[Le monde qu’on veut #15] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, le philosphe Paul B. Preciado nous livre sa volonté d’un monde “décapitalisé, dépatriarcalisé et décolonisé”.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
>> Episode 11 : Jean-Christophe Meurisse : “La France a assouvi un désir de passion policière…”
>> Episode 12 : Monique Pinçon-Charlot : “La désobéissance civile doit désormais être systématisée”
>> Episode 13 : Assa Traoré : “Les policiers ont légitimé une violence qui n’est pas légitime”
>> Episode 14 : Eric Fassin : “La pandémie est un révélateur, ce sont toutes les inégalités qui sont à nu”
Paul B. Preciado publiera le 10 juin Je suis un monstre qui vous parle (Grasset), le texte d’une conférence donnée à une assemblée de psychanalystes : de sa transition (femme à homme) à sa volonté de sortir du binarisme sur lequel repose le patriarcat, il y interroge la possibilité de s’inventer sa propre liberté.
Quel a été le point de départ de votre texte Je suis un monstre qui vous parle ?
Paul B. Preciado – En novembre 2019, j’ai été invité à faire une conférence lors des Journées internationales de l’Ecole de la Cause Freudienne, une de plus importantes institutions de psychanalystes lacaniens de France. Le séminaire de cette année était dédié au thème « Femmes en psychanalyse ». J’ai hésité avant d’accepter l’invitation car il n’est pas anodin pour une personne « diagnostiquée » comme « transsexuel » de se présenter devant une assemblée de psychanalystes.
Mais j’ai pensé qu’il était politiquement crucial de venir leur parler. Il m’a semblé important de partager avec cette assemblée de 3500 psychanalystes l’urgence de travailler avec une épistémologie non-binaire et non-hiérarchique du genre et de la sexualité. Mais comme il n’était pas facile de monter sur cette scène, j’ai décidé de le faire avec Franz Kafka. Son récit d’un singe devenu homme qui parle devant une assemblée de scientifiques, m’a semblé décrire parfaitement ma situation. Comme le singe de Kafka, j’étais un corps auquel on avait assigné le genre féminin à la naissance, qui avait ensuite obtenu un changement légal de genre, et qui venait maintenant parler devant une assemblée de psychanalystes.
Ma conférence a déclenché un tollé. J’ai commencé à parler et aussitôt un festival de cris a débuté dans la salle. Une femme face à ma tribune a hurlé : “C’est Hitler ! Faites-le taire !” J’étais sidéré. Plus je lisais, plus la salle se divisait. Certains me huaient, d’autres applaudissaient. C’était un théâtre politique qui montre bien l’état actuel de la psychanalyse, où il n’est pas encore possible de se dire publiquement gay, lesbienne, non-binaire, ou trans et d’être psychanalyste. Après mon intervention, des retranscriptions, des vidéos ont circulé sur le net et c’est pour ça que j’ai voulu publier mon texte dans son intégralité. La psychanalyse se trouve à un carrefour historique : soit elle se transforme avec nous, les monstres de ce monde, soit elle devient une technique disciplinaire réactionnaire.
C’est quoi, un monstre ?
Le monstre est ce corps humain qui n’est pas reconnu comme faisant partie de la communauté humaine, puisqu’il met l’ordre juridique et biologique en crise. Dans son cours de 1974 sur Les anormaux, Foucault fait référence au monstre comme l’une des figures de l’anomalie. Il pensait avant tout au corps qui transgresse la distinction en principe insurmontable des espèces et des sexes, entre l’animal et l’humain, entre le masculin et le féminin. Pour Foucault, l’hermaphrodite défini comme un “mélange de deux sexes, celui qui est à la fois un homme et une femme” était le monstre par excellence dans la modernité. Mais pour lui, c’était une figure à la fois exceptionnelle et d’exception. Je veux, par contre, généraliser le monstre en tant que figure politique centrale de la modernité capitaliste patriarcale et coloniale. La modernité est pleine de monstres : la sorcière, le corps racisé, la femme violée, la prostituée, le corps de l’ouvrier, celui de l’adolescent, la femme qui n’est pas une mère, le corps vieux, le corps malade, séropositif… aujourd’hui, le corps atteint du Covid-19… Je m’intéresse au monstre en tant que figure qu’excède l’épistémologie dominante. Le monstre n’est pas une aberration naturelle, mais un corps qui remet en question un régime de connaissance, de production et de reproduction de la vie.
En quoi est-ce un corps révolutionnaire ?
Historiquement, le monstre a été privé de parole et de raison, privé du droit de vote et de la possibilité d’agir politiquement, il a été institutionnalisé et exterminé. L’événement qui m’intéresse est l’irruption du monstre dans la sphère du langage et de la politique, son passage d’être l’objet de la violence épistémologique à être l’inventeur d’une nouvelle épistémologie, d’une nouvelle manière de penser la société. Je pense que le philosophe, l’artiste contemporain est le monstre qui parle, parce que pour parler il doit inventer le corps, la voix, le système de représentation, le langage… C’est pourquoi Donna Haraway dit que notre seul espoir est une politique des monstres.
