[Le monde qu’on veut #14] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, le sociologue Eric Fassin, spécialiste de la politisation des questions sexuelles et raciales et leurs intersections, appelle à un monde davantage politisé et réellement démocratique.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
>> Episode 10 : Dominique Méda : “Il nous faut adopter des modes de pensée radicalement nouveaux”
>> Episode 11 : Jean-Christophe Meurisse : “La France a assouvi un désir de passion policière…”
>> Episode 12 : Monique Pinçon-Charlot : “La désobéissance civile doit désormais être systématisée”
>> Episode 13 : Assa Traoré : “Les policiers ont légitimé une violence qui n’est pas légitime”
Professeur à l’Université Paris 8 au sein du département de science politique et de celui d’études de genre, et chercheur au Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS) du CNRS, Eric Fassin est de ces sociologues engagés. Auteur de Le sexe politique et d’un ouvrage en préparation intitulé Le genre français (La Découverte), il travaille notamment sur la politisation des questions sexuelles et raciales et leurs intersections. Au regard de la crise sanitaire que nous traversons encore aujourd’hui, il dessine les contours d’un monde « où les choix ne soient plus travestis en nécessité », et où « la liberté ne serait pas le privilège des dominants » au sein duquel « l’égalité serait le cœur de la bataille politique ».
Comment appréhendez-vous cette période de déconfinement ?
Eric Fassin – Je voudrais commencer par avouer qu’il ne m’est pas facile de trouver la manière de penser ce qui nous arrive. En particulier, comment ne pas prendre ses désirs, ou ses craintes, pour des réalités ? Comme souvent face à l’événement, on oscille entre deux logiques : d’un côté, cette crise confirme ce que l’on savait déjà ; c’est pourquoi on peut l’interpréter, tant dans ses causes que dans ses conséquences, comme le prolongement de logiques antérieures ; d’un autre côté, il se passe manifestement quelque chose de nouveau, voire d’inouï ; il ne faut donc pas le réduire à ce qui se jouait déjà ; mais comment prévoir les effets imprévus ?
Faut-il appréhender ce moment pandémique comme une parenthèse ? Dans ce cas, le déconfinement serait le début d’un retour à la normale. Mais aussitôt on se prend à douter. Le monde d’après pourra-t-il vraiment ressembler au monde d’avant ? C’est l’alternative devant laquelle on se trouve : rien ne va changer, ou tout ? En Espagne, Pedro Sanchez propose un plan de transition vers la « nouvelle normalité ». On dirait un oxymore : demain, trouverons-nous normal ce qui nous paraissait aberrant hier ? Au fond, peut-être faut-il commencer par penser, non pas le monde d’avant, ni le monde d’après, mais le monde d’aujourd’hui : ce qui nous arrive.
Le tournant vers un nouveau modèle davantage axé sur l’écologie et le social peut-il avoir lieu dans ce contexte de crise économique lié au confinement ?
Les dirigeants néolibéraux nous expliquent depuis longtemps qu’il n’y a pas d’alternative : les contraintes économiques ne laisseraient pas de place à la politique. Il n’y aurait qu’une politique possible : c’est la rhétorique du réalisme, comme si la réalité déterminait nos choix. Pourtant, des conditions comparables peuvent se traduire, politiquement, par des politiques bien différentes : la crise économique des années 1930 débouche sur le fascisme, mais aussi sur le Front populaire ou le New Deal.
Bref, non seulement je ne crois pas au déterminisme économique, mais surtout, cette rhétorique politique est de longue date l’instrument de politiques néolibérales : au nom du réalisme, on nous dit depuis les années 1980 que rien ne serait possible. Or ce n’est pas la réalité de l’économie qui nous dicte sa loi. Ce sont d’une part les rapports de force, donc les mobilisations, d’autre part la capacité d’invention, donc l’imagination et l’intelligence politiques.
On sait que les gouvernements successifs s’emploient à défaire le programme du Conseil national de la résistance. Mais la leçon principale de la Libération, pour moi, ce n’est pas tant une disposition ou une autre ; c’est avant tout un pari ambitieux et généreux dans un contexte où les difficultés pouvaient paraître insurmontables. Pour prendre un exemple plus lointain dans l’espace, mais plus proche dans le temps, c’est le paradoxe du Rojava : dans les circonstances les plus dures, il peut y avoir la volonté d’inventer avec générosité.
