Reporter au Monde depuis 2012, autrice du Quai de Ouistreham en 2010, Florence Aubenas publie L’Inconnu de la poste. Une enquête sur un meurtre mystérieux, dont l’acteur Gérald Thomassin a longtemps été accusé, et un récit littéraire, emblématiques du courant de la non-fiction. Elle nous raconte la genèse de ce livre, son goût pour l’investigation et sa recherche d’une écriture au plus près du réel.
9 mars 1991. Dans le Théâtre des Champs-Elysées, parmi un parterre comprenant entre autres stars Gérard Depardieu, Sophia Loren, Vanessa Paradis, Jean Rochefort, Carole Bouquet…, un adolescent en smoking se lève, ivre de joie, et monte sur scène pour recevoir le César du meilleur espoir masculin. Il bafouille quelques mots de remerciement laconiques, mi-titubant, mi-hilare, devant des applaudissements nourris. C’est Gérald Thomassin, 15 ans, héros fébrile d’un très beau film de Jacques Doillon sorti trois mois plus tôt, Le Petit Criminel, et valant à son auteur un de ses plus vifs succès.
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La suite de sa carrière est erratique mais rassemble quand même une vingtaine de films. Jusqu’à ce que le jeune homme, la trentaine passée, soit mêlé à un terrible fait-divers criminel, en 2008. Il est l’un des principaux suspects dans le meurtre par vingt-huit coups de couteau de Catherine Burgod, une employée de la poste de Montréal-la-Cluse, une petite ville dans l’Ain. Il sera incarcéré près de trois ans avant d’être remis en liberté et de disparaître de façon inexpliquée en 2019, alors qu’un faisceau de nouveaux éléments convergeaient pour l’innocenter, l’ADN d’un autre suspect ayant été identifié sur la scène du crime.
Dix ans après l’immense succès du Quai de Ouistreham, récit pour lequel elle s’était glissée durant plusieurs mois dans la peau d’une travailleuse précaire, Florence Aubenas livre un nouveau récit d’enquête en se plongeant dans toutes les ramifications de ce crime irrésolu.
Les lecteur·trices de Libération (où elle exerça de 1986 à 2006), puis de L’Obs et depuis 2012 du Monde connaissaient le très grand talent de reporter et d’enquêtrice de Florence Aubenas. De façon plus frappante encore que Le Quai de Ouistreham, L’Inconnu de la poste met en relief ses qualités d’écrivaine, son sens acéré de la dramaturgie, son impressionnante faculté à dessiner des lignes de vie qui s’entrecroisent et à en faire entendre les plus subtiles palpitations.
Mobilisant toutes les techniques romanesques au profit d’un récit non-fictionnel, elle parvient à figurer plusieurs mondes qui se télescopent (la machine judiciaire, le cinéma français, la France rurale, celle des laissé·es-pour-compte) et fait exister toute une communauté de personnes (on n’ose dire personnages) avec une délicatesse de trait et une profondeur d’incarnation inouïes. Elle nous raconte les années d’immersion dans cette histoire, les centaines d’heures d’interviews et la longue et complexe élaboration de ce livre bouleversant.
En amont de L’Inconnu de la poste, il y a un article pour M le magazine du Monde. Peux-tu nous raconter ta découverte de l’histoire ?
J’étais de permanence au journal Le Monde, comme ça m’arrive régulièrement. Nous avons reçu ce jour-là un appel de Marie de Laubier, ancienne directrice de casting de Jacques Doillon, qui voulait nous alerter. Elle m’a appris que le comédien Gérald Thomassin était accusé de meurtre, qu’elle était persuadée qu’il était innocent. C’était évidemment une intuition pure, liée au fait qu’elle le connaissait : elle n’avait absolument pas mis son nez dans le dossier. C’était en 2014. Gérald Thomassin était arrêté depuis un an. Et le meurtre avait eu lieu en 2008.
Lorsqu’il survient, durant l’été 2008, le meurtre de Catherine Burgod, employée de la poste à Montréal-la-Cluse (Auvergne-Rhône-Alpes), est-il un peu médiatisé ?
