Avec HX, Cao Fei retrace au Centre Pompidou l’histoire d’un cinéma abandonné, et au-delà celle des mutations d’un quartier de Pékin. Un projet artistique ambitieux dans lequel l’artiste, imprégnée de pop culture, scrute les effets de la mondialisation et de la globalisation.
« Le temps guérirait presque toutes les blessures. » La traduction française est claudicante, mais en anglais, la phrase fait slogan. Imprimée en capitales au dos d’une veste de sécurité orange fluo et assortie à un pantalon de jogging trois bandes, on y perçoit machinalement l’indice d’un vestiaire ironico-cool post-Vetements d’une jeunesse globalisée. Il y a de cela, mais forcément, sur le dos d’une artiste qui traite précisément de ces thèmes, de la globalisation effrénée, des codes de la culture pop, des industries culturelles et enfin de la temporalité, celle des récits d’anticipation, on ne peut s’empêcher d’aller creuser le sens de plus près.
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Lorsqu’on rencontre Cao Fei au Centre Pompidou, d’orange fluo vêtue donc, elle s’apprête à inaugurer son exposition solo HX. Née en 1978 à Guanghzou, l’artiste chinoise s’est rapidement imposée comme l’une des artistes les plus en vue du moment. Par sa réception fulgurante dans le monde occidental, c’est également à la lumière de ses œuvres que s’effectue souvent la lecture de celles de la génération suivante d’artistes chinois. L’enthousiasme exponentiel qu’ils génèrent, elle y est pour beaucoup, ayant frayé la voie à la réception d’une scène brûlante.
Une ville, ou plutôt son simulacre
Du haut de sa petite quarantaine, Cao Fei va vite, très vite. Peu d’institutions résistent à son ascension. Le MoMA PS1 à New York, elle y expose en 2016. Puis s’offre le Guggenheim l’an passé. A la Biennale d’art de Venise, elle est une habituée, ayant participé à trois éditions : la 50e, la 52e et la 56e. En France, son exposition, à quelques mois de l’inauguration du Centre Pompidou-Shanghai en novembre, prolonge plusieurs présentations antérieures de son travail dans l’Hexagone. En 2007, elle participait à la Biennale de Lyon avant que le Plateau Frac Ile-de-France n’offre ses espaces. Lorsque la Fondation Louis-Vuitton se penchait sur la scène contemporaine chinoise avec Bentu, impossible de faire l’impasse : elle y était représentée par plusieurs vidéos.
“J’ai commencé à me plonger dans l’histoire de ce quartier, Hongxia. Dans les années 1950, il s’agissait d’un lieu clé du développement électro-technologique”
Jusqu’ici, on avait tendance à voir en Cao Fei l’incarnation d’un certain sinofuturisme séducteur, enveloppant sa critique dans les oripeaux mêmes de ce qu’elle dénonçait. RMB City (2007-2011), son hit, est un projet hébergé sur la plateforme virtuelle Second Life – RMB est l’abréviation de « renminbi » et désigne la monnaie chinoise. C’est là, dans l’apesanteur amniotique de l’utopie dématérialisée, qu’elle édifiera une ville entière. Une ville, ou plutôt son simulacre, où s’agglutinent sur une île entourée d’eau les icônes architecturales du boom économique de la Chine nouvelle : l’entrée de la Cité interdite, le stade olympique de Pékin, la CCTV (China Central Television) et, au-dessus, un panda géant.
Elle-même l’anime et l’habite, par l’intermédiaire de son avatar ChinaTracy, au même titre que s’y promènent, et se rencontrent, Mao, Marx, Lao-Tseu ou les Lehman Brothers. Ses projets antérieurs sont empreints de la même texture, qu’elle transforme des ouvriers en danseurs de hip-hop (le film Hip Hop, 2003), documente le quotidien de cosplayers au sein d’un environnement urbain industriel (Cosplayers, 2004) ou éclaire par le film de zombies le malaise des habitants de Pékin (Haze and Fog, 2013).
