Dans une conversation au long cours, « Nos mondes en langues », l’artiste chinois Huang Yong Ping, présent au Grand Palais le mois dernier avec son installation Empires, et le philosophe français François Jullien, confrontent leurs parcours créatifs et leurs expériences communes, oscillant entre la Chine et l’Europe, entre la fadeur et l’intensité, entre Confucius et Nietzsche.
Qu’est-il possible de partager lorsque l’on converse avec une personne dont l’histoire et les références culturelles semblent aux antipodes de soi ? L’éloignement est-il compatible avec l’entente ? Le beau dialogue entre l’artiste chinois Huang Yong Ping et le philosophe français François Julien, animé par Donatien Grau, Nos mondes en langues, confirme qu’aucun principe de séparation n’est irréductible entre deux personnes dès lors que se déploie entre elles l’art de la conversation. Un art indexé à la capacité de partager tout ce qui est possible, intellectuellement et affectivement, et de s’accommoder de l’inaccessible ; mieux de s’en inspirer. C’est précisément dans cet « entre » (entre deux cultures, entre deux histoires, entre deux écritures) que se niche le secret de la concorde, de l’accord, même imparfait. C’est toujours dans l’espace de cet « entre » qu’une pensée naît, plutôt que dans la forclusion d’un espace culturel.
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La fertilité des écarts pour la pensée
Aucun autre philosophe que François Jullien ne défend mieux en France cette importance de l’écart, du déplacement, d’où procèdent les idées vives. Aspiré par la Chine depuis des décennies, l’auteur construit une œuvre entièrement traversée par cette réflexion sur la fertilité des écarts pour la pensée, de Platon à Lu Xun… Si son rapport à la Chine était au départ plutôt un élément thématique, il est progressivement devenu « une ressource de pensée » inépuisable. Face à lui, l’artiste chinois Huang Yong Ping, installé à Paris depuis 1989, a toujours porté un intérêt à la philosophie (Kant, Nietzsche, Wittgenstein, Deleuze…). Ni tout à fait chinois, ni tout à fait occidental, il vient d’exposer son œuvre, Empires, au Grand Palais, pour la septième édition de « Monumenta », après s’être fait connaître en 1989 grâce à l’exposition Les magiciens de la terre à Beaubourg.
Donatien Grau a ainsi eu envie de confronter deux parcours, l’un partant de Chine pour vivre en France, l’autre parti de France pour rencontrer la Chine. Cette confrontation a la subtilité d’un vis-à-vis entre deux modes d’action créatifs, où se dessine un point d’intersection fécond entre un espace et un autre, entre une pensée et un art. Le dialogue, dense, structuré en quatre parties distinctes – « textes- cohérences conceptuelles, parcours, dans le monde » – oscille entre des références constantes et communes à l’histoire de l’art – Marcel Duchamp, le dadaïsme… – autant qu’à l’histoire de la philosophie occidentale et chinoise : deux entrées qui définissent le tropisme de chacun d’entre eux.
« Remettre en tension la pensée »
La question de la représentation révèle déjà une différence entre leurs traditions ; car comme le souligne François Jullien, « un des écarts marquants entre la tradition chinoise et la tradition européenne tient à ce que les Grecs ont abordé l’art par le biais de la mimèsis, la représentation, qui est d’abord la représentation théâtrale ». L’art reproduit la nature, en Occident.
François Jullien insiste surtout dans ce dialogue sur sa volonté de « détecter des écarts, repérer des écarts, les faire travailler », afin « d’envisager jusqu’où peuvent aller les possibles de la pensée ». C’est ainsi qu’il explore les écarts entre culture chinoise et culture européenne, comme au sein de la culture européenne, au sein d’un même auteur, « afin de faire jouer les lignes de force qui mettent en tension la pensée ». Et Jullien d’affirmer : « Découvrir, ouvrir des écarts, c’est ce qui permet de sortir de la pensée commune, banale, endormie, pour remettre en tension la pensée ». Cette exploration infinie pousse le philosophe à tirer sans cesse plusieurs fils à la fois : le fil moral, le fil esthétique, le fil politique… « Mais à travers tous ces fils, s’est dégagé un fil essentiel, celui du vivre ».
« Le zen est dada, dada est le zen »
A partir de quelques récents livres (Nourrir sa vie, Vivre de paysage, son dernier De l’être au vivre), Jullien a déplacé l’objet de sa propre pensée pour se demander comment élaborer à nouveaux frais « une philosophie du vivre ». Comment élaborer une philosophie du vivre, plutôt que s’en tenir aux banalités de la sagesse ? C’est à ce défi que l’auteur se tient aujourd’hui, plutôt qu’à s’ajuster à la demande d’un marché obsédé par le développement personnel et les leçons pratiques de sagesse. Lui vise autre chose, au-delà de la sagesse figée dans son imagerie folklorique. Ce que l’artiste chinois déconstruit tout autant, depuis qu’il a fondé le mouvement « Xiamen Dada » (« le zen est dada, dada est le zen »).
Très ouvert, dans sa forme même, ce dialogue (traduit en anglais et en chinois) n’affirme au fond qu’un désir commun de résister à toute expression comminatoire ou prophétique. Si François Jullien assume ne pas vouloir « prêcher » mais « penser », au risque du désengagement du champ politique et de l’engagement dans la cité, Huang Yong Ping revendique n’être qu’un artiste « curieux » qui « regarde ici et là, devant la porte de la philosophie, tel un portier ». Ce à quoi Jullien répond que lui aussi se voit modestement comme un « passager de la philosophie ». C’est dans ces courants d’air, conditionnés par l’attention aux écarts, que le sentiment de vivre devient plus intense : une intensité déployée avec douceur dans cette conversation moins secrète que sécrétant de la pensée.
Huang Yong Ping, François Julien, Nos mondes en langues, conversation avec Donatien Grau (Editions Klincksieck, Kamel Mennour, 160 p, 26 €)
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