Dans “Le Daim” de Quentin Dupieux, Jean Dujardin joue un homme habité par une idée fixe. Un type de personnage récurrent dans la filmographie de cet acteur qui, ultra-bankable, n’en reste pas moins peu sûr de lui.
Patron du box-office national depuis presque quinze ans, Jean Dujardin se trouve à un moment charnière de sa carrière. L’enchaînement de I Feel Good (Delépine et Kervern, 2018) et du Daim, le nouveau Quentin Dupieux, indique clairement un attrait nouveau chez le comédien pour un cinéma de traverse, plus sinueux que mainstream, plus escarpé que largement fédérateur.
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De fait, le comédien trouve chez Dupieux son rôle le plus fort à ce jour. Compulsif, mythomane, rapace, il déploie ce potentiel d’inquiétude qu’on sentait parfois poindre à feux doux dès Brice de Nice, s’aventurant assez loin dans l’embardée, plus flippante que cocasse, dans les sables mouvants du dérèglement psychique. L’occasion d’une rencontre, la première pour notre journal, chaleureuse et décontractée.
Quelles sont les raisons qui vous font aujourd’hui accepter un film ?
Jean Dujardin — Je ne tourne pas énormément. Je laisse de la place, je suis disponible. Je refuse beaucoup de films. J’en ai toujours refusé beaucoup. Il me faut beaucoup de « non » pour de vrais « oui ». Le « oui » s’impose à la lecture lorsque tout à coup j’ai envie de jouer ce que je lis.
Parce que je sens que la personne qui me fait la proposition va aller dans le même sens que ma lecture. Il se produit une sorte d’alignement naturel qui me fait dire « oui ». C’est assez peu réfléchi et ça s’est produit avec Le Daim. Avec Quentin (Dupieux), j’ai été séduit par son côté non-professionnel. On sent qu’on va participer à un atelier, une recherche, et c’est assez excitant.
Pourquoi avez-vous choisi de tourner assez peu, rarement plus d’un film par an ?
J’adore ma vie professionnelle, elle ressemble à ce dont j’ai envie. Mais j’adore aussi ma vie d’homme, de mari, de père. J’aime l’équilibre que j’ai trouvé entre les deux et je n’ai pas envie de sacrifier l’un pour l’autre. Je ne fuis rien dans le travail, j’aime passer de l’un à l’autre de façon fluide. Dans mon travail, j’apprécie le fait d’apprendre encore, de progresser.
Je suis fasciné par les acteurs de plus de 80 ans. Je me souviens d’avoir travaillé avec Michel Duchaussoy et j’étais fasciné par la perfection de son jeu, sa façon de poser les phrases, l’évidence et la force de toutes ses propositions. C’est quelque chose qu’on n’atteint pas même à 50 ans.
Vous vous voyez toujours acteur à 85 ans ?
J’aimerais bien, oui. Mais j’aimerais me détendre. Je suis encore en recherche. Je suis quand même moins tendu qu’à mes débuts. Je suis moins paranoïaque par rapport au regard des personnes de l’équipe technique, sur lequel j’ai longtemps projeté toutes mes angoisses. C’est un métier qui n’est pas simple en fait, où beaucoup de peur circule. Parfois, on croit n’avoir pas trop le trac, mais votre partenaire l’a et on chope sa peur.
Qu’avez-vous le sentiment “d’apprendre encore”, selon vos propres termes ?
Longtemps j’étais rassuré par les plans larges. Parce qu’il faut jouer avec son corps et que je me sentais à l’aise lorsque j’étais en mouvement. C’était bien sûr une façon de planquer ce que je redoutais chez moi : une absence de profondeur, une difficulté à être intense en ne faisant pas grand-chose. Je me sens davantage prêt à chercher ce genre de choses aujourd’hui.
I Feel Good de Delépine et Kervern et Le Daim de Quentin Dupieux dessinent un profil assez cohérent de comédie indé un peu barrée. C’est le nouveau territoire que vous avez envie d’habiter ?