“Retourner dans le passé pour éclairer le présent”
Au regard du tournant radical qu’imprime HX à son travail, l’anecdotique phrase de sa veste résonne d’autant plus violemment. HX, en effet, abandonne la fiction pour l’histoire. Le futur pour le passé. « Fin 2016, mon atelier à Pékin a été détruit. Lorsque je me suis mise à la recherche d’un nouvel espace dans la ville, je suis tombée sur un ancien cinéma hors d’usage. C’était un espace de rêve. Il était vide, promis lui aussi à la démolition. J’ai voulu saisir cette opportunité et m’y suis installée, raconte-t-elle. J’ai commencé à me plonger dans l’histoire de ce quartier, Hongxia. Dans les années 1950, il s’agissait d’un lieu clé du développement électro-technologique. Près du cinéma se trouvait également l’usine où a été fabriqué le premier ordinateur du pays. Peu à peu, le projet a pris forme : je voulais cette fois-ci retourner dans le passé pour éclairer le présent, et aider à l’imagination du futur. »
Présenté pour la première fois, HX, pour Hongxia, est une exposition en deux parties, précise Yung Ma, curateur de l’exposition et conservateur depuis 2016 au Centre Pompidou. « La première est consacrée à la mémoire, à travers des documents, des documentaires et des portraits des résidents qui ont travaillé dans les usines. La seconde, elle, est une reconstruction d’une salle du cinéma où travaille Cao Fei, qui y projettera son nouveau film, Hongxia. Dans cette partie, la temporalité devient plus incertaine. »
“En Chine, il n’y a pas d’études ou de musées dédiés à cette transition technologique. J’ai voulu combler cette lacune”
Au premier abord, difficile de retrouver la patte Cao Fei. L’exposition s’ouvre sur un display muséal classique : des vitrines, leurs objets sous verre et leurs légendes explicatives. On y trouve divers publications et documents, datant de la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1980 : des revues de science, de radio, un Recueil de poèmes des ouvriers d’usine électronique ou encore les Poèmes choisis du Président Mao produits par l’équipe de la « propagande rouge » de l’usine de tubes électroniques de Beijing.
L’artiste explique : « En Chine, il n’y a pas d’études ou de musées dédiés à cette transition technologique. J’ai voulu combler cette lacune. Ces objets aident également à mieux comprendre la relation qu’entretenait la Chine avec l’URSS. Le premier ordinateur chinois, mis au point en 1959, est né d’un échange de compétences entre deux usines voisines, et à travers elles, entre les savoirs de ces deux pays. A l’époque, la Chine s’était refermée sur elle-même. Or, ce contexte tend un miroir à la situation présente. Huawei, ou d’autres grands groupes actuels, ont aussi dû inventer leurs propres techniques. »
Témoignages d’une utopie numérique
Cao Fei a toujours été attentive aux impasses du développement urbain et à l’aliénation subséquente de l’individu, scrutant tour à tour Canton, Pékin ou leur synthèse virtuelle. HX, insiste-t-elle, ne relève pas plus d’un « protectionnisme » que les précédents projets. Comme eux, il part de son vécu personnel. D’ailleurs, elle tient à le souligner, et le curateur se joint à elle, la préservation du passé est une question à recontextualiser dans le temps. « Depuis les années 1980-90, la Chine est en plein essor économique. Pour cette raison, la croissance et la puissance de l’Etat sont au premier rang des priorités, et l’on accorde moins d’importance au passé durant cette phase. » Au regard d’un projet encapsulé entre deux destructions, celle de l’ancien atelier de l’artiste et celle, programmée, de l’actuel, la réponse a de quoi surprendre.
Cao Fei met en garde contre le politiquement correct sur la toile, en passe de devenir un problème global pour la création artistique
Relative et contextuelle, également, la censure d’un pays qui, à l’approche du trentième anniversaire des massacres de la place Tiananmen, le 4 juin 1989, vient désormais de verrouiller l’accès à Wikipédia, non plus seulement à sa version en mandarin, mais en toutes les langues. « La censure existe en Chine, comme dans tous les pays et sous toutes les gouvernances. Ce qui diffère, c’est le niveau de tolérance. En France ou aux Etats-Unis, les types de censure ne sont pas les mêmes. » Yung Ma rajoute : « En 2017, des œuvres (celles de Huang Yong Ping, Xu Bing et Peng Yu & Sun Yuan) ont été retirées de l’exposition Art and China after 1989 au Guggenheim. Des activistes pour les droits des animaux ont fait pression et obtenu gain de cause.” Cao Fei, elle, met en garde contre le politiquement correct sur la toile, en passe de devenir un problème global pour la création artistique.
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Reste alors ce conditionnel, qui siffle aux oreilles : le temps guérirait tous les maux. Et une interrogation, non résolue : avec l’inexorable progression de la « grande muraille informatique », doublée d’une récente menace d’interdiction du hip-hop à la télévision, faut-il déjà considérer les précédentes œuvres de Cao Fei non seulement comme les chefs-d’œuvre qu’ils sont, mais également comme les témoignages d’une utopie numérique en passe de se réduire comme une peau de chagrin – et ce, également pour les artistes ?
HX de Cao Fei au Centre Pompidou, à Paris, du 6 juin au 26 août
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