Owen Pallett poursuit les explorations pianistiques et schizophréniques entamées avec Heartland en 2010. Un album entre vérité et mensonges dans lequel il fait bon se perdre.
On n’a pas tous les jours l’occasion de recevoir une leçon de piano de la part d’Owen Pallett, lui qui a collaboré à quelques-uns des grands albums pop de ces dernières années – au hasard, Reflektor d’Arcade Fire (2013) ou The Age of the Understatement (2008) des Last Shadow Puppets –, avant de profiter du temps élastique du confinement pour nous jouer quelques notes et éclairer ainsi son propos sur les harmonies complexes qui traversent Island, son nouvel album :
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“Plus de la moitié des chansons sont construites autour de deux tonalités. Tu as la mélodie d’un côté et les accords de l’autre. C’est une décision consciente, d’une part parce que je trouvais intéressant d’avoir quelque chose qui ne sonne pas seulement de façon dissonante, mais plutôt inattendue, et d’autre part car, d’un point de vue théorique, c’était une manière pour moi d’offrir une représentation de ce qu’est la queerness, sans jamais essentialiser le propos.”
Six ans après In Conflict (2014), un album “plein de mensonges”, dont le caractère autobiographique trop littéral n’avait pas permis, selon son propre aveu, “de rendre compte de la réalité des choses telles qu’elles se sont vraiment passées”, Owen convoque à nouveau le grand récit tragique commencé avec Heartland (2010) et poursuit sur le terrain de la narration sa réflexion contrapuntique.
“Tu t’approches toujours plus du vrai quand tu n’as pas besoin d’être précis·e”
Emboîtant le pas à l’adage disant qu’il n’y a pas mieux que l’affabulation pour toucher du doigt la vérité – “tu t’approches toujours plus du vrai quand tu n’as pas besoin d’être précis·e” –, Pallett se réfugie une fois encore dans les vertiges de la fiction, reprenant l’histoire de Lewis, personnage clef et ambivalent, là où le premier volet de ses aventures l’avait laissé : “J’ai toujours su que j’allais continuer à écrire sur lui ; j’ai toujours pensé que je ferai de cette histoire une trilogie et qu’il fallait que ce personnage ressente ici l’inévitable sentiment de solitude lié à sa prise d’indépendance.”
On rembobine pour ceux qui n’auraient pas suivi : Lewis est un jeune gars de la ferme traversé par des conflits intérieurs, vivant sur un territoire fantasmé appelé Spectrum, dominé par Owen, un dieu tout-puissant. A l’issue du premier volet de cette “trilogie” donc, le fermier crevait les yeux de ce Great White Noise d’Owen sur un morceau intitulé Tryst with Mephistopheles. Island ne pouvait donc pas débuter autrement que dans la brume océanique, sous les coups de semonce d’une note de piano grave, ouvrant la voie vers cette nouvelle terre promise aux confins de l’imaginaire sans borne d’Owen Pallett.
Les errances de Lewis (magnifique Lewis Gets Fucked into Space, aux cuivres rappelant les dernières compositions d’Andy Shauf et dont la description progressive du corps en extase de notre héros évoque le Variations sur Marilou de Gainsbourg), dans un monde émancipé de celui·celle qui l’a créé, le ramèneront à ses turpitudes, ses blessures et ses bras constellés des séquelles de ses excès narcotiques – “When I was a user/My arms were all in splinters”, chante-t-il sur The Sound of the Engines –, tout en laissant planer le doute sur cette possibilité d’une île : “You don’t need to die to be forgiven”, répète-t-il·elle comme un mantra sur In Darkness, l’ultime morceau.
On n’en dit pas plus, la narration démiurgique de Pallett pouvant s’entendre à plusieurs niveaux de lecture. La démesure de l’ambition tragique et satirique du·de la Canadien·ne ne s’accomplit d’ailleurs pas seulement à travers son récit mythologique :
J’ai commencé à écrire ce disque en 2015 et tout a été plus vite que pour n’importe lequel de mes autres albums. Auparavant, je composais en même temps que je pensais à la façon dont ils allaient pouvoir être joués sur scène. Avec Island, je n’ai fait qu’écrire des chansons au piano et à la guitare, sans jamais réfléchir à la façon dont j’allais les présenter par la suite. Je ne réalisais pas à quel point j’étais restreint·e jusque-là, c’était très libérateur de fonctionner ainsi.”
Le dépouillement, un talent rare
Ironie du sort, c’est à un disque entièrement acoustique que vous avez échappé, avant que Pallett ne décide de sortir encore et toujours les grandes orchestrations qui font sa patte.
Après l’Orchestre philharmonique tchèque de Heartland, il·elle est allé·e titiller les cordes du London Contemporary Orchestra, dans les mythiques studios Abbey Road :
“J’ai d’abord fait une version constituée uniquement de démos, que j’ai envoyée à mes ami·es. Tous·tes étaient très enthousiastes. L’idée était de faire un double album. Et puis j’ai finalement tout enregistré de façon plus orchestrale. Ils·elles préféraient encore la première version. L’un·e d’eux·elles m’a dit : ‘Tu as des chansons magnifiques et tu en fais des trucs orchestraux avec des productions ambitieuses, quand est-ce que tu vas arrêter de faire le·la con·ne comme ça !”, se souvient-il·elle, hilare.
Le dépouillement est un talent rare, aussi rare que celui d’Owen Pallett pour la description grandiloquente de paysages désolés. Une façon, là encore, d’étendre le champ de compréhension de ses doubles tonalités.
Island (Domino/Sony Music)
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