Entre pénuries de masques et le manque de moyens de l’hôpital public, pensez-vous que cette crise va renforcer un sentiment de défiance vis-à-vis du corps politique ?
Cela paraît plausible… Et il faudrait allonger la liste : l’impréparation, l’incompétence, l’impéritie, l’inconscience, l’inintelligence, sans parler des mensonges… Pourtant, les réactions à cette incroyable irresponsabilité des responsables peuvent prendre deux directions opposées.
D’un côté en effet, le rejet de la politique fait le jeu du néofascisme qui gagne du terrain. Ni droite, ni gauche, à bas les partis, tous pourris : toutes ces idéologies de la dépolitisation nourrissent l’extrême-droite, qui, en réponse à l’impuissance politique, fait miroiter le fantasme d’un pouvoir revendiquant fièrement son autoritarisme. C’est d’autant plus dangereux qu’en même temps, c’est au nom de la « liberté » qu’elle résiste aux injonctions des pouvoirs publics : aux États-Unis, au Brésil, en Italie, en Espagne, et même en Allemagne, on voit monter un néofascisme libertarien de privilégiés.
De l’autre, le rejet de la classe politique n’implique pas forcément celui de la politique. On peut imaginer au contraire une incitation, pour la société civile, à se penser comme sujet politique, ou plutôt comme des sujets politiques, pour prendre le relais. Le gouvernement se vante de multiplier les PV ; mais la population peut s’enorgueillir de son auto-discipline : quand les irresponsables sont au pouvoir, et nous traitent comme des enfants qu’il faut punir, c’est à nous de nous montrer responsables. C’est donc une repolitisation de pans entiers du social.
On s’en doute, la première option (la dépolitisation) correspond à mes craintes, la seconde (la repolitisation) à mes désirs. Mais entre les deux, rien n’est joué. Tout dépend de nous.
Les métiers du care – souvent dits « féminins » – jusqu’ici invisibilisés ont en effet été au devant de la scène pendant l’épidémie. En quoi cette crise peut-elle contribuer à revaloriser ces métiers de manière durable ?
Hier, on nous disait que l’hôpital relevait du social, par opposition à l’économie ; il fallait donc développer celle-ci au détriment de celui-là. Or aujourd’hui, il est devenu évident que cette opposition n’a pas de sens. Faire des économies sur le social, c’est oublier que le social n’est pas extérieur à l’économie. Il en est la condition nécessaire. C’est là un espoir : si l’on cesse enfin de penser que le social serait une « charge » qui pèse sur l’économie, alors, nos priorités politiques peuvent être bousculées, en même temps que nos hiérarchies sociales. Autrement dit, les métiers féminisés pourraient s’en trouver réhabilités.
>> A lire aussi : Sandra Laugier : “Les ‘racailles’ne sont pas du côté qu’on croit”
En quoi la crise sanitaire a-t-elle renforcé le sentiment d’exclusion sociale des quartiers populaires et de leurs travailleurs ?
Deux choses se conjuguent : inégalités économiques et discriminations territoriales ; ou pour le dire autrement : la classe et la race. D’une part, tout le monde a pu mesurer combien nous ne sommes pas égaux devant la pandémie : la maison de campagne ou familiale est un signe évident de classe, de même que le télétravail : dans l’ensemble, ce sont les classes populaires qui ont continué ou repris le travail en « présentiel », comme on dit, c’est-à-dire en exposant leurs corps dans les transports, aux caisses des magasins, dans le soin des autres, etc. D’autre part, sous prétexte de contrôle sanitaire, la répression policière a redoublé dans les quartiers populaires. Le président de la République pouvait s’y promener sans masque, pas les habitants…
Je m’interroge toutefois : ce qui change, ce n’est peut-être pas le sentiment d’exclusion dans ces quartiers, où l’on savait déjà ce qu’il en est ; c’est peut-être la conscience qu’en ont celles et ceux qui ne vivent pas cette expérience. Là encore, deux logiques opposées peuvent coexister : la stigmatisation des « banlieues » peut certes s’aggraver encore dans notre société, mais aussi la solidarité. Notre mobilisation politique pourra faire pencher la balance d’un côté, ou de l’autre.
