Auteur d’une œuvre trop parcimonieuse, le cinéaste palestinien n’a rien perdu de son aptitude percutante à portraiturer l’état politique du monde dans des saynètes burlesques hilarantes
Lorsqu’il y a plus de vingt ans, le splendide Chronique d’une disparition a fait son chemin dans les festivals, on s’est dit qu’un grand cinéaste pouvait faire exister fortement la Palestine sur la carte du cinéma (en parlant de la menace de son engloutissement sur la carte du monde). Chronique d’une disparition était une apparition : celle d’un cinéaste, dont le regard tient de la précision de trait et de la sécheresse expressive, du dessinateur caricaturiste, mais aussi celle d’un corps, celui de Suleiman acteur, Buster Keaton sous anxiolytique, arborant sa poker face et son effarement contenu comme seul commentaire au grand dérèglement du monde.
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Étrangement, l’œuvre fut moins prodigue qu’on ne l’espérait : après le succès d’Intervention divine, son deuxième long (Prix du jury, Cannes 2002), il faut sept ans pour que surgisse un troisième film (Le temps qui reste, également en compétition à Cannes en 2009), puis dix autres années pour qu’on découvre le quatrième, This must be heaven. Il y a quelque chose de l’activité diariste chez Suleiman. Cette activité de noter sur un carnet, une idée, une observation, une formule, commune à la plupart des créateurs, qui est généralement le point de départ de toute œuvre, il choisit de la préserver jusqu’au point d’arrivée. Le film est un assemblage de croquis, une composition d’instantanées, et cet art du journal, cette façon d’annoter le quotidien, rend d’autant plus paradoxal que l’œuvre soit si rare. On aimerait au contraire que le regard narquois de Suleiman double notre quotidien.
Si l’œuvre est rare, c’est peut-être en partie en raison de la lourdeur des mécanismes de financement, et ce chemin de croix des cinéastes aux guichets des argentiers du cinéma mondial, est la trame du film. Elia Suleiman, cinéaste palestinien (« mais drôle » dit Gael Garcia Bernal dans une des nombreuses excellentes punchlines du film), quitte Nazareth au premier tiers du film pour taper à la porte d’un producteur parisien, puis d’une productrice new-yorkaise. C’est donc une image de la Palestine qui voyage à travers le monde, et trouve dans ces grandes villes étrangères de vraies similitudes : dans un Paris sous état d’urgence, où la surveillance et le contrôle semblent devenus un état naturel de la société ; ou dans un New-York, où les armes à feu sont plus banalisése qu’en Israel. La Palestine est un peu partout.
Mais c’est aussi le cinéma d’art et d’essai qui est une sorte de Palestine, un petit lopin artistique en voie d’effacement sur la grande cartographie du business cinématographique mondial. Le personnage-cinéaste est confronté d’un côté de l’Atlantique aux mêmes rebuffades embarrassées, à la même absence de prise en compte. Par l’extrême ténuité de ses récits, la légèreté de sa touche, sa fantaisie pointilliste, le cinéma de Suleiman emprunte la forme du mineur (exempte de toute forme d’ostentation formelle, de pesanteur didactique ou de monumentalité plastique). Mais cet art mineur, c’est évidemment la forme la plus idoine, la plus performante et possiblement ravageuse, pour incarner le minoritaire, le faire exister fortement là où on voudrait le rayer de la carte. Le film, après un épilogue qui ouvre en dépit de tout sur beaucoup d’espoir, se clôt par une dédicace à la Palestine. Il pourrait tout aussi bien porter en exergue « à une certaine idée du cinéma », mais chez Suleiman, il n’est pas de plus forte congruence.
This must be heaven de et avec Elia Suleiman. Avec Taril Copty Gael Garcia Bernal, Grégoire Colin.
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