Mercredi 13 mai, le Conseil national de la Nouvelle résistance a été lancé afin de “mener le combat du jour d’après” et lutter contre “les ravages du néolibéralisme”. La sociologue Danièle Linhart, membre de ce CNNR, revient pour Les Inrocks sur cette initiative placée sous “la tutelle de l’histoire, des luttes sociales et écologiques contemporaines”.
“Notre ambition est d’offrir un point de ralliement à toutes celles et ceux qui pensent que “les Jours heureux” ne sont pas une formule vide de sens mais le véritable horizon d’un programme politique.” Le tacle à Emmanuel Macron, qui, dans son allocution du 13 avril, avait fait référence au programme du Conseil national de la résistance (CNR), est assez explicite dans le manifeste du Conseil national de la Nouvelle résistance.
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Lancé mercredi 13 mai, ce CNNR, dont le secrétariat est composé du réalisateur et co-fondateur de Citoyens Résistants d’Hier et d’Aujourd’hui Gilles Perret, du cinéaste et romancier Gérard Mordillat, de l’éditeur Florent Massot, du journaliste et écrivain Denis Robert, de Katell Gouëllo du Média TV et de l’agrégé et prof d’économie Bertrand Rothé, ambitionne de “mener le combat du jour d’après”, notamment contre “les ravages du néolibéralisme”.
Dix hommes et dix femmes, aux profils divers – la sociologue et philosophe Dominique Méda, le comédien et défenseur des droits des intermittents Samuel Churin, la politologue Fatima Ouassak, Pablo Servigne, l’un des théoriciens de la collapsologie, la médecin et militante Sabrina Ali Benali… – dont deux Résistant·es en co-président·es d’honneur, Anne Beaumanoir et Claude Alphandéry, vont entamer un travail commun de réflexion sur les “principes selon lesquels notre société devra désormais être gouvernée”.
Leurs travaux seront alors présentés publiquement le 27 mai, journée nationale de la Résistance, afin que, comme nous l’explique Danièle Linhart, membre du CNNR, “tout le monde puisse se joindre à ce débat collectif, l’alimenter, le démultiplier territorialement”. Pour la sociologue du travail – qui précise parler en son nom tout le long de l’entretien ci-dessous -, il est actuellement indispensable de “se donner le droit de repenser et de déconstruire la société prédatrice dans laquelle nous sommes plongés”.
En quoi le conseil national de la résistance et son programme sont-ils une source féconde d’inspiration pour “mener le combat du jour d’après”, comme il est écrit dans le manifeste du CNNR ?
Danièle Linhart – Le CNR de la fin de la Seconde Guerre mondiale a effectivement voulu poser une démarcation entre la logique du monde antérieur, qui avait conduit notamment à cette horreur totalement inhumaine que représentait la guerre – avec cette dérive fascisante d’extrême droite qui avait submergé l’Europe et conduit à un désastre social, humain, et économique -, et l’idée de reconstruire un monde basé sur une solidarité. Un monde basé sur un sentiment de responsabilisation des responsables politiques par rapport aux citoyens, sur l’idée de leur donner des droits, une égalité par rapport à ces droits, la possibilité de gagner leur vie… En somme, refonder, changer de prisme idéologique, et s’autoriser à remettre en question tout une série de cadres juridiques qui étaient dominants à l’époque : le monde, on peut le rebâtir, c’est une question de volonté, de décisions, une question de choix de rationalité politique, économique et sociale. Et, au sortir de la guerre, ils ont gagné la liberté de changer les choses.
L’idée de départ est donc d’essayer de repenser l’ensemble des dimensions politiques, économiques, sociales, juridiques du pacte social. Voilà ce qui m’a vraiment incitée à participer à ce CNNR : nous sommes en droit, légitimement, de déconstruire la réalité dans laquelle nous sommes plongés, et de montrer qu’elle est le résultat non pas d’un fatum inéluctable, mais d’une série de décisions politiques, économiques, prises par les dirigeants à des moments particuliers.
Ces décisions se sont succédé sur les bases d’une rationalité économique de plus en plus libérale, destructrice, présentée comme s’il n’y avait pas d’alternative – “There is no alternative” (TINA), comme disait Margaret Thatcher. Or, ces décisions ont conduit à une société prédatrice à l’encontre des travailleurs, des consommateurs-usagers et de la planète ; elles ont conduit à un monde dont il s’avère de façon absolument implacable qu’il n’est pas durable, supportable, et pas légitime.
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D’ailleurs, la crise sanitaire a justement été un élément d’alarme pour dire ce à quoi conduisent les logiques de production et de consommation actuelles, lesquelles produisent un réchauffement de la planète, détruisent les habitats naturels des animaux et suscitent des injustices et inégalités sociales. Ces logiques vont créer de plus en plus de pandémies et de virus, mais aussi créer des flux de réfugiés climatiques, dont il faut voir comment ils sont traités ici… Tout cela va aboutir à la destruction de notre humanité.
