La journaliste Sandra Muller était jugée mercredi 29 mai, à Paris, pour diffamation. La créatrice du hashtag #balancetonporc avait accusé sur Twitter en 2017 l’ex-directeur général de la chaîne Equidia, Eric Brion, de harcèlement sexuel. Le délibéré du jugement a été renvoyé au 25 septembre.
« A un moment donné, passer pour les vilaines sorcières, ça commence à bien faire. » A l’extérieur de la 17e chambre du Tribunal de Paris, mercredi 29 mai, la journaliste Sandra Muller, visiblement un peu éprouvée mais toujours déterminée, commente l’audience qu’elle vient de vivre. Poursuivie pour diffamation par Eric Brion, ex-directeur général de la chaîne Equidia – qu’elle avait nommément accusé de harcèlement sexuel dans un tweet – en octobre 2017, elle ne connaîtra que plus tard la décision du tribunal, laquelle a été mise en délibéré au 25 septembre prochain. Outre la suppression du tweet en question, Eric Brion lui réclame 50 000 euros de dommages et intérêts et 15 000 euros de frais de justice.
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Si ce dernier a largement raconté sa « longue descente aux enfers » depuis la publication de ce tweet, Sandra Muller, elle, a affirmé avoir « poussé un cri de colère sans aucune intention de nuire », et a souligné, une fois l’audience terminée, que ce procès était l’incarnation d’une « inversion des rôles très significative de notre société ». Comprendre : le fait que Sandra Muller serait via ce procès considérée comme le « bourreau » – pour reprendre les termes de son conseil Me François Baroin – alors que c’est elle, qui, à la base, a dénoncé les propos d’Eric Brion.
#Balancetonporc : un hashtag devenu viral
Petit retour en arrière : le 13 octobre 2017, dans le sillage de l’affaire Weinstein – du patronyme d’un puissant producteur américain de cinéma accusé d’agressions sexuelles par une centaine de femmes – Sandra Muller, journaliste de La Lettre de l’audiovisuel, écrit deux tweets et lance un hashtag qui devient vite viral : #balancetonporc.
#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends
— Sandra Muller (@LettreAudio) October 13, 2017
" Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit" Eric Brion ex patron de Équidia #balancetonporc
— Sandra Muller (@LettreAudio) October 13, 2017
Comme avec le hashtag #MeToo, des milliers de femmes s’en saisissent pour dénoncer sur les réseaux sociaux des faits de harcèlement ou d’agressions sexuelles dont elles auraient été victimes. Sandra Muller se voit alors désignée « briseuse de silence » par le prestigieux Time, apparaissant en couverture du magazine en tant que « personnalité de l’année » avec d’autres femmes à l’origine du mouvement #MeToo.
Dans une tribune au Monde, Eric Bion avait demandé en décembre 2017 le « droit à la vérité et à la nuance », tout en admettant avoir « tenu des propos déplacés envers Sandra Muller lors d’un cocktail arrosé très tard dans une soirée [en 2012], à une seule reprise ». Dans ce texte, où il « réitér [ait] ses excuses », il rappelait qu’ils ne travaillaient pas ensemble et interrogeait également le « rapport entre [son] comportement et l’affaire concernant Harvey Weinstein, accusé de viols et de harcèlement sexuel par plusieurs femmes ».
« J’ai été condamné par le buzz »
A la barre, mercredi 25 mai, s’il a reconnu avoir bien prononcé la phrase « Tu es mon type de femme, tu es brune, tu as des gros seins », il assure que, constatant l’attirance non réciproque, il serait parti penaud en lui lançant « C’est dommage, je t’aurais fait jouir toute la nuit » – quand, dans son tweet, Sandra Muller rapporte ces propos : « Je vais te faire jouir toute la nuit. »
D’une petite voix – il contemplera beaucoup ses chaussures pendant le procès, tandis que Sandra Muller, elle, ne lui jettera pas un regard -, rappelant qu’il « s’était excusé dès le lendemain » de cette soirée, il a dénoncé « un autre procès qui s’est tenu sur les réseaux sociaux (…), où il est impossible de se défendre. J’ai été condamné par le buzz ».
Evoquant sa « profonde dépression » et ses difficultés professionnelles, familiales et amicales depuis la publication de ce tweet, il assure être une « victime d’une frappe chirurgicale de Sandra Muller », qu’il estime mue par la « vengeance ». En cause : un « différend » lié au fait qu’il aurait refusé de s’abonner à sa Lettre de l’audiovisuel. Aujourd’hui, il se désole d’être « considéré comme le ‘premier des porcs’ » et d’être « comparé à Weinstein ».
