Après Self Fulfilling Prophecy, son excellent premier album paru chez Infiné en juin 2018, La Fraicheur – qui officie par ailleurs régulièrement en tant que DJ – vient de faire paraître Weltschmerz, un EP contenant quatre nouveaux morceaux distordus et virulents. Rencontre avec l’une des figures les plus fortes de la scène électro contemporaine, réfractaire à toute concession.
Weltschmerz révèle un durcissement sensible du ton et du son par rapport à l’album, qui oscillait entre électro, ambient et techno. Comment s’explique ce durcissement ?
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J’avais vraiment envie d’aller vers des morceaux plus abrasifs et incisifs, plus rapides aussi, pour deux raisons principales. Tout d’abord, je voulais composer une musique plus proche de ce que je joue dans mes DJ sets techno. Par ailleurs, je ressentais le besoin impérieux d’exprimer la colère et la frustration que j’ai pu ressentir suite à la sortie de mon album – colère et frustration qui ont également entraîné un durcissement de mes DJ sets ces derniers mois. La sortie en elle-même s’est très bien passée avec un accueil critique très positif et encourageant, qui m’a vraiment fait plaisir. Cette exposition de ma musique a malheureusement aussi eu une conséquence néfaste : je me suis retrouvée la cible de trolls, que ce soit dans les commentaires de vidéos YouTube, dans mes messageries privées ou sur Facebook. Ces messages ou ces commentaires étaient vraiment violents, hostiles, parfois homophobes mais le plus souvent très misogynes. Je n’étais pas du tout préparée à une telle agressivité, face à laquelle il est très difficile de prendre de la distance. J’ai vécu des mois très pénibles un peu après la sortie de l’album…
Donc tu as ressenti le besoin de composer des morceaux en réaction ?
Répondre à ce genre de messages ou de commentaires n’aide en rien. Au contraire : plus on y répond, plus on s’enlise et on s’enfonce… Il faut encaisser et rester stoïque, ce qui ne correspond pas trop à mon caractère. A mes yeux, la meilleure chose à faire était de répondre avec ma musique, en faisant des morceaux qui traduisent le dégoût que m’inspirait cette situation. Ceci dit, au-delà de cette épreuve personnelle, le EP – dont le titre peut se traduire à peu près par « douleur face au monde » – exprime plutôt un sentiment de tristesse généralisée devant l’état actuel des grandes démocraties occidentales, un état de plus en plus accablant… Je l’ai conçu en partie pendant que j’étais en tournée aux Etats-Unis et au Mexique l’automne dernier et en partie chez moi, à Berlin. En voyage, je travaille plutôt sur la structuration des morceaux à partir du matériau emmagasiné car je n’ai pas besoin de tout mon équipement, mon laptop suffit. J’ai toujours une dizaine de morceaux en cours de réalisation, je passe de l’un à l’autre au gré de l’inspiration et de mes envies.
Tu vas bientôt partir t’installer à Barcelone, après avoir vécu plusieurs années à Berlin. Qu’étais-tu venue y chercher et qu’y as-tu trouvé ?
Je suis arrivée à Berlin en 2011. Avant, je vivais à Montréal et, quand j’ai dû en partir, j’ai cherché une ville en Europe qui m’offre la même qualité de vie : présence de la nature, étendue du réseau cyclable, loyer décent, etc. Je n’ai pas été attirée spécialement par la scène musicale. A vrai dire, je pensais même avoir fait un peu le tour de la question à ce moment-là. Une fois immergée dans le grand bain berlinois, j’ai vite réalisé qu’il y avait au contraire plein de choses possibles encore et je suis repartie de plus belle. A Berlin, où les clubs ont vraiment une architecture et une atmosphère particulières, j’ai découvert le plaisir de danser en club – un plaisir qui va bien au-delà du défoulement physique. Pour moi, c’est une expérience presque spirituelle. Par ailleurs, la scène queer – très développée et active ici – compte beaucoup dans ma relation avec Berlin. C’est très excitant de se retrouver aux côtés des personnes qui agissent pour tenter de mettre en place de nouvelles valeurs et façons d’être. Ça ouvre un grand espace d’exploration et ça donne à la fois de l’énergie et de la confiance. Je n’avais jamais vu avant une scène queer aussi effervescente et influente. J’ai aussi découvert l’univers des sex positive parties, dans lesquelles il y a autant de liberté pour chacun.e que de respect envers l’autre et dans lesquelles la musique tient une place centrale.
Tu dresses un bilan très positif de ces années berlinoises. Pourquoi pars-tu alors ?
Ça tient d’abord à mon rythme de vie. Je suis à Berlin environ dix jours par mois, le reste du temps je suis en déplacement pour faire des DJ sets. Je profite de moins en moins de ce que la ville peut offrir. Par exemple, j’ai beaucoup moins l’opportunité d’aller danser en club. Ça tient aussi au climat. Quand je compose, j’ai besoin de sortir régulièrement pour m’aérer la tête. Or, ce genre d’aérations peut s’avérer problématique à Berlin, en particulier durant l’automne-hiver avec le froid et la nuit qui tombe à quatre heures de l’après-midi… Si tu te lèves tard, tu ne vois presque pas la lumière du jour et la dépression guette vite… De manière générale, j’ai le sentiment que rester ici plus longtemps me freinerait dans mon développement en tant que musicienne.
Qu’est-ce qui motive ton choix pour Barcelone ?
J’ai besoin d’un autre environnement qui s’adapte mieux à mon rythme de vie, étroitement lié à mes engagements de DJ. J’ai besoin en particulier de lumière et de chaleur – d’où le choix de Barcelone. Au-delà du climat, Barcelone a aussi une scène queer et une scène électro très dynamiques, avec de nombreuses soirées alternatives en mode DIY (do-it-yourself ou fais-le-toi-même, ndlr). J’ai hâte d’y participer et de travailler avec de nouvelles personnes, aussi déterminées que moi à faire bouger les choses.
Tu es une fervente militante du féminisme, aux convictions clairement affichées. Que représente le féminisme à tes yeux ?
Le féminisme est un peu devenu mon étendard par défaut, notamment parce que les médias le mettent systématiquement en avant me concernant. Je suis féministe tout simplement car je n’imagine pas être autrement. Je n’imagine pas ne pas défendre mes droits en tant que femme et en tant que citoyenne. Selon moi, toutes les femmes devraient être féministes jusqu’à ce que nous obtenions les mêmes droits et la même reconnaissance dans la société que les hommes. Les premières personnes que j’ai vu mixer – au Pulp, durant mon adolescence – sont des femmes : Chloé et Pussy Killers (le duo formé par Jennifer Cardini et Sextoy). Ce sont elles qui m’ont donné envie de passer derrière les platines. Ça me semblait comme une évidence. De la même manière, plus je serai visible, plus ça pourra donner la force et la confiance à d’autres femmes d’être visibles. Récemment, j’ai aussi lancé une ligne de tee-shirts avec des messages féministes – tous les bénéfices étant reversés à diverses ONG œuvrant pour les droits des femmes, des LGBT et des réfugié.e.s. Ce combat est très important pour moi, mais je ne veux pas y être réduite. Je me vois avant tout comme une musicienne.
La Fraicheur sera en DJ set le 23 mai à Paris (Rex Club), le 24 mai à Rennes (Festival Made), le 14 juin à Brest (Cabaret Vauban) et le 23 août à Uzès (Festival Les courants alternatifs).
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