On sent chez vous, dans vos textes et dans celui-ci aussi, un tel désir, une telle urgence de changer la société, qui passent forcément par le corps – comme la société (patriarcale, binaire, figeant les rôles et nous figeant avec…) ne change pas, la seule issue est dès lors de changer de corps, de genre… est-ce une juste interprétation ?
Je ne suis pas un post-humaniste adepte du changement du corps ou du genre comme stratégies de progrès ou d’amélioration de la société ou de l’espèce. Le corps vivant est toujours en train de changer, il se construit toujours en relation avec les technologies de pouvoir qui le modulent et le modifient. La question est de savoir comment se réapproprier politiquement ces technologies. Je pratique un technochamanisme matérialiste. Je me définis comme un philosophe « auto-cobaye » qui teste dans sa propre subjectivité un ensemble d’hypothèses politiques, théoriques ou artistiques. Par exemple, les assignations de genre à la naissance ne correspondent pas à une réalité empirique (les bébés ne sont pas soumis à une analyse chromosomique, par exemple) mais répondent à l’inscription du corps vivant, de sa multiplicité irréductible, dans une épistémologie binaire et un système social hiérarchique, fortement segmenté en termes de sexe, de genre et de race. La question est de savoir si nous voulons continuer à vivre de cette manière ou si nous voulons expérimenter d’autres technologies sociales possibles, qui produisent moins de morts, moins de violence.
Vous écrivez, à propos de votre transition : “La seule chose qui était héroïque était le désir de vivre, la force avec laquelle le désir de changement se manifestait et se manifeste encore aujourd’hui à travers moi”. Pensez-vous qu’aujourd’hui plus qu’avant, le monde est prêt à changer ? Ou le risque de récession économique, de grande insécurité pour tous, ne risquent pas encore de renforcer misogynie, transphobie, homophobie ?
Il s’agit d’un système complexe de forces. Nous sommes toujours au bas de l’échelle, nous sommes comme un égout politique, et donc toute la merde nous arrive toujours, tôt ou tard. Mais n’oublions pas que nous sommes également dans un moment d’expansion de la conscience transféministe et écologique. S’il y a une radicalisation de la droite, c’est précisément parce qu’ils veulent par tous les moyens arrêter ce processus de transformation. L’important est de construire des alliances stratégiques dans la gauche trans-queer qui ne soient pas définies en termes d’identité ou de nation, des alliances expérimentales entre hackers et transféministes, entre agriculteurs et artistes, entre scientifiques et poètes, entre jeunes et retraités, entre travailleurs sexuelles et handi-queer…
Comment pouvons-nous parvenir à déconstruire le genre et le sexe dans une société encore terriblement sclérosée ?
Ce serait une erreur de penser notre société uniquement comme sclérosée. Je crois que nous vivons un moment de mutation épistémologique d’une importance historique extraordinaire. Il y a une société sclérosée, mais elle est assise au sommet d’un volcan. Nous vivons une époque fascinante qui ressemble à la fin du XVe siècle, lorsque le capitalisme colonial s’est lancé dans l’entreprise coloniale en l’Amérique, lorsque l’imprimerie s’est développée et que le projet de sécularisation des connaissances qui mènerait à la fois à la Shoah et à Hiroshima s’est déployé. Celui-ci était un cycle civilisationnel dont l’Europe, puis l’Amérique du Nord, étaient les protagonistes (ils ne l’étaient pas historiquement auparavant, à d’autres époques l’épicentre se trouvait en Afrique ou en Asie, dans le triangle Mésopotamie-Grèce, par exemple). Ce cycle se referme maintenant, entre autres, parce que les conséquences politiques et écologiques des technologies de gouvernement qui se sont développées avec le cycle capitaliste patriarco-colonial ont été dévastatrices, au point de mettre en danger la survie des mammifères (y compris nous-mêmes) sur la planète. C’est au cours de ce cycle historique que les dangereuses fictions politiques de la nature comme objet et propriété de l’homme, le corps masculin hétéro-patriarcal comme seul corps souverain, l’hétérosexualité reproductive comme santé et normalité et la notion soi-disant « scientifique » de race comme indice et degré d’évolution ont été inventées. Et c’est tout ce système de connaissances, toutes ces pratiques sociales et politiques qui s’effondrent aujourd’hui.
J’appelle, avec Kuhn et Latour, “mutation épistémologique” cette profonde transformation en cours car elle implique non seulement un changement des lois ou des technologies de communication, mais surtout un changement de régime de vérité, et donc l’apparition des nouvelles formes de réalité et des nouvelles subjectivités politiques. Les techniques de reproduction de la vie sont au centre de ce changement de paradigme : ce que nous entendons par corps humain vivant, ce que nous avons appelé dans les temps modernes la différence sexuelle, les notions d’homosexualité et hétérosexualité, la structure de la filiation et de la famille sont en train de changer. Une partie importante de la génération des 15-25 ans se définie comme non binaire et pan-sexuelle. Ils ne sont plus les monstres dont Foucault parlait en tant qu’anomalie et exception.
