Omniprésentes sur les réseaux sociaux, les vidéos de manifestations permettent de visibiliser des violences, et participent à leur judiciarisation.
Casseurs, pilleurs, sauvages… Les mots n’ont pas manqué pour décrire ce qu’il s’était passé le 1er mai à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. « L’attaque » avait fait les gros titres. Il aura fallu plusieurs diffusions de vidéos pour prouver que les manifestants, inondés de gaz lacrymogènes, s’étaient réfugiés dans la cour de l’hôpital avant de tenter – sans succès – d’y rentrer pour échapper à une charge des forces de police. Un épisode qui témoigne, tout d’abord, d’une multiplication démente des vidéos en manifestations – comme dans de nombreux pans de nos vies – mais aussi de leur utilité.
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Parmi ceux qui ont partagé les vidéos pour démonter la « fake news » de l’hôpital, on trouve le journaliste David Dufresne. Depuis le début des manifestations Gilets jaunes, il récupère et partage des images incriminant les forces de l’ordre sur son compte Twitter. A travers le projet Allô Place Beauvau, en collaboration avec Mediapart, il a réalisé 803 signalements auprès de l’IGPN – la police des polices – au 30 mai 2019, pour des faits de violences policières. La majorité d’entre eux sont accompagnés de vidéos.
Vendredi:
800ème cas signalé. Notre data-visualisation, ville par ville, acte par acte, blessure par blessure est à jour https://t.co/2knUYyBpR8 pic.twitter.com/STBnCrdThM
— David Dufresne (@davduf) May 25, 2019
Des crânes en sang, des coups de matraques qui pleuvent sur les manifestants, mais aussi des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) à hauteur de tête… Les enregistrements de ces « violences policières » abondent.
“Un dévoilement d’actions policières auparavant niées”
Pour Christophe Mouhanna, sociologue spécialiste des questions de police-justice, au-delà même de rétablir la vérité sur une histoire spécifique – comme « l’attaque » de l’hôpital le 1er mai – ces vidéos jouent un rôle essentiel : « Elles permettent un dévoilement d’actions policières qui étaient auparavant niées par le policier, la hiérarchie et le politique« .
Le sociologue, chercheur au Cesdip (Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales) analyse les conséquences de l’omniprésence des vidéos : « Le policier se retrouve sous le contrôle de la rue. On peut donc penser qu’il y aura moins de violences si les policiers savent qu’ils sont filmés. Pour autant, nous n’avons pas de données pour le confirmer« .
Une pression supplémentaire
Bien que filmer permette de visibiliser ces faits, Christophe Mouhanna reconnaît tout de même que ce « contrôle » par l’image est limité. Le secrétaire général de Syndicat France Police – Policiers en colère, premier syndicat de la fonction policière, Michel Thooris, affirme, lui, que ces vidéos n’ont « pas d’impact » sur les forces de l’ordre. Loin d’être néfastes à l’image de la police, il estime qu’elles montrent au public « la dureté de leurs conditions de travail« et « l’extrême fatigue » qu’accumulent les forces de l’ordre depuis le début du mouvement social.
Plusieurs cas de vidéos où des policiers empêchent des citoyens de filmer disent une autre vérité que celle du syndicaliste. Par exemple, dans un rapport réalisé en avril 2019 par l’Observatoire des pratiques policières de Toulouse, une vidéo montre l’utilisation d’une lampe stroboscopique par un policier pour, selon les observateurs, les empêcher de filmer une interpellation.
Pourtant, filmer un policier est tout à fait autorisé (sauf pour les cas spéciaux des services d’intervention comme le Raid, GIGN, GIPN, BRI, ou encore la sécurité du président…), seule la diffusion peut être sujette à question. « Cette visibilité constante fait peser une pression supplémentaire sur les policiers qui en sont très conscients« , explique Christophe Mouhanna, le sociologue.
Les forces de l’ordre filment également
Face à cette omniprésence vidéo, les forces de l’ordre utilisent leurs propres films. En janvier, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, annonçait que les forces de sécurité publique munies d’un LBD devraient désormais être équipées d’une caméra. Toutefois, son déclenchement est laissé à l’appréciation du fonctionnaire.
Une mesure que dénonce d’ailleurs Michel Thooris, du Syndicat France Police – Policiers en colère. Pour lui, le fonctionnement de la caméra piéton est inadapté, car en cas de légitime défense, le policier n’aurait pas le temps d’enclencher l’enregistrement.
Pour autant, les vidéos dont disposent les forces de l’ordre sont nombreuses. Outre les caméras-piéton, ils peuvent utiliser, comme les manifestants, la vidéosurveillance urbaine, mais aussi les enregistrements présents sur les réseaux sociaux. Christophe Mouhanna qualifie la situation de « guerre de l’image« . Chaque partie enregistre le plus possible pour tenter de contrôler le récit médiatique et judiciaire.