Non, pas tellement. Dans la presse régionale, c’est énorme bien sûr. Mais pas au niveau national. A l’époque, je n’en avais pas entendu parler. Lorsque Marie de Laubier m’a appelée, six ans après le meurtre donc, c’était l’été. L’actu était faible. J’ai eu envie d’en savoir plus. Je me suis donc retrouvée dans la cuisine de Marie de Laubier pour qu’elle me parle de Gérald Thomassin. J’avais vu Le Petit Criminel à l’époque, mais je ne me souvenais plus vraiment du comédien, ni qu’il avait obtenu un César pour le film.
Le fait divers m’a intéressée. Et je suis donc partie là-bas pour écrire un article pour Le Monde. Très vite, en me plongeant dans le dossier, j’ai pensé que rien ne l’accusait. J’étais incapable de dire s’il était innocent ou coupable, je ne suis ni magistrat ni juré, mais après trois semaines d’examen du dossier, de discussions avec les avocats, de rencontres sur place, de mon point de vue, il me paraissait clair qu’il n’y avait pas grand-chose dans le dossier. Peu à peu, j’ai été accrochée par le mystère de cette histoire. Et je me suis mise à suivre cette affaire plus que ne l’exigeait mon travail pour Le Monde.
Je me suis retrouvée à passer mes vacances à Montréal-la-Cluse ; je n’avais plus de matière pour écrire des articles car il n’y avait aucun élément nouveau. Assez naturellement, je me suis dit que j’allais écrire un livre. Après plusieurs années d’enquête, j’avais quasiment terminé une première version du livre. Elle se terminait sur la non-résolution de l’affaire, mais ça ne me paraissait pas un problème, on restait sur un mystère. Et là, l’ADN d’une autre personne a été trouvé sur la scène de crime, un nouveau suspect est apparu. J’ai donc dû reprendre toute la fin du livre.
Quand as-tu rencontré Gérald Thomassin ?
Quand il est sorti de taule, au bout de trois ans, en 2016.
Tu étais déjà très avancée dans ton enquête, non ? Tu avais déjà rencontré ses proches…
Oui, très avancée. Je connaissais tout le monde sauf lui. Il est longtemps resté pour moi le centre inconnu de l’histoire. Ce n’est pas la moindre des choses de travailler sur quelqu’un qui est en prison. Je n’ai pas essayé de le rencontrer, car les journalistes obtiennent rarement un droit de visite aux personnes non-jugées. Je n’ai pas cherché non plus à correspondre. J’ai préféré attendre. A sa sortie de prison, je suis allée le voir à l’hôpital psychiatrique. Il recevait des gens là-bas comme s’il était dans son salon.
Pour beaucoup, ça aurait été une situation désespérante, ce passage de la prison à l’HP. Mais tout en lui manifestait qu’il était habitué à ce type de marginalité. Il paraissait à son affaire. Ce qu’il y a de particulier chez Gérald Thomassin, c’est cette façon d’avoir toujours gardé un pied dans la rue et un pied dans le cinéma.
Il a quand même tourné vingt et un films, certes pas toujours des premiers rôles, mais quand même, près d’un par an. Il n’a jamais lâché le cinéma, comme il n’a jamais lâché non plus sa vie d’errance et de marginalité. Doillon décrit très bien sa façon de marcher clopin-clopant, à la Charlot, un pied dans la rue, un pied dans le show-biz. Il n’y a pas tellement d’autres exemples d’acteurs et SDF. En général, on cesse d’être l’un quand on est devenu l’autre. Pas lui.
L’architecture du livre est vraiment très élaborée…
Ah oui, j’en ai bavé ! (rires) Souvent, quand on traite un fait divers, a fortiori en long, on prend souvent un angle spécial. On s’attache au point de vue d’un enquêteur, un flic, un juge, comme un fil rouge, une colonne vertébrale qui donne une cohésion à l’intrigue. Je ne voulais pas de ce procédé.