On peut dire ça, oui. C’est vrai qu’il y a des cousinages entre les deux films. Comme le cinéma de Quentin Dupieux, les films de Delépine et Kervern me font hurler de rire. J’aime leur poésie, leur humanité, leur anarchie…
Leur anarchie ? Vous vous sentez en affinité politique avec eux ?
Non, pas spécialement. J’aimais dans le scénario d’I Feel Good l’accusation d’un système mais aussi la proposition d’une solution avec le village Emmaüs. Ce qui m’attire chez eux, plus que leur positionnement politique, c’est, comme dans le cinéma de Quentin, le sentiment d’entrer chez quelqu’un. D’entrer dans le monde d’une personne. J’ai toujours cherché ça, mais les gens ne le voyaient pas forcément.
Le Daim, comme d’autres films de Dupieux, évoque le cinéma de Bertrand Blier. Vous avez tourné avec lui dans Le Bruit des glaçons (2009). Vous aimez cet humour étrange…
Oui, j’ai été nourri par les films de Blier et j’ai eu une très belle histoire avec lui. On s’est vraiment très bien entendus. Les Valseuses a été un film énorme pour moi. Je l’ai vu très tôt, à 14 ans. Mes deux premiers chocs ont été Les Valseuses et L’Exorciste, que j’ai vus au même âge. Comme ça, j’étais bordé (rires) !
“Je me méfie de la fabrication de l’émotion. J’ai envie de choisir à qui je donne des choses intimes”
Vous semblez être attaché au second degré, à l’absurde. Est-ce que le naturalisme ou encore l’émotion sont des endroits où vous n’avez pas envie d’aller ?
C’est vrai, par pudeur essentiellement. Je me méfie de la fabrication de l’émotion. Souvent ça ne me paraît pas très honnête, les fausses larmes, l’affichage d’une intériorité frémissante… J’ai envie de choisir à qui je donne des choses intimes. Ça m’est arrivé à Oran, avec Nicole Garcia (Un balcon sur la mer, 2010).
Quand elle me dit : « Vas-y », je sais que l’émotion que je lui donne n’est pas feinte, je ressens quelque chose de chaud en moi, dans la nuque, et je peux lâcher quelque chose, mais pas longtemps, sur trois ou quatre prises. Il faut que ce soit un peu rare, que je me sente bien regardé.
Dans Dix pour cent, vous avez interprété un acteur obsédé par le manteau qu’il portait dans un film et dont il ne veut plus se défaire. Ça résonne beaucoup avec l’obsession du blouson en daim de votre personnage chez Dupieux ?
Oui, c’est marrant, mais c’est une pure coïncidence. Fanny Herrero, la créatrice de Dix pour cent, ne savait que j’allais jouer Le Daim. Ça m’a touché de jouer cet acteur qui n’arrive plus à se défaire de son personnage. Je développe peut-être un goût pour les personnages enfermés dans une idée : cet acteur de Dix pour cent, ce mec très seul dans Le Daim…
D’une certaine façon, Brice de Nice était aussi l’homme d’une seule obsession.
Oui, bien sûr. C’est quelque chose que j’aime bien jouer : le mec prisonnier d’une idée fixe. Au risque de la connerie ou de la folie.
Pensez-vous avoir une prise sur vos névroses ?
Ma névrose à moi, c’est la peur du classement. Ça vient de l’enfance. J’ai toujours vécu dans la peur d’être mal classé à l’école. Et de fait, je l’étais. Cette peur, je l’ai archivée, je la mets au service de certains personnages.
Devenir l’acteur n° 1 du cinéma français en terme de “bankabilité”, est-ce que ça a conjuré cette angoisse du mauvais classement ?
Je n’ai jamais cherché à l’être. Le succès est arrivé sur moi et c’était très joyeux. Le fait d’avoir un jour moins de succès ne m’effraie pas spécialement. Probablement, en tout cas, que ma peur d’enfant d’être mal classé a été un moteur. Je n’ai plus eu envie d’être le dernier. Sans forcément être le premier. En fait, je veux avoir 14. Allez, disons 13,5. Ça me va (rires).
