Entre quartiers populaires et médias, la rupture semble consommée. Repenser le traitement de l’info permettra-t-il de réduire la fracture ?
Quand, dans un petit rade d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, on l’interroge sur ce qu’il pense des médias, Jonathan (les prénoms ont été modifiés) ouvre grand des yeux qui hésitent entre étonnement et méfiance. “Pourquoi vous me demandez ça ? Il s’est passé un truc ?”
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Son questionnement est significatif : le rapport entre médias et habitants des quartiers populaires serait donc dicté par le fait qu’il “se passe un truc” ? “Vous venez que quand c’est la merde, donc je me demande, c’est tout”, explique, sourire en coin, le jeune homme d’une vingtaine d’années.
“On nous parle constamment de ces endroits comme de coupe-gorges”
On ne saurait dire avec précision de quand date le fossé entre habitants des banlieues et médias. Chez les premiers, on ne supporte plus ces hordes de caméras qui rappliquent en même temps que les sirènes de police et renvoient une image déplorable. Chez les seconds, on ne compte plus les anecdotes rapportant des violences et les mises en garde contre ces cités où l’on encourage à prendre des fixeurs, ces intermédiaires habituellement réservés aux théâtres de guerre.
La façon dont certaines rédactions appréhendent ces quartiers – avant même d’en faire un sujet – porte en elle un biais. Il n’est pas rare que l’on déconseille par exemple d’aller en banlieue seul après 14 heures et sans voiture banalisée. Autant de “précautions” qui renvoient l’image de journalistes déconnectés, renforcent le cercle vicieux de l’équation “banlieues = danger” et empêchent de pouvoir traiter ces questions de façon neutre. “On nous parle constamment de ces endroits comme de coupe-gorges, raconte une jeune journaliste prévenue qu’il fallait “avoir les épaules” pour ce genre de terrain. Forcément, ça fait peur. Ça ne donne pas envie d’y aller, ni d’y rester une fois qu’on y est.”
“Si ces précautions sont prises, c’est qu’il y a eu des soucis”, se défend-on au sein des rédactions, lesquelles soulignent à juste titre qu’il ne faut pas négliger les confrères de plus en plus nombreux à être molestés. “C’est vrai, mais la façon dont ils viennent, c’est hyper violent et agressif, pense Jonathan en humant son café. C’est une autre forme de violence.”
“Je pense surtout que les jeunes s’attaquent à des institutions qui les délaissent”
Un journaliste, lui-même bousculé dans une cité, veut bien le croire. “Est-ce que c’est vraiment les journalistes qui sont visés ? Je pense surtout que les jeunes s’attaquent à des institutions qui les délaissent et dont, pour eux, les médias font partie.”
“Si on ne vient que pour du fait divers, on rate tout”
Pour Nassira El Moaddem, il y a un travail à faire de part et d’autre. La rédactrice en chef du Bondy Blog trouve “contre-productif et aberrant qu’il n’y ait pas de gens spécialisés” sur la question des quartiers populaires. Certes, ces derniers ne recouvrent pas qu’une seule réalité, mais les problématiques sont trop complexes pour n’être traitées qu’à l’aune du fait divers.
Même idée chez Sylvia Zappi, ancienne rubriquarde “banlieue” au Monde, pour qui le problème réside dans ce manque de spécialisation. Elle déplore que les rédactions n’aient ni le temps, ni les moyens de traiter du fond. “Si on ne vient que pour du fait divers, on rate tout. On manque un pan entier de la société.”
Lorsqu’on soumet l’idée à Jonathan, il fait la moue. “Il faudrait des spécialistes parce qu’on est des cas sociaux ?” Pour Nassira El Moaddem, la spécialisation ne va pas sans une réflexion : l’éducation aux médias. “Il faut casser les fantasmes qu’il y autour des médias, faire un travail d’explication, que les habitants les comprennent et se les réapproprient.”
“C’est quoi l’objectif, on est des animaux ?”
A des centaines de kilomètres de chez Jonathan, à Marseille, autre ville qui pâtit de son image médiatique, nombre d’habitants ne répondent plus aux médias. Après un règlement de compte près de chez elle, Fatima a décidé de ne plus se confier aux journalistes.
Elle se rappelle de cette rédactrice télé “sortie de nulle part” qui avait demandé “à ce qu’on leur présente des mères de victimes”. Effarée, elle se prend la tête dans les mains. “Les corps des fils sont encore chauds et il faudrait filmer les mères qui pleurent. C’est quoi l’objectif, on est des animaux ?”
Un témoignage qui n’est pas sans rappeler cette scène de La Haine où Hubert, Saïd et Vinz s’énervent contre des journalistes qui les filment depuis leur voiture. Jet de pierres, insultes. Et le désormais mythique “on n’est pas à Thoiry ici”, référence au zoo francilien. C’était en 1995, il y a plus de vingt ans. Pas grand-chose ne semble avoir changé.
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