroniques, que Dick est au bord de nommer téléphone portable, ordinateur et internet, permettent, don d’Ubikuité, d’être partout à la fois, c’est-à-dire “nulle part en même temps”. Regard visionnaire d’un “décortiqueur de mondes”, Ubik reste une œuvre hurlante d’actualité qui parle d’un futur qui est désormais notre présent : un monde ultracapitaliste dirigé par des chefs d’entreprise monopolistiques. GAFA, dites-vous ? G. L.
Tombée des nues de Violaine Bérot
(Buchet-Chastel, 168 p., 13 €)
Ce pourrait être un fait divers, Violaine Bérot en fait un puzzle. De courts chapitres donnent voix à une communauté montagnarde bouleversée par un déni de grossesse chez un jeune couple d’agriculteurs marginaux. Maintenant que le bébé est là, il faut faire face. Les témoins se succèdent, émus ou scandalisés, et l’auteure nous propose deux parcours de lecture possibles pour son livre. Elle confirme ainsi sa virtuosité littéraire et sa capacité à nous faire entendre ceux que l’on n’entend jamais. S. T.
L’Ile déserte et autres textes de Gilles Deleuze
(Minuit, 416 pages, 25,85 €)
L’été est le moment parfait pour se replonger dans ces textes philosophiques ou littéraires qui requièrent un temps de lecture plus long. Cet ensemble fait partie de ces œuvres publiées à titre posthume qui ont pris autant d’importance que les plus grands livres publiés du vivant de leur auteur. Un recueil d’inédits qui s’ouvre sur des pages splendides, idéales à lire en vacances, retiré du monde actif, et de préférence sur une île. “L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles, écrit Deleuze, reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence.” Y. P.
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