« Aujourd’hui, les femmes ne se laissent plus faire »
« Elle a menti en faisant passer Eric Brion pour un porc, a créé un amalgame violent : Weinstein / Brion », déclare d’ailleurs Me Marie Burguburu, l’une des avocates de l’ex-patron d’Equidia. Selon elle, nul harcèlement ici – invoquant la « non répétition » des propos d’Eric Brion, ou encore l’absence de subordination hiérarchique entre eux – mais « juste une drague lourde ».
Et d’ajouter, évoquant une « période d’hyper moralisation et de transparence » : « Ce n’est pas le procès du harcèlement sexuel au travail, pas le procès du droit de draguer ou pas, mais le procès d’une usurpatrice, d’une journaliste inconnue et peut être en mal de scoop, qui s’est emparée du mouvement #MeToo en surfant sur l’affaire Weinstein. » Me Nicolas Bénoit, son autre avocat, a lui expliqué « qu’il n’y a que ce procès qui permettra à Eric Brion de remonter la pente : il ne l’a pas fait de gaieté de coeur, mais c’est le seul moyen de laver son honneur ».
Côté défense, Me Franck Szpiner n’y va pas par quatre chemins : « Quand j’ai entendu Me Burguburu, je me suis dit ‘qu’elle est vieille ! Elle ne voit pas que le monde change’. Quand j’étais jeune avocat, on jugeait encore pour adultère. Aujourd’hui, les femmes ne se laissent plus faire (…) Les temps et le monde ont changé. » Pour l’avocat, « dire ‘tu as des gros seins’, ce sont des propos dégradants, qui sont vécus comme une agression ou une offense. De nombreuses femmes ressentent ça. Si ce hashtag a eu du succès, c’est parce que des milliers de femmes se sont reconnues et en ont assez d’être considérées comme des objets de plaisir à disposition ». Et de conclure : « Ce n’est pas de la drague, mais c’est un prédateur. Voilà la réalité de ce procès. »
« Elle a ouvert le chemin »
Il considère ainsi que « la diffamation n’est pas juridiquement établie », et balaie l’argument de « l’animosité personnelle » en raison « d’un non-abonnement à 1000 euros [à la Lettre de le l’audiovisuel], une goutte d’eau. » Selon lui, ce procès servirait « encore une fois à bâillonner, par l’argent, celles qui se battent ». Une référence à l’affaire Denis Baupin, l’ex-élu écolo accusé d’harcèlement et d’agressions sexuelles par plusieurs femmes – des plaintes classées sans suite pour cause de prescription – qui avait attaqué en diffamation ses accusatrices… Avant que celles-ci ne soient finalement relaxées, et lui-même condamné pour « procédure abusive » – de quoi, pour les associations féministes, ouvrir la voie à une jurisprudence plus protectrice pour les victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles.
L’autre avocat de Sandra Muller, Me François Baroin, tient le même type de discours : citant la chanson Balance ton quoi d’Angèle, il dit que « c’est Madame Muller qui, par son initiative, a créé les conditions de libération de la parole des femmes dans notre pays, qui a donné du courage, a ouvert le chemin sur cette capacité de dire ‘je ne suis pas d’accord que l’on me traite ainsi’. » Voulant bien croire que « ce que Monsieur Brion vit n’est pas facile », il critique les mots employés par l’accusation pour décrire Sandra Muller et sa démarche – « ridicule », « usurpatrice », « hold up »… – et dénonce, « encore une fois, une inversion des valeurs ».
« A un moment donné, j’ai décidé de dire stop »
Me Baroin s’adresse ensuite au tribunal : « Il vous appartient de bien mesurer l’importance de cette décision. Soit vous condamnez Sandra Muller et c’est le bâillon supplémentaire, et ce sera vécu comme tel par les femmes. Soit vous déboutez Monsieur Brion de ses folles revendications et vous serez sur le chemin de l’évolution de la société. »
Il est près de 17 heures, Sandra Muller prend enfin la parole. La journaliste explique avoir écrit son livre #Balancetonporc – largement cité, à charge, par les avocat.e.s d’Eric Brion – dans une démarche « thérapeutique » : « Ma manière à moi de me guérir. »
Expliquant qu’elle est mère célibataire elle que l’« on est dans une société où les femmes doivent continuer à être des combattantes, et où, au contraire, les hommes deviennent des victimes », elle cite une étude récente – et alarmante – de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès sur les violences sexuelles. « Pourquoi je cite ces chiffres ? A un moment donné, j’ai décidé de dire stop, ça suffit, avec mes mots à moi (…) J’espère que grâce à #balancetonporc on parlera à présent d’un cri de colère, et plus d’une crise d’hystérie. »
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