En trois mois, la répression des opposants au président du Nicaragua, Daniel Ortega, et à son épouse la vice-présidente Rosario Murillo, a fait 300 morts et plus de 2000 blessés.
Au Nicaragua, la révolution sandiniste a fini par dévorer ses propres enfants. Depuis le 19 avril, le président Daniel Ortega, un des anciens leaders du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), qui a renversé la dictature de la famille Somoza en 1979, réprime dans le sang la contestation, née d’une réforme des retraites abrogée depuis. L’ancien révolutionnaire, au pouvoir de 1979 à 1990, puis à nouveau depuis 2007 (il a été réélu en 2011 et en 2016), refuse d’avancer à 2019 la date de la présidentielle prévue en 2021, et qualifie les manifestants de “vandales”, “délinquants” ou encore “putschistes”, en se cramponnant fermement au pouvoir, avec son épouse, la vice-présidente Rosario Murillo.
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La répression a fait 300 morts et plus de 2 000 blessés en moins de trois mois, ce qui fait dire à l’écrivain nicaraguayen Sergio Ramírez, lui aussi ancien dirigeant du FSLN et vice-président d’Ortega entre 1985 et 1990 (il a depuis pris ses distances avec le régime) : “Hier c’est aujourd’hui, multiplié”. Pour comprendre comment l’ancien guérilléro a plongé son pays dans une nouvelle spirale sanglante, nous avons interrogé le sociologue Gilles Bataillon, directeur d’études à l’EHESS, et spécialiste du Nicaragua (il a notamment co-réalisé le documentaire Nicaragua, une révolution confisquée, paru en 2013).
Depuis mi-avril, la répression des manifestations contre le président Daniel Ortega et sa femme, la vice-présidente Rosario Murillo, a fait au moins 300 morts et plus de 2 000 blessés. L’élément déclencheur a été une réforme avortée des retraites. Mais l’origine de la contestation est-elle plus générale ?
Gilles Bataillon – Elle est à mon avis beaucoup plus ancienne, et elle tient à deux choses. D’une part les deux dernières réélections d’Ortega ont été frauduleuses. Au début des années 2000 il a fait un pacte d’impunité avec un président libéral, Arnoldo Alemán (1997-2002), qui était pris dans des affaires de corruption. En échange de son impunité, ses représentants s’engageaient à ne pas lever l’immunité parlementaire d’Ortega quand sa belle-fille l’accuserait de viols répétés. Ensuite, Ortega a phagocyté toutes les institutions de contrôle de l’Etat. Il a mis la main sur la Cour suprême électorale et sur les tribunaux, en y plaçant ses soutiens. Quand il s’est représenté en 2011, il n’en avait pas le droit selon la Constitution, car c’était son troisième mandat et qu’il était président sortant, mais la Cour constitutionnelle a avalisé cette fraude. Et à sa quatrième réélection en 2016, il a interdit à ses opposants de se présenter, il n’a donc pas eu de candidat face à lui [Eduardo Montealegre, son principal concurrent du Parti libéral indépendant (PLI), a été victime d’une manœuvre judiciaire, ndlr]. Entre-temps sa femme, Rosario Murillo, a obligé sa fille à retirer sa plainte à la cour interaméricaine de justice. En échange, Rosario Murillo, qui n’avait jamais eu de poids au sein du Front sandiniste, a été l’exécutrice de ses programmes sociaux, et elle est devenue vice-présidente du Nicaragua. Les gens ont commencé à s’insurger contre ça.
D’autre part, un mouvement social important s’est érigé en 2015 contre le projet de construction d’un canal reliant le Pacifique à l’Atlantique, confié à une entreprise chinoise. Des petits paysans propriétaires d’exploitations prospères sur des terres très fertiles ont été menacés d’expulsion. Des agriculteurs, certains sandinistes et d’autres liés à la Contra (guérilla antisandiniste des années 1980), se sont alliés pour protester contre les expropriations. Certains ont été assassinés par la police. Le mouvement étudiant s’est greffé sur ce mouvement paysan quand Rosario Murillo a menacé de régenter les réseaux sociaux. Pour finir, l’incendie du parc Indio Maiz, la deuxième réserve naturelle du pays, début avril, a mis le feu aux poudres. Le gouvernement a menti sur l’étendue du désastre et a très mal géré la crise, suscitant de vastes manifestations. La réforme de la sécurité sociale a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
A-t-on atteint un point de non retour au Nicaragua, entre Ortega et ses opposants ?
Comme en 1978 lors de l’assassinat du journaliste Pedro Chamorro [directeur du journal La Prensa, principale voix de l’opposition au régime des Somoza, ndlr], qui avait été un élément déclencheur de la révolution, deux acteurs clés se sont distanciés du régime d’Ortega : le monde entrepreneurial et l’Eglise, qui a ouvert les portes de la cathédrale de Managua aux manifestants pourchassés par les groupes de choc du Front sandiniste et la police anti-émeute. Quarante ans après, la même chose se passe. Beaucoup de jeunes manifestants sont issus de familles qui étaient sandinistes dans les années 80, et qui sont contre le régime aujourd’hui. Elles sont écœurées de la dérive affairiste et dictatoriale d’Ortega. Sa répression cruelle du mouvement soude les gens contre lui et autour de l’Eglise, qui apparaît comme la clé de voûte de l’ordre social. Le catholicisme a un très grand poids au Nicaragua. Quand on emploie le langage thomiste [de Saint Thomas d’Aquin, ndlr.] pour dire que face à un prince injuste on a le droit de se rebeller, ça parle aux gens. Ortega apparaît comme un tyran injuste contre lequel la rébellion est légitimée.
