L’artiste lettone a fait de son amputation une force et utilise la pop culture pour imaginer le corps humain de demain. Démonstration au Crazy Horse, où des zones de turbulences sont à prévoir.
« Tu as besoin d’une pause chiot ? » demande un assistant, certainement dévolu à la minuscule boule de poils noirs que l’on pensait adorablement mignonne jusqu’à ce qu’elle se transforme un instant plus tôt en Gremlin, toutes dents dehors. « Oui ! Tu vas mettre maman dans un bon mood, hein ? » répond Viktoria Modesta en câlinant ladite boule.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« On a tous besoin d’une pause chiot de temps à autre », conclut l’assistant en plantant son regard (très sérieux) dans le nôtre, tel un yogi qui viendrait de nous offrir la clé du bonheur.
C’est l’échange à la fois banal et surréaliste auquel on assiste dans ce lieu tout aussi banal et surréaliste qu’est le Crazy Horse, cabaret de « nu-chic » comme on dit, à la frontière entre le ringard et l’audace. Viktoria Modesta, mannequin performeuse et « bionic showgirl », vient d’atterrir de L.A., se dit exténuée mais n’en laisse rien paraître, la mine aussi fraîche qu’un nourrisson, les cheveux d’un noir profond relevés en un chignon fifties à la Betty Page, toute de noir vêtue d’ailleurs, dans un ensemble graphique avec perfecto revisité. « Parlez-moi des Inrocks, quel type de magazine est-ce ? J’espère que ce n’est pas un tabloïd ou ce genre de presse sensationnaliste ?! » La question nous surprend et nous fait rire. Elle est pourtant au cœur du sujet.
Araignée et équidé
Car si l’on se retrouve au Crazy Horse pour rencontrer Viktoria Modesta en ce vendredi 10 mai bientôt noyé de pluie, c’est bien pour les deux dernières minutes d’un clip baptisé Prototype, sorti en 2014. Sur une surface de verre glacée s’avancent deux jambes nues, l’une en talon noir, l’autre ornée, à partir du genou, d’une prothèse en forme de pic.
Deux jambes qui appartiennent à une seule et même personne, la performeuse masquée Viktoria Modesta, qui effectue une choré hypnotique avec pour seule B.O. sa respiration et le crissement du pic sur la surface en verre (grands sensibles s’abstenir, le choc est digne d’une craie sur un tableau noir), empruntant autant à l’araignée qu’à l’équidé avec sa tignasse relevée en queue-de-cheval.
La phrase « Some of us were born different » (« Certains d’entre nous sont nés différents ») s’inscrit à l’écran, clap de fin. On ne peut s’empêcher de repenser au clip Reverie (2017), dans lequel le producteur vénézuélien Arca joue au matador blessé tendance satyre bionique, perché sur des ressorts en métal en forme de sabots. Sauf qu’en réalité Arca a ses deux jambes, Viktoria, une et demie.
Elevée dans un village letton par sa grand-mère qui pallie la jeunesse de sa mère, Viktoria Modesta grandit surtout dans un hôpital suite à une malformation de la jambe. Débarquée à Londres à l’adolescence, « comme un animal sauvage », elle se réfugie dans la scène alternative incarnée par le club fétichiste Torture Garden, découvre l’affirmation de soi et décide, à 20 ans, de se faire amputer afin de mettre fin aux opérations incessantes.
Anarchisme sophistiqué
« Pour une ado comme moi, Torture Garden était la chose qui se rapprochait le plus d’Hollywood. Un endroit où tout le monde est différent, où tu peux te trouver et expérimenter, où des punks croisent des gens du burlesque. »
Et d’enchaîner : « C’est de là que vient mon amour de la pop culture, qui m’a longtemps paru être un sale mot, alors que c’est une plateforme qui s’adresse à tous et que l’on peut influencer. Je compare souvent la pop culture à la politique ou au système bancaire : comme ce sont toujours les mêmes gens qui y atterrissent, rien ne change. L’anarchisme sophistiqué m’intéresse, le fait de perturber les choses d’une façon positive. C’est très important d’avoir différents types de personnes dans l’industrie pop, dans la lumière. Je me suis donc dit : ‘Utilisons la culture alternative, l’énergie de Torture Garden, et saupoudrons-la sur le tableau général ! »
Voici, résumé d’un coup d’un seul, la raison de sa présence au Crazy Horse à la tête d’un show qu’elle y présentera du 3 au 16 juin avec les danseuses habituelles, succédant ainsi à Philippe Decouflé, Jean Paul Gaultier, Arielle Dombasle ou encore Dita Von Teese, à laquelle on ne peut s’empêcher de la comparer.
