En 1999, Etienne Daho nous recevait en plein enregistrement. L’occasion d’observer un chanteur plus serein au travail.
C’est la fin de l’automne 1999, nous sommes à Londres, et un curieux miracle s’accomplit : dans les vénérables studios de Whitfield, à deux pas de Tottenham Court Road, on parle français à tous les étages. Au premier, Louise Attaque termine Comme on a dit et, au second, Etienne Daho entame Corps & Armes.
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Après un mois et demi de maquettes à la maison, affinées pendant trente jours supplémentaires dans un studio artisanal parisien, treize chansons (avec A New World, treizième titre de l’édition britannique de 1998) sont ainsi en reconstruction. D’entrée de jeu, le ton de Daho impressionne. Avec un aplomb et une détermination qu’on ne lui soupçonnait pas, il impose et martèle ses mots d’ordre : “Plus simple, plus simple.”
Un cahier scolaire avec la fiche signalétique de chaque chanson
Déjà, au début de l’été 1999, alors que l’on rencontrait Daho à Londres, il avait impressionné par sa volonté de retour à la chanson. Corps & Armes avait beau n’être alors qu’une lueur dans l’œil gourmand de son géniteur, lui avait déjà en tête sa couleur, son odeur, ses moindres détails vestimentaires : peu de tissu, mais des étoffes nobles. On n’en est pourtant qu’aux carcasses, aux prises de batterie, mais on sent déjà que ces chansons n’auront pas le droit de s’éloigner pour jouer trop loin de la cour de récréation délimitée par ces maquettes.
Dans ses mains, un cahier scolaire contenant la fiche signalétique de chaque chanson se transforme en véritable code de discipline, en livre rouge. Derrière sa batterie, le colossal Andy Gangadeen se freine, aux ordres. Lui qui joue aussi bien pour Massive Attack que pour les Spice Girls sait que l’on paie ses bras, pas son ego : il cogne où on lui dit de cogner. Méticuleux jusqu’à la maniaquerie, Etienne Daho et ses acolytes des Valentins (Edith Fambuena et Jean-Louis Piérot, coproducteurs de ce septième album) discutent longuement des baguettes à imposer au batteur, qui attend patiemment dans son bocal. Ce seront finalement des genres de fagots, entre balais et baguettes, de vrais petits instruments à battre la chantilly.
C’est dire si l’image de gentil fumiste, de doux nonchalant insouciant qui poursuit Daho prend ici du plomb dans l’aile. “Mon image de nonchalant remonte à mes premières apparitions et, pour plein de gens, je serai éternellement le petit jeune homme branchouille qui arrive de Rennes et adore Françoise Hardy ou le Velvet. Un bout de cet Etienne-là subsiste peut-être, mais je suis plus violent, passionné, dangereux que mon apparence le suggère.”
Etonnamment ferme et certain de ses choix, Daho a ainsi rédigé des instructions très précises pour des musiciens pourtant aussi expérimentés que Wil Malone, autre collaborateur de Massive Attack. “Ça doit être frustrant de travailler avec moi, s’amuse Daho. Il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre.”
“Nous ne ressentons pas la moindre frustration, confiera plus tard Jean-Louis Piérot. Nous avons l’impression d’enregistrer notre propre disque, celui que Les Valentins n’ont pas les moyens d’enregistrer.” Comment, effectivement, aller plus haut qu’Ouverture et San Antonio de la Luna, les deux merveilles composées par Les Valentins pour Corps & Armes ?
Daho : “Ce sont deux des plus belles chansons que j’aie chantées. Et Les Valentins, des chansons comme ça, ils en ont plein leurs poubelles. Ils en ont peut-être deux cents de ce niveau-là. Moi, j’ai compris : pour le prochain album, je fouille dans leurs poubelles !”
