Dans sa conférence devant une assemblée de psy, Paul B. Preciado raconte sa transition, réfute le vieux paradigme de la binarité, et en appelle à un bouleversement. Un essai qui ouvre toutes les portes.
“(…) elle semblait vivre, pour l’instant, dans une oscillation perpétuelle ; elle était homme ; elle était femme ; elle connaissait les secrets, partageait les faiblesses des deux camps. C’était un état d’esprit déroutant, avec des sautes à donner le tournis, et aucune des douceurs de l’ignorance.”, écrit Virginia Woolf dans Orlando en 1928. Ce roman où un personnage change de sexe en cours de livre, se retrouve dans ce moment transitoire où il n’habite plus complètement un genre, sans adhérer complètement au suivant ; cet instant où Orlando voit, avec une crudité à lui couper le souffle, sur quelle binarité repose toute une mascarade qu’il avait prise pour vraie. C’est ce moment que Paul B. Preciado semble avoir capturé à travers son corps “en transition” de femme à homme ; Orlando est bien l’un des livres (aux côtés de ceux de Monique Wittig) qui ont participé à la survie de Beatriz Preciado dans sa famille et l’Espagne franquiste, puis de sa réinvention en Paul B. Preciado.
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“Je suis un Orlando dont l’écriture est devenue chimie. Mais je voudrais éviter le récit héroïque de ma transition. Il n’y a rien d’héroïque à cela. Je ne suis pas le loup-garou et n’ai pas l’immortalité d’un vampire. La seule chose qui était héroïque était le désir de vivre, la force avec laquelle le désir de changement se manifestait et se manifeste encore aujourd’hui à travers moi. Loin d’être individuelles, les observations sur mon corps et mes vicissitudes personnelles décrivent des manières politiques de normaliser ou de déconstruire le genre, le sexe et la sexualité, et peuvent donc être intéressantes pour la constitution d’un savoir dissident face aux langages hégémoniques de la psychologie, de la psychanalyse et des neurosciences.”
Un corps politique face à une assemblée de lacaniens
Ce corps “showroom” (comme il le désigne lui-même) politique, c’est face à une assemblée (et sur leur invitation) de psychanalystes lacaniens qu’il s’exprime ; pour Preciado, la psychanalyse est encore l’un de ses bastions reposant sur une épistémologie fondée sur un binarisme à la base de notre société “patriarcale et coloniale”. “Ce n’est pas la transsexualité qui est effrayante et dangereuse, mais le régime de la différence sexuelle.” Beaucoup d’êtres ont souffert sur l’autel de la différence sexuelle, beaucoup de femmes sont mortes. Ce que veut Preciado, c’est l’avènement d’une nouvelle épistémologie, parce que l’épistémologie ancienne (et hélas toujours en cours) s’est avérée, tout simplement, plus mortifère qu’autre chose.
Il écrit : “Mais se situer et vivre en dehors d’un régime épistémique et politique, alors qu’un nouveau cadre cognitif, une nouvelle du vivant, n’a pas encore été reconnue collectivement, est aujourd’hui terriblement difficile : dans ce processus de transition, je ne suis pas parvenu là où je m’étais proposé d’aller. Il n’est pas facile d’inventer une nouvelle langue, d’inventer tous les termes d’une nouvelle grammaire. Il s’agit d’une tâche énorme et collective. Mais quand bien même une seule vie peut sembler insignifiante, personne n’osera dire que l’effort n’en valait pas la peine.”
> > Retrouver Paul B. Preciado dans notre série [Le monde qu’on veut]
Le bonheur à lire Preciado, qu’on ait les outils théoriques ou non pour l’apprécier ou le réfuter, c’est cette seule vie qui, parce qu’elle est si singulière et si juste, pulse derrière chacun de ses mots, et s’adresse directement à l’individu en nous – pas, comme trop souvent, à notre persona. Non, personne n’osera dire que l’effort n’en valait pas la peine, parce que cet effort est, il faut insister là-dessus, généreux.
Une hybridation du réel et du romanesque
A travers la question du genre, ce que Paul B. Preciado n’en finit pas d’interroger, c’est la question de notre liberté. Qui sommes-nous et qui voulons-nous être ? Très loin de se duper lui-même, le philosophe parle de “cage” : est-il seulement passé d’une cage à une autre ? Et si c’était le mot “passer” qui comptait plus que tout ? “Aujourd’hui, je le vois clairement : si je n’avais pas été indifférent au monde ordonné et soi-disant heureux de la norme, si je n’avais pas opté pour ma déviance sexuelle face à votre santé sexuelle, je n’aurais pu m’échapper… ou pour être plus précis, me décoloniser, me désidentifier, me débinariser.”
Il y a quelque chose de profondément romanesque chez Paul B. Preciado ; et parfois l’on se dit, en le lisant, que la figure du “monstre” chez lui repose sur une hybridation réel/romanesque. Il a fait de lui-même une fiction plus vraie que le réel et son cortège d’injonctions : il est parvenu à se réinventer complètement. Et se réinventer, c’est toujours se réécrire, et réécrire sa vie de fond en comble.
Un souffle plus que dissident, révolutionnaire
Les remises en question d’Orlando, dans le roman de Virginia Woolf, excèdent finalement la question des genres ; ce personnage magnifique visite tous les milieux – la poésie, la politique, la bourgeoisie, les nomades bohémiens, etc. – se heurtant à chaque fois à leurs limites en forme de préjugés, de carcan et au final, d’absurde.
Il y a quelque chose de cela chez Preciado, dans ce texte-ci comme dans ses précédents – Manifeste contra-sexuel, Testo Junkie, etc. – il y a ce souffle hyper romanesque et plus que dissident, révolutionnaire au fond, cette façon de ne se reconnaître dans aucun de ces jeux de rôle auxquels l’humanité, dès qu’elle prend le nom présomptueux de civilisation, ou celui, arrogant, de société, nous a obligés de jouer, au risque de nous sacrifier sur l’autel de la fluidité de son propre fonctionnement. Virginia Woolf s’est suicidée, mais Orlando lui a survécu. Aujourd’hui il écrit. Ce n’est pas un monstre qui nous parle. C’est nous-mêmes qui nous parlons enfin.
Je suis un monstre qui vous parle – Rapport pour une académie de psychanalystes (Grasset), 128 p., 9 €. Parution le 10 juin
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