Qui sont les premiers opposants à Ortega ?
Les premiers à avoir été très réticents vis-à-vis de lui ont été ses anciens compagnons d’armes, aujourd’hui membres du mouvement rénovateur sandiniste, en particulier l’écrivain Sergio Ramirez, et Dora María Téllez, qui a eu un rôle très important dans la lutte contre Somoza. Elle a été à la tête du Conseil d’Etat, et une ministre de la Santé très respectée. Quand Violeta Barrios de Chamorro [opposante aux sandinistes, ndlr] a été élue en 1990, elle a tenté, avec l’écrivain Sergio Ramirez, de social-démocratiser le sandinisme, en admettant qu’ils avaient fait l’impasse sur la question démocratique, et qu’il fallait reconnaître les libertés démocratiques comme essentielles. Un noyau dur de dissidents s’est constitué autour d’elle.
Quand Ortega est revenu au pouvoir (en 2006), il a voulu mener à bien un projet d’hégémonie totale dénué de toute idée de construction d’un homme nouveau et de grande révolution. Il n’a plus désormais qu’un projet de dynastie familiale. En même temps qu’il s’emparait du pouvoir politique, il a mis en place un système de corruption, et a promu un régime d’imposition extrêmement libéral vis-à-vis des entrepreneurs en se pliant à toutes les injonctions du FMI – tout en poussant de grands coups de gueule anti-impérialistes… Dès son retour au pouvoir des gens l’ont donc considéré comme une sorte de gangster : le mouvement de rénovation sandiniste, des dissidents du Parti libéral – le Parti libéral indépendant -, et un noyau d’intellectuels venus du monde sandiniste ou de la Contra, qui se sont convertis à la démocratie dans les années 90. Aujourd’hui, le mouvement unit à la fois la jeunesse, qui est son fer de lance, et des gens plus âgés, de 30 à 60 ans, qui nourrissent et ravitaillent clandestinement les manifestants.
On attribue les violences à des groupes armés pro-gouvernementaux, des milices sandinistes. Mais dans le climat de guerre civile, certains médias prétendent que les manifestants sont eux-aussi armés. Qu’en est-il vraiment ?
Les manifestants n’ont pas d’armes à feu, c’est un mensonge. S’ils en avaient, il y aurait eu des morts dans les rangs des turbas (les groupes de choc du mouvement sandiniste) et dans les rangs de la police. Or il n’y a eu que quelques policiers de tués. Les opposants ont des mortiers artisanaux qui servent d’habitude à tirer des fusées dans les fêtes patronales. Alors que les turbas et la police tirent de loin avec des armes de guerre, parfois des snipers, sont armés de machettes, et forment des duos à moto avec des battes de baseball. Jusqu’à présent, quand des membres des turbas étaient attrapés, ils étaient déshabillés et frappés. Maintenant des appels à lynchage sont lancés, mais il n’y en a pas encore eu de recensés. On sait en revanche par la médecine légale que les victimes de la répression sont tuées par balles.
La situation du Nicaragua est-elle comparable à celle du Venezuela, autre régime de gauche en Amérique latine devenu autoritaire, et qui a réprimé dans le sang ses opposants en 2017 ?
C’est tout à fait la même chose, mais je dirais que c’est pire : Ortega a réalisé le programme de Maduro. Nicolas Maduro a eu une volonté de réduire à néant l’indépendance des contre-pouvoirs, tout en laissant les élections législatives se passer. Alors qu’Ortega considère qu’il ne faut pas se lancer dans une compétition électorale libre, où l’opposition peut l’emporter. Maintenant qu’il est au pouvoir, il verrouille tout pour que l’opposition ne puisse plus jamais gagner. Il a plusieurs longueurs d’avance sur Maduro du point de vue de la construction d’une dictature.
Ortega a qualifié ses opposants de “putschistes”. Comme au Venezuela, certains prétendent que la droite ultra-libérale avance masquée derrière ces manifestations…
Cela relève de l’invention. Ortega n’a jamais rompu avec les politiques ultra-libérales. Il est dans la stricte orthodoxie du FMI de ce point de vue. D’autre part, l’opposition appelle à des élections anticipées avec une garantie d’indépendance des autorités de surveillance et d’organisation. Les rénovateurs sandinistes, les féministes et les organisations des droits de l’homme – le CENIDH (Centre nicaraguayen des droits de l’homme) et la NPDH (Comission permanente des droits de l’homme) – sont les intellectuels organiques de l’insurrection populaire. Ce sont souvent des femmes, comme la sociologue Violeta Granera (dirigeante du Frente Amplio por la Democracia), ou Vilma Nuñez, du CENIDH. Ce mouvement se revendique d’une démocratie qui conjuguerait l’égalité et la liberté. Ces mots sont dans toutes les bouches au Nicaragua.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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