L’alchimie d’un trio
Ce qui étonne d’entrée est la cohérence des chansons, pourtant écrites dans trois pays par une demi-douzaine de plumes a priori sans rapport. Même les chansons composées à New York par les virtuoses de la clique Daou côtoient, sans ce sentiment de supériorité si détestablement new-yorkais, la chanson de Soligny écrite en face, au Havre. “J’ai des certitudes sur ce qui me convient, même – et surtout – si c’est très éloigné de moi. Je sais ce que je peux m’approprier, kidnapper. Souvent, je trouve la mélodie, ce qui donne un ton. La cohérence, c’est ma voix. Mais c’est vrai que c’était un album casse-gueule.”
Etonnante relation que celle qui unit Etienne, Edith et Jean-Louis : ils ont beau être ensemble depuis déjà six mois, repliés sur ces chansons, on n’entend pas une divergence. Pourtant, tout devrait ici encourager au stress : Daho a imposé à tout le monde des délais extrêmement courts. Trois jours seulement ont été alloués à l’enregistrement des basses et des batteries, histoire d’aller à l’essentiel, de ne pas se diluer dans la maniaquerie du précédent Eden.
Enregistré sans garde-fou, le disque a connu une conception trop longue et trop coûteuse, dans lequel Daho se perdit un peu, laissant surtout en route une partie de ses fans. “Eden est un album beaucoup moins émotionnel, alors que je fonctionne surtout à l’émotion. Celle d’Eden est très sombre, elle reflète une période de ma vie où j’étais en plein recentrage.”
Après une semaine de studio, les colonnes du cahier se remplissent : batteries, basses et piano. Les prises de guitare révèlent la maniaquerie de la douce Edith Fambuena, monstre de travail remettant systématiquement en cause son jeu et ses prises, ponctuant chaque contre-performance d’un “shit!” retentissant. “Je vais la jouer moins soft, là, on s’endort.” Enfin, on peut griser la colonne “guitares” – “Le meilleur moment du studio : achever une colonne”, rigole Daho, son crayon à la main.
Ne reste plus alors, à Whitfield, qu’à emplir une colonne au nom de code mystérieux : “§”, pour “chœurs”. Et les choristes déboulent effectivement en force dans le studio, obligeant Daho à ressortir sa vieille blouse grise de professeur de langue : c’est phonétiquement que les textes sont ainsi appris par des chanteuses visiblement plus douées pour la voix que pour les langues.
Cordes et âme
Daho ressort de ce cours magistral exténué : visiblement, l’Education nationale n’est pas près de le récupérer. Seule une colonne, blanche et vide, attend encore, sur le cahier, la visite de Daho. Son évocation provoque un frisson dans l’assistance : la colonne blanche, c’est là que se joue “80 % de l’album” (selon Edith), aux studios d’Abbey Road, où les attendront dans quelques jours une trentaine de musiciens classiques.
Trois semaines et trois jours après son premier cri à Whitfield, Corps & Armes est déjà parvenu à maturation, ne lui reste plus que le redoutable bizutage des cordes. Trois sessions de trois heures, comme l’exigent les pauses syndicales, sans sessions de rattrapage. Plus de trente années après que les Beatles ont traversé le plus célèbre passage clouté de la planète, les murs du studio d’Abbey Road demeurent couverts de graffitis.
A l’intérieur de cette sainte chapelle d’une religion absurde, on retrouve Etienne Daho prostré, terrifié. Non pas par la religiosité des lieux. “Edith et Jean-Louis étaient galvanisés par le fait d’être là. Moi, je n’ai jamais été fan des Beatles comme je le suis du Velvet Underground. Abbey Road, ça fait juste bien sur la pochette.” Juste parce que, dans quelques minutes, ses chansons vont subir l’examen le plus impitoyable possible : le traitement de cordes.