Dans les années à venir, nous allons passer d’une épistémologie binaire qui oppose le masculin au féminin à une épistémologie plus ouverte : c’est une grande opportunité pour démanteler les hiérarchies sexuelles et de genre. Mais ses changements ne sont pas hors-contexte, ils sont aussi liés au développement mondial d’internet, a la robotisation du travail, aux technologies nucléaires, à la capacité d’intervenir sur la structure génétique du vivant, à la numérisation de la production et au passage d’une société écrite à une société cyber-orale. Et donc, les dangers politiques sont aussi énormes.
On parle beaucoup, depuis le début du confinement et même maintenant en phase de déconfinement, de « monde d’après ». Certains disent qu’il n’y aura pas de monde « d’après », que ce sera toujours le même mais en pire. Qu’en pensez-vous ?
Il est étonnant de voir à quel point la stupide prophétie de droite de Houellebecq [Dans une lettre envoyée à France Inter, l’auteur déclarait “Le monde après le coronavirus sera le même, en un peu pire”, ndlr] a imprégné l’opinion publique.
Avez-vous si peur du changement ? La définition même de la pensée conservatrice est la négation du changement et donc de la vie. Je dis non à Houellebecq et à sa prophétie. En fait, ce n’est pas moi qui le dis, Héraclite l’a dit et Schrödinger le corroborerait. Rien ne redevient jamais exactement comme avant. La radicalisation vers l’extrême droite de certaines figures tutélaires de la culture populaire française, comme Houllebecq ou Onfray, est symptomatique d’une nostalgie patriarcale et coloniale. Nous sommes confrontés au changement planétaire le plus important de ces 500 dernières années, mais ces gourous ne voient que la répétition du monde qu’ils connaissent déjà ! En réalité, le monde qu’ils représentent n’existe plus, le monde qu’ils décrivent est celui du XIXe siècle. Ce monde a longtemps été déconstruit et transformé par ceux qui ont été historiquement l’objet de leurs techniques de pouvoir. Je ne dis pas que le monde à venir sera immédiatement meilleur, les luttes seront terribles, mais ce ne sera ni le monde de Houellebecq ni celui d’Onfray.
Dans quel monde souhaiteriez-vous vivre ?
Je pense qu’on vit dans une planète magnifique. Le degré de sophistication des formes de vie et leur multiplicité est juste extraordinaire. Vous savez, les physiciens dissent aujourd’hui qu’il aurait 3000 millions de planètes avec de conditions d’habitabilité, mais ils sont à des distances interstellaires qui dépassent non seulement notre capacité de voyage mais aussi notre entendement. Donc, malgré mon désir de connaitre d’autres formes de vie, et mon sentiment depuis toujours d’être un peu un extraterrestre, je pense que je souhaite pouvoir vivre sur cette planète Terre.
Notre propre évolution comme espèce est étonnante. Comme le dit Pierre Bergounioux, l’invention de l’alphabet est une révolution dans l’évolution. Je suis toujours émerveillé d’être vivant, et de faire partie de cette histoire cosmique et terrienne. Mais par le même processus d’abstraction qui nous a permis d’inventer l’écriture, nous avons développé de plus en plus de techniques d’extraction et capture d’énergie, de techniques de mort et de contrôle. Le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, l’exploitation d’énergies fossiles… sont la cristallisation sociale et politique de ces techniques de mort. Dans ce contexte, nos technologies de la conscience sont coincées, elles ne peuvent pas se développer, jusqu’au point que nous avons une relation unidirectionnelle (une relation d’extraction et consommation, de prédation) avec toutes les formes de vie qui nous entourent. Je voudrais vivre dans un monde qui dédie le même effort et le même soin à développer les technologies de la conscience que l’effort qui est consacrée aujourd’hui à la production et à l’accumulation du capital. Les politiques de genre, queer, trans, anti-racistes cherchent à dépatriarcaliser la conscience, à la décoloniser, pour libérer sa puissance d’agir. Un monde décapitalisé, dépatriarcalisé et décolonisé dans lequel nos efforts collectifs seront dédiés à rentrer dans une relation créative avec toute forme de vie serait tellement différent de celui qu’on connait aujourd’hui que nous aurons eu l’impression d’avoir voyagé à une autre constellation.
Pour finir, vous abordez souvent la question de la liberté, sans vous leurrer sur la vôtre ; vous parlez de « cage », de changement de cages.. quels conseils donneriez-vous pour ne plus se sentir réduits à une injonction sociale, politique, de genre ? Comment ruser avec nos cages – voire, avec espoir, s’en sortir ?
L’action micropolitique est la clé. Nous avons besoin d’un processus d’émancipation cognitive généralisé. Maintenant que nous avons été contraints de fermer nos institutions pendant quelques mois, je pense que c’est un moment extraordinaire pour envisager une profonde transformation institutionnelle. Faisons un moratoire collectif et ouvrons des espaces de débat pour réfléchir ensemble. Rien de ce que nous avons appris ne nous sert, car tout a été imprégné par la capture du désir par l’appareil capitaliste et patriarcal-colonial. Nous devons désapprendre tout ce que nous avons appris. Pouvez-vous penser à quelque chose de plus excitant ?
Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle (Grasset) en librairie le 10 juin.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian.
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