J’avais envie au contraire d’un point de vue totalement éclaté : celui de la victime, de son père, de Thomassin, de ses amis… Je pensais qu’il fallait une construction très polyphonique pour rendre compte de l’épaisseur de ce mystère. Il n’y a jamais non plus de surplomb de la narration. On ne trouve pas de formule du type “A ce moment-là, elle ne savait pas que sa vie allait basculer”. Toutes les informations sont injectées à partir de celles qu’ont les personnages.
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Cette dimension de focalisation interne devient peu à peu vertigineuse. A mesure qu’il avance, le récit entre dans la tête de tout le monde, s’enfonce dans leurs pensées… Est-ce que pour écrire ces monologues intérieurs, tu t’es autorisée à deviner, donc à inventer, ou toutes ces pensées que tu leur prêtes sont issues d’entretiens préalables ?
Rien n’est inventé ! Il n’y a aucun travail d’imagination. Toutes ces pensées intérieures, ce sont des choses qu’ils m’ont dites.
Le récit comporte tellement de détails qu’on a l’impression qu’ils relèvent d’une écriture romanesque. Par exemple, quand tu décris une virée en boîte de la victime quelques jours avant son assassinat et qu’une jeune fille lui demande de lui laisser de la place sur la piste en lui disant qu’à son âge (40 ans) on ne danse pas comme ça, ce n’est pas inventé.
Ah non, l’une de ses copines me l’a raconté. Je ne m’autoriserais jamais à inventer ces détails. Et encore moins les pensées de gens.
Je pense à un autre détail : le jour du meurtre, tu dis que sur la table de la poste traîne un numéro du magazine Closer avec écrit en couverture “Alice a déjà oublié Mathias”. J’imagine que ça non plus tu ne l’as pas inventé. Mais pourquoi l’as-tu retenu ?
Parce que, à un moment, il faut dire aux gens “c’est vrai”. Et qu’il n’y a pas d’autres moyens de le dire que par le choix des détails. Des détails qui peuvent sembler inutiles, mais par lesquels on sent la vie. Cette couverture de Closer, ça paraît une information inutile, mais elle a un effet d’ancrage dans le réel. En tout cas, c’est ce que je voulais. Le fait que Catherine Burgod lise Closer est une information intéressante. J’aurais pu écrire “un Closer posé sur le guéridon”, mais comme je sais lequel c’était, ça me semble apporter un surcroît de réalité que de l’identifier.
Combien d’heures d’entretiens ont été nécessaires pour écrire le livre ? Globalement et avec Gérald Thomassin ?
Je n’ose même pas le dire. Pour Gérald Thomassin, mon téléphone est rempli de discussions avec lui, de ses messages. Par exemple, le moment de son enfance, lorsqu’il est recueilli par madame Piccolo, qui le maltraite, l’enferme, le nourrit mal, il me l’a raconté pendant plusieurs heures, et ça donne une page dans le livre. Pour le coup, ne pas rentrer dans les détails me semblait important à cet endroit.
“Je ne voulais pas faire appel à l’émotion comme un facteur de décision par rapport à sa culpabilité”
Pourquoi ?
Parce que c’est terrible. J’ai pensé que le moins en disait assez. En disait même plus que de détailler.
Tu craignais l’effet de pathos ?
En tout cas, je ne voulais pas faire appel à l’émotion comme un facteur de décision par rapport à sa culpabilité. Genre “ce pauvre Thomassin ne peut avoir tué” ou “ce pauvre monsieur Burgod [le père de la victime] doit avoir raison car il est si triste”. Une affaire criminelle est toujours très triste. Mais je ne voulais pas que l’émotionnel prenne le dessus.
Les gens de ma génération ont été biberonnés par Le Pull-Over rouge de Gilles Perrault, ce récit du procès et de l’exécution [en 1976] d’un des derniers condamnés à mort en France, Christian Ranucci. Le livre défend la possibilité de l’innocence de Ranucci et est un réquisitoire contre la peine de mort. Je ne voulais pas faire ça, l’examen de l’innocence ou la culpabilité d’un suspect. Je voulais plutôt montrer un ensemble de personnes confrontées à la machine judiciaire.
Pourquoi as-tu choisi de tout raconter au présent ?