Deux utilisations : corréler et identifier
Les vidéos permettent, en effet, de porter le sujet dans le débat public et, parfois, de justifier des poursuites judiciaires. Arié Alimi, avocat de Geneviève Legay et Jérôme Rodriguez, Gilets jaunes blessés, l’atteste : « La vidéo a transformé le champ probatoire, car c’est une preuve plus difficile à contester« .
Dans le cas de Maria, 20 ans, qui a porté plainte contre les policiers pour « tentative d’homicide » lors d’une manifestation à Marseille le 8 décembre dernier – ils l’auraient roué de coups – « rien n’aurait pu être fait sans la vidéo » estime l’avocat de la jeune fille, Brice Grazzini. Il distingue deux utilisations dans le champ judiciaire : « Grâce à la démocratisation de la vidéo, on peut à la fois l’utiliser pour corréler des dires, mais aussi pour identifier les personnes qui ont commis les infractions ou les délits.«
Pour autant la vidéo a ses limites. Julien Brel, du syndicat des avocats de France, tempère les possibilités de l’outil : « La vidéo n’est pas l’assurance d’une poursuite, encore moins d’une condamnation. Mais ce qui est sûr c’est que sans elle, c’est quasiment mission impossible.«
“La vidéo n’est pas une vérité absolue”
En effet, un des arguments indéniables généralement avancé reste l’absence de contexte. Que ce soit pour les violences commises par les forces de l’ordre ou contre elles, impossible (ou presque) de savoir ce qu’il s’est passé avant, ou après le moment capturé par la vidéo. Par exemple, Christophe Dettinger qui avait « boxé » un agent lors d’une manifestation le 5 janvier à Paris, affirmait lors de son procès que c’était la vue d’une femme se faisant matraquer par un gendarme qui aurait déclenché sa colère – une scène qui n’apparaît pas sur les vidéos.
Henri Leclerc, avocat du « boxeur Gilet jaune« , tient à remettre cet outil à sa place : « Une vidéo n’est pas une vérité absolue. Selon l’angle, la distance, la qualité, la durée, on ne verra pas forcément la même chose. Mais c’est un élément d’un moment précis, et donc, qui est susceptible de faire preuve« .
Ces vidéos ont donc servi de preuves à la fois pour les manifestants et pour les forces de l’ordre. On compte plusieurs cas de gilets jaunes condamnés : Christophe Dettinger condamné à un an de prison ferme, l’auteur d’un slogan anti-policier à huit mois de prison avec sursis ou encore quatre hommes qui avaient incendié la barrière d’un péage condamnés à un an de prison ferme.
“Visibiliser un phénomène”
De l’autre côté, aucune poursuite n’a été engagée contre un policier ou un gendarme depuis le début du mouvement social. Pourtant des services sont spécialisés pour enquêter sur ces corps de métier : l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) et l’Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale (IGGN). Au 16 mai, 249 enquêtes avaient été ouvertes par l’IGPN depuis le début des Gilets jaunes, dont 72 ont été clôturées, selon le service de communication de la police nationale ; et cinq procédures auraient été ouvertes à l’IGGN selon L’Express.
Dans une interview au Parisien le 30 mai, le procureur de Paris, Rémi Heitz, a précisé que sur son territoire huit informations judiciaires ont été ouvertes. Interrogé sur le futur des dossiers, le procureur de la République a affirmé : « Il y aura des classements sans suite. Il y aura aussi des renvois de policiers devant le tribunal correctionnel d’ici la fin de l’année.«
Certains tentent toutefois d’aller plus loin que la condamnation individuelle. Arié Alimi, l’avocat de Geneviève Legay, veut engager une action en responsabilité de l’Etat.
Pour Priscila Neri, activiste de l’association internationale Witness qui œuvre pour l’utilisation de la vidéo dans la défense des droits humains, cette responsabilité de la hiérarchie est précisément une des limites de la vidéo. « Avec les images de violences policières directes, on ne voit que celui qui donne le coup, mais jamais celui qui en a donné l’ordre.«
Ian, un militant du collectif Désarmons-les – qui s’engage contre les violences policières – est conscient de cette limite mais pour lui, c’est justement la multiplication de ces vidéos qui montreront « l’utilisation systémique des violences policières par l’Etat« . L’avocat Arié Alimi, tient à souligner ce qu’il considère comme l’autre grande victoire de cette prolifération des vidéos : « Le mouvement des Gilets jaunes a permis de visibiliser un phénomène qui était invisible lorsqu’il était dans les banlieues.«
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