Mage halluciné du cinéma underground, pionnier de l’homo-érotisme, Kenneth Anger a agrandi le cinéma à chacune de ses oeuvres. Une exposition et une invitation à l’Étrange Festival lui rendent hommage.
Ce sont quatorze minutes qui ont changé l’histoire. Plusieurs histoires, même. Celle du cinéma, en proposant une pratique inédite de l’outil cinématographique, en dehors de tout modèle économique répertorié. Celle de la visibilité homosexuelle, à laquelle ce film de 1947 offre un manifeste flamboyant.
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L’homme qui accomplit ce geste absolu de rupture est pourtant à peine sorti de l’adolescence. Il a 20 ans, vient tout juste de quitter le domicile de ses parents pour s’installer à Los Angeles. Il a surtout choisi de changer de nom. Kenneth Anglemyer, fils d’un ingénieur électricien de Santa Monica, enfant choyé de la middle class américaine, se rebaptise Kenneth Anger. Anger, comme la colère. Colère par exemple d’avoir été arrêté quelques mois plus tôt dans une rafle de police pour « racolage » homosexuel. Fireworks s’origine dans cette colère et la transmue en feu d’artifice.
Le film est tourné sans aucun budget, en noir et blanc, avec une caméra 16 mm. L’auteur y accoste des marins en leur demandant du feu de façon provocante et se fait frapper à de multiples reprises. Mais les coups, ralentis, décomposés, prennent l’allure de chorégraphies suaves. Des giclées de lait éjaculatoires dégoulinent sur la peau nue du jeune homme. Sa chair se déchire jusqu’aux entrailles, fouillées par des mains anonymes. La violence des persécutions homophobes est convertie en extase masochiste, où le corps jouit à répétition. C’est la victime désormais qui prend les rênes et métamorphose ses tortionnaires en complices de son exultation.
Ce petit précipité d’insurrection ne connaît évidemment aucune exploitation commerciale, est montré clandestinement, jusqu’à ce que l’éphémère Festival du film maudit de Biarritz le programme à l’été 1949. Jean Cocteau, président du jury, y découvre le film, foudroyé. Le jeune Américain vient à Paris à la rencontre de son illustre admirateur, fait la connaissance de Jean Genet, dont le film unique, Un chant d’amour, tourné en 1950, noue un dialogue érotique et moite avec Fireworks. Anger s’installe provisoirement à Paris, travaille occasionnellement à la Cinémathèque française, avant de retourner en Californie pour tourner une nouvelle oeuvre matrice en 1954, Inauguration of the Pleasure Dome, mascarade incantatoire où des divinités se livrent à des rites orgiaques. La part cérémoniale et liturgique de son cinéma explose désormais dans une débauche de couleurs, de formes et de clignotements stroboscopiques.
Si l’oeuvre d’Anger est prolifique, aucun de ses films ne dure plus de quarante minutes. Beaucoup de projets n’ont pas abouti ou ont disparu (The Love That Whirls aurait été brûlé par les employés du labo qui le développaient et l’avaient jugé trop outrageant ; une adaptation d’Histoire d’O aurait été amorcée, avant d’être abandonnée sans qu’il ne demeure aucune trace avérée des scènes tournées…). Enfin, après avoir achevé en 1980 Lucifer Rising (commencé au début des années 70), Anger cesse de tourner pendant plus de vingt ans. Mais ce qui frappe, surtout, c’est que chacun de ses rares films semble épuiser la forme qu’il invente. Après Fireworks, il ne réinvestit plus jamais cet imaginaire de rencontres masculines nocturnes et de dragues violentes (laissant à d’autres le soin de le décliner à l’envi).
Son film suivant, Puce Moment (1948), fragment de six minutes d’un projet abandonné (Puce Women), s’empare des codes du glamour hollywoodien (une jeune femme endosse des costumes de vamp des années folles et surjoue des poses de diva du muet) et sème les germes de l’outrance kitsch qu’on retrouvera sous des formes luxuriantes chez Fassbinder ou Schroeter vingt-cinq ans plus tard. Mais là encore, six minutes suffisent et il n’y reviendra plus. Près de quinze ans après Fireworks, Scorpio Rising retourne à l’homo-érotisme mais pour en livrer une version radicalement neuve et moderne. L’auteur y documente le quotidien de jeunes bikers de la Côte Est, petits frères boudeurs du Brando de L’Équipée sauvage. Selon une logique d’associations libres, le film alterne ces images en couleur sur des standards pop d’époque et des rushes en noir et blanc d’un vieux film sur la Passion du Christ. Douceur et violence y font jeu égal, tandis que la moto devient le totem d’un imaginaire érotique machinique qui anticipe le Crash de J.G. Ballard.
L’objet de Kenneth Anger n’a guère varié : couler des formes violentes et neuves du désir dans des formes violentes et neuves du cinéma. Mais cette recherche alchimique a toujours veillé à ne jamais prendre deux fois les mêmes sentiers. Alors que le monde des images n’a, lui, cessé de recycler et transformer en procédés les inventions d’Anger. Le cinéma expérimental américain des années 60, bien sûr (Warhol, Morrissey, Jack Smith), mais aussi le cinéma contemporain (à commencer par les films de Lynch), l’art vidéo (celui de Matthew Barney par exemple), ou encore le vidéoclip et la publicité qui ont puisé dans la grammaire chaotique du cinéaste des effets visuels hypnotiques, en les vidant de leur dimension de quête spirituelle.
Aujourd’hui, à 85 ans, Kenneth Anger tourne à nouveau. Il a réalisé ces dernières années plusieurs films, cosignés pour certains par son nouveau comparse, Brian Butler, réalisateur et musicien féru comme lui d’occultisme. En plus d’une carte blanche, L’Étrange Festival lui donne l’occasion de présenter certaines de ses oeuvres récentes lors d’une projection-performance, tandis que la galerie agnès b. propose une exposition de ses travaux. L’oeuvre d’Anger est polymorphe, croise le cinéma et les arts plastiques. Elle n’omet pas non plus la littérature puisque son plus grand succès commercial (peut-être le seul, dans la mesure où l’exploitation de ses films a toujours été hasardeuse) est un livre, publié une première fois en France en 1959, complété et réédité en 1975 : Hollywood Babylone. Le texte est une vénéneuse et délectable anthologie des plus grands scandales d’Hollywood (viols, meurtres, morts violentes, overdoses), illustrée par la collection personnelle des photos de tabloïds de l’auteur. Le cadavre de Marilyn y côtoie le chihuahua éventré de Jayne Mansfield après son accident de voiture. Un peu à la façon de Warhol dans ses crash paintings, Anger dépèce avec voracité l’imagerie hollywoodienne, croise le glamour avec la mort.
On raconte qu’Anger aurait terminé un nouveau volume d’Hollywood Babylone, mais qu’il ne le publierait pas encore parce que ses protagonistes seraient Ron Hubbard (fondateur de l’Église de scientologie) et Tom Cruise. Sans y croire complètement (car l’homme n’en est pas à sa première oeuvre fantôme, annoncée mais n’ayant jamais vu le jour), on savoure déjà cette dernière diablerie.
exposition Kenneth Anger, galerie du Jour agnès b., Paris IVe, du 13 septembre au 3 novembre
carte blanche à Kenneth Anger quatre films choisis et présentés par l’artiste les 7, 8 et 9 septembre, ainsi qu’une soirée de projection et de performance avec Brian Butler, le 8 septembre, dans le cadre de L’Étrange Festival au Forum des images, Paris Ier
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