C’est une facilité quand on est journaliste d’utiliser le présent. Là, en plus, la construction du livre était faite de plusieurs flashbacks. Utiliser dès le début l’imparfait aurait rendu plus complexe l’enchevêtrement du temps. La construction a vraiment été dure à trouver puisque, régulièrement, des événements venaient relancer l’enquête. J’ai fait quatre ou cinq versions du livre. La première était quatre fois plus touffue et je l’ai ramenée à 250 pages.
Qu’est-ce qui a déterminé la sélection de ce que tu as gardé ?
Ce qui rentrait dans l’histoire facilement. La ville a un fort passé de résistants. Lorsqu’on parle aux gens, ils finissent souvent par évoquer la guerre. Pendant que j’y étais, un musée de la Résistance a été inauguré. J’aurais pu intégrer cette perspective historique, mais j’ai préféré resserrer. J’avais le sentiment que ça emmenait trop loin de l’histoire.
Les écrivains de non-fiction américains procèdent à l’inverse : ils ouvrent chaque tiroir, le vident et font l’inventaire total, exhaustif de ce qu’il contient. Là, on aurait eu un développement sur l’industrie du plastique de A à Z, un long point sur la Résistance à Nantua, le cinéma français… J’adore ça dans les œuvres de Jon Krakauer (Into the Wild), Ted Conover, Gay Talese… J’ai fait le boulot, comme les Américains, mais j’ai ensuite cherché quelque chose de plus tendu.
“Au début, quand une histoire est mystérieuse, on se sent tous détectives”
Cette tension dramatique, cette efficacité dans la conduite du récit, tu l’as apprise où ? Qu’est-ce qui t’inspire dans le roman ?
J’aime beaucoup le roman du XIXe siècle – Balzac, Flaubert, Zola. Je suis sensible aux grands raconteurs. Au XXe siècle, j’adore Simenon.
Qu’est-ce qui te touche chez Simenon ?
La pluie ! (rires) La buée sur les vitres, le rond du verre de vin sur le bar du bistrot… Ce sens du détail extrêmement frappant, dont je me suis probablement inspirée.
C’est Emmanuel Carrère qui a adapté Le Quai de Ouistreham, un de tes précédents livres, dont la sortie au cinéma est prévue en 2021. Ses premiers romans de non-fiction, comme L’Adversaire, ont-ils été importants pour toi ?
Ah oui, bien sûr ! J’aime beaucoup Carrère, et L’Adversaire tout particulièrement. Il fait cependant de la non-fiction d’une façon qui n’est pas du tout la mienne : il s’injecte dans le livre, il met sa vie en parallèle du récit. Au début, quand une histoire est mystérieuse, on se sent tous détectives. Je me suis d’ailleurs surprise à poser la question aux gens du village, comme une imbécile : “Avez-vous une idée de qui ça peut bien être ?” (rires) Mais au bout d’un moment, la recherche de l’assassin était devenue pour moi une problématique parmi d’autres. C’était un drôle de parcours, pour moi aussi.
Si résoudre l’énigme n’était plus le but de ton enquête, quel était-il alors ?
Mon sujet, c’était ça : dans un village, un meurtre a lieu, des mondes différents s’entrechoquent, et une personne désignée comme un étranger se retrouve accusée : Thomassin, un petit Blanc, acteur de cinéma. Le surgissement d’une enquête judiciaire est une dévastation dans la vie de chacun, c’est ça qui m’a intéressée. De même que les passerelles qui existent entre ces gens pourtant si différents – le suicide, par exemple, circule un peu partout.
Il y a un côté fataliste dans la trajectoire de Thomassin : on a le sentiment qu’il aurait pu s’en sortir grâce au cinéma, mais au contraire, ça le tire vers le bas.
C’est fascinant. Il y a cette croyance populaire selon laquelle être casté dans la rue ne peut être qu’une chance. En fait, de Marilyn Monroe à Patrick Dewaere, il y a beaucoup d’acteurs et d’actrices pour qui le monde du cinéma n’a pas été une chance. C’est un monde très violent. Lui, à sa manière, s’en sort : il fait vingt et un films, tout en gardant un pied dans la rue.
