A mi-chemin entre l’école d’art et le circuit institutionnel, le salon de Montrouge propose chaque printemps sa sélection des nouveaux talents de l’art contemporain. A l’occasion de cette 64ème édition, “Les Inrocks” mettent en avant plusieurs jeunes artistes. Aujourd’hui, c’est au tour de Sabrina Belouaar dont chacune des pièces résulte d’une cristallisation de signes provenant de différentes cultures.
A un monde éclaté, dont le nomadisme des identités, des traditions et des formes s’impose de plus en plus comme un vecteur partagé, correspond également une dé-définition des canons de l’art contemporain. Les grands mouvements, les styles reconnaissables et la signature autocratique ont fait leur temps. A ce paradigme succède alors un disloquement progressif, caractérisé par la prolifération de formes de productions marquées par une versatilité des vocabulaires plastiques et des situations d’énonciation multiples. Cet éclectisme est une liberté : là où il fallait auparavant souvent se définir contre, les stratégies de résistance ont été supplantées par d’autres relevant davantage d’une appropriation par fragments. Telle tradition, telle signe, peut librement se combiner avec d’autres, dans une volonté de sens qui supplante alors le simple iconoclasme.
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La forme comme résultat d’un processus d’investigation
La pratique de Sabrina Belouaar s’inscrit dans cette mouvance. L’un des exemples les plus manifestes réside dans ce monochrome en henné sur toile (Henna, 2015) qu’elle expose, avec deux autres pièces, au Salon de Montrouge. En se réappropriant une matière première orientale recontextualisée au sein d’une tradition typiquement occidentale (et dans le cas du monochrome, également en majeure partie masculine), Sabrina Belouaar, franco-algérienne née en 1986, s’inscrit à la croisée de deux signes culturels. Ses premiers pas dans l’art, explique-t-elle, sont marqués par la formulation de questions. Opérant des rapprochements sans y apporter de résolution, l’artiste part à chaque fois d’une histoire ou d’une anecdote, observée dans son milieu quotidien. Pour cette raison, le choix du médium n’intervient qu’a postériori, la forme finale apparaissant alors comme l’ultime résultat d’une cristallisation au long cours.
“Au fur et à mesure, la forme finale – peinture, installation ou photographie – s’impose d’elle-même.”
La forme finale rend à vrai dire surtout visible un processus qui l’engage, et souvent s’étend vers un dialogue polyphonique. D’abord, il y a une observation, une aspérité qui dépasse et vient trouver la surface uniforme du réel. Ce possible laissé brut, ce questionnement en germe, il faut ensuite le suivre et le pousser dans ses retranchements. Le processus de repérage de l’artiste se fait alors armé d’un appareil photographique, d’un enregistreur et d’un cahier. Au fur et à mesure, la forme finale – peinture, installation ou photographie – s’impose d’elle-même. A Montrouge, il y a encore cette photographie, gros plan sur l’armure de bling et de toc d’un sujet photographié en gros plan, dont on ne perçoit à vrai dire que les mains occupées à tirer une clope d’un paquet et l’accumulation à mi-chemin entre parure et armure qui lui ceint les doigts, poignets, avant-bras et torse.
L’ambiguïté contre la violence des récits dominants
Pour obtenir ce cliché en apparence sur le vif de M. Bobigny (nom de la pièce et du sujet, 2016), il aura fallu à Sabrina Belouaar trois mois. Trois mois pendant lesquels ont été installées les conditions de confiance d’une rencontre, et d’un échange, avec ce sans domicile fixe s’étant confectionné une carapace de fortune. En creux, raconte l’artiste, celui-ci lui confie également préférer porter ses propres chaînes plutôt que de subir les séquelles de la mise en chaîne de ses ancêtres et le joug d’un processus de décolonisation toujours pas abouti. Il y a également cette troisième pièce, un moulage de deux poings serrés faisant saillie du mur, autour desquels est enroulée une ceinture. Ici encore, les deux pistes évoquées se mêlent. La sculpture classique et l’anecdote personnelle, la tradition post-conceptuelle et la formulation d’une question laissée ouverte.
En l’intitulant Dada (2018), Sabrina Belouaar en renforce encore la polysémie intrinsèque. Dada, comme les dadaïstes, se dira-t-on en lisant la pièce depuis un contexte artistique, mais Dada, également comme le mot « père » en berbère. De fait, la ceinture appartient au père de l’artiste, arrivé en France dans les années qui suivirent la guerre d’Algérie, employé dans une usine de ceintures. La petite histoire, et la grande qui l’encapsule, sont contenues par la pièce comme son cœur actif mais silencieux, sans cependant en conditionner explicitement la lecture. Comme le brouillage des traditions artistiques et des différents régimes de signe, la plupart des pièces de Sabrina Belouaar, œuvres ouvertes, œuvres expressives sans être unilatérales, sont amenées à se patiner du sens qu’y apposeront les différentes subjectivités, elles-aussi complexes et ramifiées, qui viendront en faire l’expérience. Avec les identités multiples vient également l’appel à des œuvres profondément ambiguës, dont le rôle est davantage de venir complexifier toujours plus le réel que de tenter en vain d’en tirer une seule interprétation dominante – forcément biaisée.
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