>> A lire aussi : Dita Von Teese complètement Crazy
« On parle de plus en plus de corps augmenté, d’intelligence artificielle, or Viktoria Modesta a beaucoup à dire sur ces sujets. Elle fait partie de think tanks – elle s’exprimait l’autre jour à l’Université libre du Québec. Nous sommes des créatrices de rêve et de réflexion politique. Il faut raconter à travers un spectacle des choses du futur », estime la directrice du lieu Andrée Deissenberg, une ancienne du Cirque du Soleil, qui suit Viktoria depuis 2012 et les Jeux paralympiques de Londres, qu’elle avait clôturés en Reine des neiges avec prothèse étincelante.
« Ce n’est pas ma prothèse qui les a surpris, mais mon attitude. Je me suis sentie comme un alien. J’ai compris que j’avais désormais un objectif qui excédait ma sphère personnelle. Beaucoup de gens ont peur des technologies, de la science, car ça dépasse leur monde habituel. Selon moi, c’est une extension. J’essaie donc d’ouvrir une fenêtre sur ce monde qui me passionne. »
Viktoria Modesta trouve une solide alliée chez Sophie de Oliveira Barata, créatrice de The Alternative Limb Project. Ensemble, elles conçoivent des prothèses excentriques et bouleversantes qui apportent la touche décisive à son style rétrofuturiste, convoquant Betty Boop, Maria de Metropolis, comme une Wonder Woman fétichiste 3.0.
Le futur du corps humain
« Je me vois comme une artiste bionique. L’idée de prolonger mon corps, mes capacités avec une technologie, c’est excitant. Les possibilités sont immenses. C’est mon terrain de jeu. Lorsque ma vidéo Prototype est devenue virale, c’était excitant et triste à la fois, car on s’est rendu compte qu’aucun contenu pop ne mettait en scène ce type de corps. Il y a les films de science-fiction, les Jeux paralympiques, et c’est tout. J’étais la première artiste pop bionique je crois. Je sais, c’est assez cucul de dire ça ! »
Elle rit et poursuit : « C’est difficile de ne pas laisser quelque chose te définir. Il faut voir les gens pour qui ils sont, sur un plan humain, sans leur mettre d’étiquette. Tout le monde souhaite être traité comme une personne, et je ne suis pas différente. J’ai décidé de travailler sur le futur du corps humain. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il se passe une fois que l’on a accepté culturellement parlant de voir quelqu’un en fauteuil roulant, avec une prothèse, comment on s’identifie à lui. ll est temps pour nous d’avancer et de voir ce qu’il y a derrière les traits physiques. »
“Pendant des années, j’ai essayé d’opérer dans un cercle plus intellectuel. Mais j’ai senti qu’une partie de moi, plus sexy, insolente, était laissée de côté”
Le discours inclusif et body positive est déjà vu, mais il fait toujours un bien fou, reposant la question de l’enfermement dans des cases, de nos envies d’y échapper et de notre besoin, parfois, d’y retourner, pour mieux lutter. Comme Viktoria Modesta, qui rêverait d’être une artiste tout court, sans besoin de mentionner sa prothèse, mais qui sait pertinemment que la société n’en est pas encore là, qu’on lui fait face aujourd’hui parce que, quelque part, il y a cette prothèse.
Lorsqu’on lui demande si elle a hésité à accepter ce show au Crazy Horse, elle avoue que oui. « Pendant des années, j’ai essayé d’opérer dans un cercle plus intellectuel, d’être du côté des beaux-arts, de l’académisme. Mais j’ai senti qu’une partie de moi, plus sexy, insolente, était laissée de côté. Je me demandais pourquoi tout devait être exclusif. Cette hésitation est devenue ma force motrice, ce pour quoi j’ai accepté ce show. Ça ne devrait pas se passer comme ça. Mon espoir pour ces temps modernes, c’est que l’on puisse faire ce que l’on veut. Tu peux être à fond dans le contouring et assister au décollage de la prochaine fusée ! La pop culture, c’est le miroir de nos attentes. »
Créatrice d’un monde bionique et politico-pop, Viktoria Modesta offre une jouissive relecture du beau et de la norme. Du sexy, aussi.
{"type":"Banniere-Basse"}