L’amour douloureux d’un cinéaste et d’une actrice, entre hôpital psychiatrique et toxicomanie. Le premier essor vibrant de la veine autobiographique du cinéaste.
L’Enfant secret se tient à la bordure de deux décennies. L’essentiel des scènes qui le constitue fut tourné en 1979. Le film ne fut achevé qu’en 1982. Et il sortit en salle en février 1983 (mois où il fit la couverture des Cahiers du cinéma). Le film se tient donc à la bordure de deux décennies : c’est à la fois le dernier film des années 1970 et le premier film des années 1980 dans l’œuvre de son auteur.
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Cela n’a rien d’indifférent. Car le film a cette beauté funambule : il avance à pas comptés, en lutte amoureuse avec son propre déséquilibre, entre deux époques du cinéma de Garrel. L’une se finit avec lui et l’autre commence avec lui. Film de transition pourrait-on dire. Mais le mot est trop placide. Film d’enfantement plutôt, d’accouchement difficile, de profonde déchirure.
L’affrontement entre deux décennies travaille le film de part en part
Que met au monde cet Enfant secret ? La période narrative du cinéma de Philippe Garrel. Narrative et autobiographique. De quel monde originaire provient-il sans parvenir totalement à s’en dégager ? Du premier mouvement de l’œuvre, celui de la fulgurance poétique et plastique, où ce qui se dit l’est par d’autres moyens que l’agencement d’un récit. La biographie du cinéaste y est tout aussi inscrite que dans la seconde période : mais la vie de Garrel, ses compagnes (Nico), ses amours (Jean Seberg), sa bande (Pierre Clementi, Zouzou, Bulle Ogier, Jean-Pierre Léaud…), étaient là, à l’image, et le film les projetait dans la mythologie (Le Lit de la vierge, La Cicatrice intérieure) ou/et l’abstraction formelle (Les Hautes Solitudes).
Avec L’Enfant secret, et dans tous les films suivants, la biographie du cinéaste s’inscrit désormais à l’image à travers le filtre de la fiction, des comédiens, et de tout ce système de substitution, mis à disposition par la représentation classique. Anne Wiazemsky interprète donc un personnage très nettement inspiré de Nico. Henri de Maublanc (repéré deux ans plus tôt dans Le Diable probablement de Robert Bresson) figure un double spectral du cinéaste. Le film esquisse tout l’orbe de leur relation, de la rencontre à la séparation.
L’affrontement entre deux décennies travaille le film de part en part. Wiazemsky est un corps iconisé par 68 (La Chinoise de Godard). Comme Garrel, comme Nico qu’elle incarne, elle porte la mémoire de la décennie qui s’achève. Mais tout autour le film dispose des corps qui annoncent la décennie qui vient, des jeunes gens modernes familiers du Palace, de la scène post-punk, au premier rang desquels Elli Medeiros, dans son premier rôle au cinéma. Aux fantômes du passé se joignent les vibrations du présent.
Et à la mise en place d’un récit, pas encore aussi fluide et décanté que ceux des grands films de Garrel à venir (Les Baisers de secours, J’entends plus la guitare, Sauvage innocence…), s’interpose encore un goût du fragment, de la suspension, du discontinu, qui porte encore la trace des premiers films du cinéaste. Y compris la tentation du muet (Les Hautes Solitudes), quand tout à coup la continuité dialoguée s’interrompt et que les personnages parlent sans plus émettre un son.
A son compagnon cinéaste joué par Henri de Maublanc, l’actrice interprétée par Anne Wiazemsky déclare : « Tu as une caméra à la place du cœur.« C’est un reproche amer. Toutes les expériences vécues sont aspirées par l’artiste au profit de son art autobiographique. Lui-même dans un moment de doute s’interroge : « Est-ce que les secrets gardent leur valeur quand on les exhibe comme ça ? » Si l’homme a peut-être une caméra à la place du cœur, aussi dur qu’une pierre, l’inverse est aussi vrai. Le cinéma de Garrel, et particulièrement L’Enfant secret, a un cœur à la place de la caméra. Ce cœur anime chaque plan d’une pulsation unique, chaque raccord est aussi précieux qu’un battement, et le pouls que laisse entendre le film, c’est la vie qui s’écoule et irrigue le cinéma.
L’Enfant secret de Philippe Garrel (France, 1983, 1h32) avec Anne Wiazemsky, Henri de Maublanc, Elli Medeiros. En ligne sur La Cinetek
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