Bien sûr, ce n’est pas Alain Delon qui sort du ruisseau ou de la guerre d’Indochine et qui tout à coup devient ce qu’il est, ou Charlot qui a une enfance épouvantable et qui devient Charlie Chaplin. Mais, à sa manière, il a apprivoisé sa situation. Quand il est accusé, Thomassin appelle donc son nouvel agent, à qui il demande de l’aide, pensant que le cinéma va encore une fois le sauver. Mais ce n’est pas le cas.
“L’extrême transparence peut conduire à la totale opacité, j’y crois vraiment”
Au fur et à mesure de l’enquête, les frontières se troublent entre la réalité et la fiction. Aux yeux de la justice, Thomassin est devenu son personnage.
Oui, que ce soit la machine judiciaire ou même ses copains d’ailleurs, qui disent qu’un acteur ment par nature et qu’il peut se dédoubler. Ce glissement du vrai au faux est incroyable, c’est une des choses passionnantes de l’enquête. Même la jeune femme qui tombe amoureuse de lui, et qui promet de ne pas le lâcher, finit par le soupçonner et le quitte. Ces détails racontent la manière dont il est perçu.
A Montréal-la-Cluse, tu dis que tout semble être transparent, que tout le monde se connaît. Et pourtant, quand un meurtre survient, personne ne le voit, tout devient opaque.
L’extrême transparence peut conduire à la totale opacité, j’y crois vraiment. Il y a un test à ce sujet, inventé par une université canadienne de perception cognitive – c’est un flic qui me l’a montré. Il faut regarder une vidéo d’une minute et demie sur internet. Vous voyez deux équipes de trois personnes, avec des T-shirts noirs et des T-shirts blancs, qui se lancent un ballon.
Il faut compter combien de fois l’équipe en blanc se lance le ballon. Pendant ce temps, une femme déguisée en gorille entre, se met au milieu des deux équipes, se frappe la poitrine et repart. Statistiquement, la moitié des gens ne l’ont pas vue ! De même, personne n’a vu le troisième suspect de cette affaire, qui est pourtant entré dans la poste et qui en est ressorti en 2008, le jour du meurtre [son ADN a été découvert en deux endroits de la scène de crime].
Dirais-tu qu’il y a chez toi un désir de littérature ?
Je n’aurais pas cette prétention, mais je fais très attention à la manière dont j’écris. Pour moi, c’est une étape très importante, aussi importante que l’enquête. J’ai par exemple passé un an dans une tour à Nanterre. Je voulais en faire un livre. Mais je n’ai pas trouvé le fil, j’ai échoué. Jamais je n’aurais publié un livre dans ces conditions. J’ai simplement fait une enquête correcte sur une cité.
“Ecrire à la première personne, c’est très envahissant. Ça oriente une histoire”
As-tu lu La Serpe de Philippe Jaenada, cette enquête très riche sur le mystère du triple crime d’Escoire, en Dordogne ?
Oui. J’ai lu avec grand plaisir La Serpe, mais la voiture de location [Jaenada se met en scène partant de Paris pour enquêter dans le Périgord dans une voiture de location], je n’y arrive pas. Mettre “je”, écrire à la première personne, c’est très envahissant. Ça oriente une histoire.
Pour y arriver, il faut une très bonne raison, comme le fait que votre présence change les choses. Par exemple, j’ai écrit Le Quai de Ouistreham à la première personne parce que ça me permet de dire des choses que les femmes de ménage ne pouvaient pas dire vis-à-vis de leur patron. Dans L’Inconnu de la poste, ma présence est nulle et non avenue. Si j’avais pu être encore plus petite souris, je l’aurais été.
Une fois le livre fini, te sens-tu détachée de la vie de ces gens ?
Non, je me sens engagée, car le procès n’a pas eu lieu. Et je me sens d’autant plus engagée qu’aujourd’hui la situation de défiance par rapport à la presse est très particulière. J’ai pris des précautions, mais je me demande toujours si quelqu’un ne va pas me reprocher quelque chose.