Avec l’Oscar pour The Artist, vous avez eu 20 sur 20…
Oui, mais c’était un peu à part. C’était paradoxal que moi qui ne parle pas très bien anglais je me retrouve à faire un discours de remerciements sur la scène des Oscars…
Quand le même week-end vous gagnez aux Oscars mais perdez aux César, vous voyez plutôt le verre à moitié plein ou à moitié vide ?
(Rires) Au moment où je n’ai pas le César, je suis déçu. Ne serait-ce que parce que je revendique d’être un acteur français. Mais Omar (Sy) était formidable dans Intouchables et c’était son année. Ça ne m’a pas paru injuste. La déception passe très vite.
Avez-vous rêvé après The Artist d’une carrière hollywoodienne ?
Je n’ai jamais rien projeté de ce type. J’ai un agent américain, mais je n’ai jamais cru que je deviendrais une star américaine. Ça m’amuse d’avoir un lien avec le cinéma américain, de faire des petites infidélités à la France. Tourner trois jours avec DiCaprio à Brooklyn (Le Loup de Wall Street, 2013) ou pour George Clooney (Monuments Men, 2014), ça produit une sensation quand même.
“Je suis allé voir un psy une fois. Je lui ai dit : ‘Je suis venu vous voir parce que ça va bien”
Vous avez quand même essayé de faire des progrès en anglais ?
Mais il n’y a rien à faire. Je suis tétanisé par la peur du “lève-toi et parle anglais”. Comme si tout le monde allait se foutre de ma gueule. On en revient bien sûr à mes trouilles d’enfant.
Vous avez fait une psychanalyse ?
Je suis allé voir un psy une fois. Je lui ai dit : “Je suis venu vous voir parce que ça va bien.” Il m’a répondu : “C’est une très bonne raison.” Il m’a dit assez vite que j’étais le quatrième d’une famille de quatre garçons, et que pour mes parents ça n’a peut-être pas été une grande émotion d’avoir encore un fils. Pourtant, j’ai eu des parents aimants. Mais il m’a dit aussi que j’étais devenu ce que j’étais devenu à cause de cette situation. Ça m’allait comme interprétation.
Vous voyez-vous comme un homme de pouvoir ?
Non, pas du tout. C’est un des mots que je déteste le plus.
Votre statut d’acteur très populaire vous donne le pouvoir de faire exister des films qui sans vous auraient plus de difficultés à être financés. Ce n’est pas une forme de responsabilité ?
Je préfère parler de possibilité plutôt que de pouvoir. Mon statut, pour reprendre votre mot, me donne des possibilités. En effet, ma participation au J’accuse de Roman Polanski accélère peut-être le financement de ce projet énorme, où trois cents personnes bossent pendant six mois.
C’est génial, mais j’évite de trop y penser. Au fond, je le sais, quand vous m’en parlez je vous fais un clin d’œil, mais ça me gêne d’en parler. Je n’ai pas envie d’être influent ni de donner des leçons.
“Depardieu est un inventeur. J’adore le double fond qu’il met dans ses répliques”
Vous parlez souvent de votre admiration pour Jean-Paul Belmondo. Mais que pensez-vous d’Alain Delon ?
En fait, quand je parle de Belmondo, je parle aussi de mon admiration pour Delon. Je les lie complètement. Delon a une gestuelle parfaite. Un travelling sur son regard sans qu’il ne cligne des yeux, c’est magnifique. Il a une connaissance de son corps extraordinaire. J’ai une passion pour beaucoup d’acteurs classiques français.
Raimu par exemple, qui m’a toujours terrorisé. Je me demandais comment on pouvait être dans un même mouvement aussi tendre et aussi dangereux. J’adorais aussi la fossette de Pierre Fresnay et sa façon de parler (il l’imite de façon très convaincante – ndlr). J’adore Jean Marais aussi, avec sa petite voix de fausset qu’il a virilisée en fumant des milliers de clopes (il l’imite aussi – ndlr).
Depardieu ou Dewaere ?
Ils sont plus proches de moi générationnellement. Je pourrais encore tourner avec Gérard, que j’ai juste rencontré une fois via Blier au moment du Bruit des glaçons. Depardieu est un inventeur. Il y a dans le cinéma français un avant et un après-Depardieu. J’adore sa façon de marquer des temps, le double fond qu’il met dans ses répliques.