A Paris 8, l’Université où vous enseignez, 30 % des étudiants sont étrangers. Leur sort vous inquiète-t-il aujourd’hui ?
L’inquiétude n’est pas nouvelle ; elle a été alimentée, ces dernières années, par les pouvoirs publics, qu’il s’agisse des mauvais traitements réservés aux sans-papiers ou de la hausse spectaculaire des frais d’inscriptions qui vise spécifiquement les personnes qui ne viennent pas de l’Union européenne. La précarité en menace donc un nombre important.
Mais il y a un élément nouveau : le retour des frontières, amorcé depuis des années, s’est accéléré d’un seul coup, y compris au sein de l’Europe. D’ailleurs, j’ai été très frappé par l’absence de politique européenne concertée, depuis le début de la crise ; tout se passe comme si le repli national était la seule réponse possible à la pandémie. C’est très inquiétant, non seulement en pratique (qu’advient-il des familles transnationales ?), mais aussi idéologiquement (la nation deviendrait-elle l’unique refuge ?).
Vous travaillez notamment sur la politisation des questions sexuelles et raciales et leurs intersections. La crise sanitaire semble avoir porté à son paroxysme les inégalités à la maison révèle un récent rapport de l’OCDE. En quoi peut-elle aggraver encore ces écarts selon vous ?
Le repli national, et même local, est redoublé par un repli domestique. C’est un véritable rétrécissement de notre espace de vie, comme si nous n’existions que dans la famille ou au travail, et non dans la multiplicité des liens. Or, si l’enfermement des femmes dans l’espace du foyer est une des clés de la domination masculine, par la répartition des tâches, le confinement des conjoints peut les exposer davantage aux violences des hommes. La pandémie est un révélateur : ce sont toutes les inégalités qui sont à nu – à vif même : genre, classe, race ; dans ce contexte, il devient de plus en plus difficile d’ignorer les logiques intersectionnelles.
>> A lire aussi : Contre un monde “hypermasculinisé”, elles disent stop au “coronaviril”
Y a-t-il déjà des constats positifs à retenir de la période que nous traversons ?
Je crois que, collectivement, nous prenons conscience que les personnes qui subissent les inégalités et les discriminations sont les mêmes qui sont en première ligne pour faire face à la pandémie. Ce n’est donc pas seulement la remise en cause de l’image, chère à Emmanuel Macron, des « premiers de cordée ». Si les héros ne sont pas en haut, les derniers de cordée, si l’on peut dire, sont les premiers exposés mais aussi les premiers engagés. Les victimes sont tout sauf passives : elles se battent. Loin d’être enfermées dans la domination, elles sont des acteurs, et plus souvent encore des actrices que définit leur engagement vital pour le bien commun.
Que va-t-il rester du monde d’avant d’après vous ?
C’est à nous de trier ce qu’il faut garder, ce qu’il faut jeter ou recycler (et la métaphore ne vient pas par hasard, tant la question écologique s’impose avec la pandémie), et ce qu’il faut modifier ; à quoi nous tenons, et ce qui est superflu, ou nuisible. À nous de jouer.
Quel monde aimeriez-vous voir se dessiner au sortir de la crise du Covid-19 ?
Un monde plus politisé, c’est-à-dire des sociétés où les choix ne soient plus travestis en nécessité ; un monde dans lequel on ne dirait plus qu’il n’y a pas d’alternative ; un monde défini par des valeurs, et non par des vérités ; un monde dans lequel la liberté ne serait pas le privilège des dominants, et l’égalité serait le cœur de la bataille politique. Bref, un monde démocratique : rien n’y serait donné une fois pour toutes ; tout serait enjeux et engagements.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Derniers ouvrages parus : Populisme : le grand ressentiment, Textuel, 2017, 96 p ; Gauche, l’avenir d’une désillusion, Textuel, 2014.
{"type":"Banniere-Basse"}