Diffusé entre 2013 et 2014, le thriller conspirationniste de Dennis Kelly ausculte les angoisses et fantasmes associés à la crise sanitaire sous un angle étonnant et se dote de résonances troublantes avec notre présent pandémique.
Cet article comporte des révélations sur l’intrigue d’Utopia.
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Une gerbe de sang sur un fond jaune fluo. C’est la première image qui me vient à l’esprit en repensant à Utopia, la série britannique de Dennis Kelly annulée après deux saisons faute d’audiences suffisantes. Une déchirure sur impression colorée aussi cinglante qu’imprévisible, une projection organique qui venait secouer une esthétique de comics. Malgré l’indéniable efficacité de ce thriller conspirationniste hanté par le spectre d’une apocalypse sanitaire, sa violence inouïe et sa stylisation criarde avaient suspendu mon visionnage à la fin de la première saison.
Retour en (contre) Utopie
Par association d’idées, la première planche de Watchmen, pin’s smiley souillé d’une larme écarlate, surgit en interférence et ravive l’excitation ressentie à la découverte de la variation en série de Damon Lindelof l’automne dernier. Le filtre de l’uchronie y aiguisait notre regard sur les tensions contemporaines, dont elle redistribuait les cartes en une donne vertigineuse. D’ailleurs, avec ses influences graphiques, ses sociétés secrètes et son parfum de fin du monde, elle semble tisser des correspondances discrètes avec la création de Dennis Kelly.
D’où vient l’envie de se replonger dans Utopia et d’en venir à bout ? D’un paysage sériel de printemps un peu morne, dont même les crêtes (Hollywood) se résorbent dans des ornières consensuelles. D’un besoin d’aspérités et de mauvais esprit après deux mois de consensus sanitaire, d’applaudissements synchronisés et d’interventions copiées-collées-confinées. Et d’un air du temps contaminé par une menace invisible, dont la série tordait les fils avec une prescience troublante.
Utopia suit les membres d’un forum de discussion qui tombent en possession du tome 2, jamais publié, de leur bande dessinée favorite. Ils sont pris en chasse par une organisation prête à tout pour en récupérer les planches : plus que de la science-fiction écrite par un fou, elles renfermeraient les secrets d’une vaste conspiration sanitaire.
Une menace invisible
Si le thriller sinueux qui enserre les personnages se révèle toujours aussi palpitant, et se double dans la seconde saison d’une ampleur émotionnelle bouleversante, c’est la toile de fond de la série qui se frotte à notre présent avec le plus de rugosité, ou d’étincelles. Dans le but de réduire la population mondiale pour prévenir un assèchement tragique des ressources de la planète, des scientifiques, accolés à un laboratoire pharmaceutique, répandent un virus avant d’en proposer le vaccin, dans lequel ils ont dissimulé une protéine stérilisante.
Au fil des épisodes, la menace épidémique est dépliée avec une précision de trait qui en saisit aussi bien l’essence invisible que les conséquences concrètes. Du premier cluster au confinement des personnes à risque et de la restriction des déplacements non-essentiels à l’appréhension de vagues successives, la situation mondiale actuelle trouve dans cette série vieille de huit ans un brouillon particulièrement affûté, jusque dans le teneur même de virus, une grippe avec complications respiratoires.
Elle saisit surtout les manipulations, les incertitudes et les fantasmes qui lui sont attachés, entre annonces cosmétiques des pouvoirs publics, instrumentalisation de la crise et théories du complot. C’est sur ce dernier point qu’Utopia opère son contre-pied le plus spectaculaire, aussi risqué que pertinent : cette fois, les paranoïaques ont vu juste, et les véritables ressorts de l’épidémie se nouent dans le dos d’une population endormie.
La théorie du complot comme porte ouverte sur le réel
Ce parti pris fictionnel permet de dépasser l’opposition souvent réductrice entre le « vrai » et le « faux » (bons scientifiques et savants fous, vérités officielles et fake news) pour en éprouver la relativité (il suffit d’observer la variété des mesures sanitaires déployées contre le Covid 19 selon les pays, ou le revirement de la parole gouvernementale française concernant l’utilité d’un port généralisé du masque) et dépasser ainsi la binarité artificielle du fact checking. Utopia prend les théories du complot pour ce qu’elles sont : des hypothèses extrêmes qui peuvent stimuler une réflexion, des fictions à même d’ouvrir des portes (certes grinçantes) sur le réel.
Qu’est-ce qui s’engouffre dans cette embrasure ? L’obscurité des politiques de santé publique, entre gestion de crise à l’aveuglette, mensonges d’état pour préserver les apparences et collusion (pour ne pas dire assujettissement) à des pouvoirs financiers – en premier lieu les laboratoires pharmaceutiques.
Dans la saison 2, une question éthique, celle de l’accès différencié aux soins selon le niveau de développement des pays, surgit de la bouche des crapules. Si leurs intentions sont sinistres – ils prônent une distribution simultanée de leur vaccin à l’ensemble de la population mondiale pour ne laisser à personne le temps de déceler leur protéine stérilisante –, l’idée qu’ils soulèvent mérite d’être analysée. Les pays développés seraient-ils prêts à retarder leurs campagnes de vaccination, donc à accroître le nombre potentiel de victimes sur leur sol, pour que le tiers-monde en bénéficie en même temps qu’eux ?
Le virus comme rouage du système
Sur une pente encore plus glissante, et toujours plus fascinante, la série aborde, à travers le point de vue de certains personnages, le virus comme partie intégrante de nos (éco) systèmes. Naturel, comme soupape tragique d’une planète au bord de l’implosion, et économique, comme outil de persistance du capitalisme totalitaire (maintien des populations dans la peur, glissement vers une surveillance généralisée et levier de relance de l’industrie et de la consommation). En envisageant le drame sanitaire comme une dépense organisée de l’excédent de l’humanité, la série rejoint presque les théories exposées par Georges Bataille dans La Part maudite, son traité d’économie générale contesté.
En distillant une angoisse en pointillé dont le raccordement dessine une apocalypse sanitaire, Utopia offre au spectateur, à travers le filtre de la théorie du complot, les hypothèses les plus risquées et contestables, et fait confiance à son intelligence et à sa sensibilité pour les soupeser, les confronter. Loin de tourner à vide, son récit alambiqué et ses visions hallucinées nous offrent une matière à penser nos temps troublés.
Utopia, de Dennis Kelly, avec Fiona O’Shaughnessy, Alexandra Roach, Nathan Stewart-Jarrett… Disponible sur MyCANAL, ou en coffret DVD édité par Studiocanal.
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