Dewaere m’impressionne par sa fragilité. J’ai beaucoup pensé à Série noire en tournant Le Daim. Mais le film de Quentin est moins anxiogène. Dans Série noire, on voit qu’on a laissé à Dewaere les clés de la baraque et ce n’est pas très sain. On a l’impression qu’on regarde la bête mourir. Je le préfère dans Coup de tête, où il me touche beaucoup.
Vos deux personnages les plus illustres, l’agent d’OSS et la star du muet de The Artist, sont deux hommes tournés vers le passé qui ont une difficulté d’adaptation avec le présent. Vous-même, êtes-vous nostalgique ?
Il y a des choses du passé auxquelles je suis attaché et j’essaie de les mettre en avant. Mais je ne me définirais pas comme nostalgique. Je ne suis pas du genre à dire à mon fils : “Arrête avec ton portable.” Pour moi, ça, c’est pas possible. Après, je ne dirais pas que l’époque dans laquelle on vit m’enchante, mais bon, je décide de faire avec.
Est-ce que vous pensez qu’Un gars, une fille serait possible dans les mêmes termes aujourd’hui ? Est-ce que la représentation contemporaine des rapports homme/femme permettrait encore cette série ?
Je crois que oui. La série serait écrite différemment. Mais je crois qu’il y a encore des réflexes de gars et des réflexes de fille. Même si, évidemment, ça évolue.
Quel rapport entretenez-vous avec les stéréotypes de la virilité ?
Je viens de là. Comme je vous le disais, nous étions quatre garçons. On a tous fait du rugby. J’ai grandi dans un milieu où il fallait se prouver qu’on était virils en se foutant des pains dans la gueule. Mais avec un certain second degré, ce qui nous a sauvés d’être complètement des mules. On a beaucoup ri. Mais on s’est peu parlé. Une sœur nous aurait fait du bien.
Moi-même j’ai deux garçons et une fille. Elle est arrivée en troisième et c’était vraiment la joie. Mais vous savez, le mâle alpha, je le singe, je m’en amuse, notamment dans OSS, mais je ne m’y identifie pas. D’ailleurs, dans le deuxième OSS, on a fait glisser le personnage vers une homosexualité pas du tout assumée, mais qui cassait un peu le modèle de la virilité archétypale.
Le regard que vous portez sur la virilité dans Les Infidèles, le seul film que vous ayez coréalisé, est plus empathique qu’ironique, non ?
C’est quand même très à charge. Les personnages sont des machos abrutis. Mais avec Gilles (Lellouche), on essaie quand même de les racheter, de leur trouver des circonstances atténuantes. Le film a été très mal perçu. Sur les réseaux sociaux, on nous a traités de goinfres, de porcs. Regardez vraiment le film, ce n’est pas du tout une apologie, plutôt le portrait du désespoir.
“Sur le tournage d’OSS, Hazanavicius me disait : ‘C’est bien parce que tu as vraiment un corps d’époque !”
Vous avez souvent été érotisé au cinéma, torse nu… Quel rapport entretenez-vous avec votre corps ?
J’essaie de l’entretenir déjà. Je cours beaucoup. Tant que je peux le faire. Je me sens vraiment vivant quand je cours. Sur le tournage d’OSS, Hazanavicius me disait : “C’est bien parce que tu as vraiment un corps d’époque !” (rires). On est sur du Robert Mitchum ou Dean Martin plutôt que sur du Brad Pitt hyper-dessiné. Je suis un peu nappé, façon années 1950.
Ça permet de tenir comme ça plus longtemps dans le temps. Il faut juste que je surveille ma masse graisseuse. Mais bon, ce corps, je l’ai accepté comme un truc un peu vintage, je joue en rentrant le bide comme Mitchum, un peu en apnée. Une copine, pour parler des mecs un peu épais, dit : « Lui, c’est un bon tourteau. » J’aime bien l’expression. Ça ferait un bon titre, non ? Jean Dujardin dans Le Tourteau (rires) !
Le Daim de Quentin Dupieux, avec Jean Dujardin, Adèle Haenel (Fr., Bel., 2019, 1h17). En salle le 19 juin
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