“Aujourd’hui encore, des gens dans le village vous disent que c’est son ADN, parce qu’ils l’ont lu, et qu’il n’y a pas eu de démenti”
Cette défiance, je peux la comprendre. La presse a souvent donné le bâton pour se faire battre. Je suis morte de peur, je ne suis pas détachée. Qu’ils critiquent mon travail, ça ne me gênerait pas. Mais que quelqu’un se sente trahi ou mal jugé, ça m’ennuierait.
Tu n’épargnes d’ailleurs pas les journalistes qui ont affirmé de manière erronée que l’ADN de Thomassin avait été retrouvé dans la poste…
Je n’en fais pas toute une histoire, mais c’est très grave dans la construction d’un coupable désigné. Aujourd’hui encore, des gens dans le village vous disent que c’est son ADN, parce qu’ils l’ont lu, et qu’il n’y a pas eu de démenti.
Pour être une bonne enquêtrice, faut-il avoir un côté caméléon, être à l’aise dans tous les milieux ?
Je pense qu’il faut pouvoir s’adapter. Mais les gens ressentent aussi le fait que je suis moi-même : je ne me déguise pas, je ne masque pas ce que je pense. Pour Le Quai de Ouistreham, au moment des élections européennes, aucune femme de ménage n’allait voter. Mais quand elles m’ont posé la question, je leur ai dit que j’allais voter. C’était bien moi, et c’était bien mes amies. La preuve en est que la seule chose que j’aie changée pour faire ce livre, c’est la couleur de mes cheveux, et finalement je l’ai gardée.
Je m’adapte, mais je ne me suis pas bourré la gueule avec Thomassin à son anniversaire. Ça ne me semblerait pas juste, pas honnête. De même, quand je pose une question – elles sont souvent très intimes –, si on me la retourne, je suis capable d’y répondre. D’autant plus qu’aujourd’hui, quand vous arrivez quelque part, vous avez la lampe du commissariat sur la figure. Il faut pouvoir répondre de ce que l’on écrit.
Comment as-tu vécu la disparition de Thomassin, alors que tout indiquait qu’il allait bénéficier d’un non-lieu, finalement prononcé en juillet 2020 ?
Ça a été un choc incroyable. A midi, je l’attendais sur une petite place à Lyon, persuadée qu’il viendrait. La nuit est tombée et, vers 19 h, j’étais sûre qu’il était arrivé quelque chose de grave, qui l’empêchait d’être là. J’ai appelé immédiatement les pompiers, les hôpitaux, la SNCF, la police. Personne n’avait entendu parler de lui. C’était vraiment un moment de panique. Que ce soit son avocat, son frère ou moi, personne n’a pensé qu’il s’était enfui. Ce n’était pas envisageable pour moi, car c’est quelqu’un qui s’ennuie quand il est tout seul. Ce n’est pas quelqu’un qui va prendre la poudre d’escampette et partir sur une île déserte.
Sa disparition n’était donc pas volontaire, selon toi ?
Non, mais c’est subjectif. Cette procédure a duré dix ans, il avait donc dix ans pour disparaître, s’il voulait échapper à la justice. Pourquoi choisir le dernier jour, alors qu’il y a cette confrontation qui, dans son esprit, va lui permettre d’être innocenté ? La veille, il était euphorique. Il ne cessait de me dire au téléphone : “La justice s’est trompée, j’ai fait trois ans de détention, est-ce que je vais être indemnisé de ces trois ans ?” Il se demandait comment il allait dépenser son argent. Il avait des projets. Il disait : “S’il y a un non-lieu, je vais pouvoir refaire du cinéma, je vais pouvoir tourner à nouveau.” Les derniers temps, il était léger.
Le mystère est donc très épais…
Oui, d’autant plus que c’est une disparition avec un black-out total des services judiciaires, ce qui est très rare. L’avocat du frère de Thomassin n’arrive pas à obtenir d’informations du parquet de Nantes. Quand j’appelle en tant que journaliste, le parquet n’a même pas la courtoisie de me répondre, il n’accuse même pas réception, c’est très particulier. Ça rend cette disparition encore plus étrange. Il a disparu, et on ne sait rien de rien. C’est le retour à l’opacité.
L’Inconnu de la poste (Editions de l’Olivier), 240 p., 19 €, en librairie le 11 février
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