Daho a rencontré les Daou, cette famille new-yorkaise qui fit les belles nuits d’un son funky et snob dans l’underground new-yorkais des 80’s. Mieux encore : Daho a enregistré à Davout un titre des Daou – ne manquait plus que le dahu pour que la fête soit complète. Des Daou, chez qui Daho a trouvé à New York une véritable famille.
https://www.youtube.com/watch?v=EulMiA5ROpk
“Une rencontre intense, une bombe d’amitié. Je n’en revenais pas de trouver aussi loin de tels alter ego que Peter et sa fille Vanessa. C’est une véritable passion. Si ça n’avait tenu qu’à moi, on aurait rajouté au nouvel album cinq ou six chansons de la famille Daou. Mais Les Valentins m’ont démontré que, si le duo avec Vanessa s’imposait, le reste devait être réservé à un disque à part, qui verra le jour plus tard.”
Des partitions “rampantes”
En attendant la frivolité flashy des arrangements Daou, Daho est à Londres, à Abbey Road, et pleure. Comme une madeleine de Proust qui aurait retrouvé son premier vinyle de Dionne Warwick. “La petite trompette sur La Baie, elle vient de ma collection de vinyles de Dionne Warwick. Ma mère m’a élevé avec ces disques.” Il y a effectivement du Burt Bacharach dans les arrangements proposés par Wil Malone.
Daho découvre en direct les cordes et cuivres taillés sur mesure pour San Antonio de la Luna et le grand souffle qui tempête à Abbey Road le terrasse. “Je suis trop sensible. Mais on a tellement travaillé pour ce moment que notre émotion est compréhensible”, s’excuse-t-il, sans même s’apercevoir qu’autour de lui la larme à l’œil est l’accessoire de mode le plus couru dans ce studio.
A la fin de la première prise, un long silence salue les prouesses de l’orchestre, troublé, une minute plus tard, par un “It was beautiful” étranglé de Daho. “Vous avez réussi à recréer la folie de nos samples”, félicite Daho. Wil Mahone, lui, cherche à trouver le mot précis pour expliquer la façon dont les instruments se bousculent, se chevauchent. Tout le monde tombe d’accord sur creeping (soit “en rampant”), description parfaite pour cette partition grouillante et malade, menaçante.
Se faire entendre
C’est la force de Daho : créer autour de lui une bulle où tout le monde se sent sur un pied d’égalité. Un joyeux franglais s’installe dans la cabine de contrôle, dans une bonhomie qui tranche avec la tension violente des orchestrations. Pour Le Brasier, harpe, clarinettes et deux somptueux cors anglais rajoutent quelques huiles essentielles sur le feu – “Que vive la flamme”, avaient déjà prévu les paroles. Content d’avoir ainsi pu apporter le bonheur, ce vieil excentrique anglais de Wil Malone esquisse dans le studio une danse absurde que n’aurait pas reniée le grand Monty Python John Cleese.
La fin londonienne de l’enregistrement est mélancolique dans le meilleur des cas, dépressive dans les autres. “Normalement, quand un disque s’achève, tout le monde est soulagé d’avoir terminé, content de rentrer chez lui. Mais là, nous étions tristes tous les trois. J’ai ressenti un vide intégral, d’une violence terrible. Pendant neuf mois, ça avait été un projet de tous les jours, toute ma vie tournait autour de ce disque, il a occulté tout le reste. Le retour sur terre a été un crash.”
Mais avant l’atterrissage définitif, il faut encore enregistrer patiemment les voix, à Paris. Un tour de force réalisé en compagnie du coach vocal d’Etienne Daho, Sarah Sanders. “Eden avait été un enfer à chanter, parce qu’il était surtout basé sur des samples. Là, sur des instruments acoustiques, c’est plus simple pour moi. Les mélodies de Corps & Armes m’ont poussé à chanter différemment, à moins me reposer sur les basses, où je suis à l’aise. C’était à la fois l’atout et le défaut d’Eden : la voix était tellement basse que les mots et intentions étaient masqués.”
https://www.youtube.com/watch?v=ehKdmDdcSUI
“J’étais tellement peu sûr de moi que j’avais jusqu’ici souvent caché ma voix, ce qui m’a valu le sobriquet de chanteur muet ! Mais là, je me suis battu pour elle : j’avais envie qu’on m’entende, qu’on écoute mes textes. C’est une métamorphose qui avait commencé sur la tournée Eden : soudain, je n’avais plus une multitude de musiciens auxquels me raccrocher, des petits pas de danse pour masquer mes lacunes et faiblesses. J’ai préféré tout montrer, avec très peu d’artifices pour détourner l’attention.”
Sous le soleil
On évoque De bien jolies flammes, une chanson de pur exorcisme où Daho se réconciliait avec le soleil, cet ami d’enfance perdu. “Elle raconte un épisode assez dur, une nuit où quelqu’un a essayé de nous faire brûler vifs dans notre appartement à Oran, en pleine guerre, en provoquant un incendie. C’est remonté à la surface quand je vivais seul à Londres : je pouvais enfin en parler parce que ça faisait moins mal. Eden m’a permis de sortir tout ça, de montrer des aspects moins lisses.”
“On pouvait voir de manière un peu plus réaliste le gentil jeune homme trop poli, trop honnête que je ne suis pas. Corps & Armes, c’est la réconciliation avec le soleil. Et on dit que le père, c’est le soleil. Alors c’est peut-être ça, la vraie réconciliation, avec ce père qui a été inexistant et salaud. Mon père était militaire en Afrique du Nord, appelé. Et il nous a abandonnés en pleine guerre d’Algérie, ma mère, mes sœurs et moi, il a fait passer une autre femme pour son épouse.”
“Mais aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, le soleil n’est plus synonyme d’angoisse. Alors que toutes ces années au soleil étaient marquées par le drame, la mort : le soleil, c’était la mort et l’incertitude. Il fallait exorciser cet arrachement, ces souffrances que j’ai été trop longtemps obligé de taire.” Au début de Corps & Armes, Ouverture évoque ainsi “l’été qui commence”, l’ultime San Antonio de la Luna invoque “l’été sans fin” : le soleil est effectivement revenu chez Daho.
Corps et armes vu par Etienne Daho
“Je suis parti m’installer à Ibiza, où j’ai fait la rencontre absolument renversante d’une muse, très inspirante. J’ai commencé à écrire, j’ai retrouvé Edith et Jean-Louis des Valentins, avec lesquels on a écrit de nombreuses chansons, dont Ouverture et San Antonio. Jérôme Soligny m’a envoyé une perle, qui est devenue La Baie.
Ma rencontre avec Vanessa et Peter Daou a été très importante, affectivement et artistiquement. Je me trouvais dans une espèce de bouillonnement émotionnel qu’on entend bien dans ce disque. J’ai emmené Edith et Jean-Louis à Londres, on a travaillé dans un studio génial à Soho qui n’existe malheureusement plus. Une fois qu’on avait enregistré, on sortait en courant et en hurlant dans la rue et on allait boire jusqu’au petit matin pour éliminer les pressions.
https://www.youtube.com/watch?v=5tc_QevydsY
Ça a été un album génial à faire, très symphonique. On avait demandé à Wil Malone, qui travaillait beaucoup avec Massive Attack, de faire les arrangements. Il a amené leur son de cordes. Quand Ouverture est sorti, les gens ont d’ailleurs eu tendance à penser qu’il avait été inspiré par Massive, qui ne m’a pourtant jamais inspiré, car je n’ai pas particulièrement écouté leurs albums.
Je tenais vraiment à ce qu’Ouverture sorte en single, mais il y a eu des sortes d’intrigues. Des exemplaires factices, fabriqués pour me faire croire à la sortie du single, mais pas envoyés aux médias. En fait, Benjamin Biolay publiait son premier disque et ils ont préféré sortir sa chanson Les Cerfs-Volants qui ressemblait à s’y méprendre à Ouverture. Je considérais Virgin un peu comme une famille depuis 1981, mais cette trahison a définitivement abîmé nos rapports.”
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