Nous sommes donc à un moment historiquement très important, et c’est plutôt l’urgence et l’importance des enjeux qui rappellent le CNR que l’engagement de ceux qui préconisent ce CNNR : j’étais un peu réticente à la base concernant cette référence au CNR, dans le sens où je me disais que nous n’avions ni le droit, ni la légitimité de nous référer à ces prérogatives gagnées par les Résistants, les combattants, les victimes de guerre… Nous n’avons pas subi les mêmes torts, nous n’avons pas combattu de la même manière, nous ne sommes pas mis en question et en danger de la même manière. Mais en fait, je pense qu’il y a une validité – d’autant que ça n’est pas le même sigle – du fait de l’immensité des enjeux auxquels notre société est confrontée.
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Comment comptez-vous faire ?
Chaque membre du CNNR a son prisme : par exemple, je suis sociologue du travail, donc je suis plus orientée vers un type de questionnement que d’autres. D’autres membres sont comédiens, d’autres sont économistes, médecins… Ce sont des registres variés, et c’est ça qui est intéressant. L’idée du CNNR n’est pas de dire “nous vous proposons de changer notre société de telle ou telle manière”, mais de proposer un débat collectif qui nous semble indispensable, afin de remettre à plat les objectifs et les finalités de notre société, et les modalités pour les atteindre.
Comment ? Tous les membres du CNNR vont propulser des idées, des propositions, etc., en fonction de leur spécialité, discipline et sensibilité personnelle. Tout cela va être mouliné, puis nous allons débattre un peu de tout cela avant de faire nos propositions le 27 mai (la journée nationale de la Résistance, ndlr). Mais celles-ci ne seront que la base d’une nourriture possible d’un débat qui va dépasser complètement les propositions des uns et des autres : ce qu’il faut, c’est entraîner un sursaut, un réveil, une conscience collective afin de trouver des modalités qui permettront aux sociétés de vivre sur d’autres fondamentaux.
C’est quelque chose que l’on sentait d’ailleurs déjà avant la pandémie, sous forme politique, à travers le mouvement des jeunes pour le climat, les Gilets jaunes, qui ont imposé une réflexion sur la présence des services publics nécessaires et la capacité qu’une société a à soutenir et à aider les personnes en difficulté, ou encore avec le mouvement des retraites qui a posé la question du sens du travail. On avait déjà toutes les prémisses, mais cette pandémie qui a frappé, tétanisé et fédéré une grande partie de la population doit être mise à profit, si on peut dire, pour que se créent les conditions d’une réflexion collective sur la légitimité à critiquer et à déconstruire ce qui n’est pas normal : non, le monde dans lequel nous vivons n’est pas le seul possible, et il faut qu’un débat s’ouvre.
Ces propositions seront donc versées au débat, publiées, on essayera de leur donner une publicité, dans le bon sens du terme, de façon à ce que les gens puissent se joindre à ce débat. Il faut que tout cela soit débattu dans les communes, sur les territoires, de façon décentralisée, et enclencher une dynamique d’idées pour que l’intelligence collective s’en saisisse afin de proposer des transformations, tant sur le plan des politiques du vivant, de l’agriculture, de la relation à l’espèce animale que sur le plan du monde du travail, des relations femmes-hommes, de la question sanitaire, de l’éducation, du droit à l’emploi pour tous, du droit au logement… En somme, toutes ces questions qui sont aux fondements d’une société.
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En quoi votre initiative est-elle différente de celle de la tribune signée par de nombreuses personnalités de gauche publiée le lendemain de votre manifeste, “Au cœur de la crise, construisons l’avenir” ? Une multiplication de tribunes et de manifestes n’est-elle pas contre-productive ?
C’est une question que je me suis posée. J’ai par exemple aussi signé une pétition contre la mise à pied d’un inspecteur du travail, etc., et il y a effectivement une multiplicité de pétitions. Cela ne me gêne pas, au contraire : l’ébullition montre que les gens ont envie de se mobiliser, ont envie de penser ensemble, d’interpeller les autorités, de faire remonter des problématiques de terrain et des politiques contraires à l’intérêt public et commun, et je trouve que c’est bien.
En tant que sociologue, ce qui me frappait depuis une vingtaine-trentaine d’années, c’était la sorte de chape de plomb qui pesait sur les Français : a été distillée de façon extrêmement savante dans l’opinion publique l’idée que, en France, on n’avait pas le droit de se plaindre, que l’on était des privilégiés – les 35 heures, un Code du travail obèse, trop protecteur, bref, qu’on se la coulait douce et qu’il n’était pas question de critiquer et remettre en question nos dirigeants. Et ça, c’est terrible. Maintenant, le discours qu’on entend de la part du Medef et de nos dirigeants, c’est qu’après deux mois à nous “protéger” pendant la crise sanitaire, il est temps pour nous de rendre la dette, de rembourser, de travailler plus. Or avant même cette crise, la France était plongée en plein burn-out et confrontée à des risques psycho-sociaux, à du mal-être au travail… Bref, même s’il va falloir probablement se repositionner, et qu’il devra y avoir des alliances, des mises en cohérence, des synthèses, je pense que le fait que fleurissent des pétitions et des indignations est une bonne chose.
Dans votre manifeste il est écrit : “Dans un premier temps, il s’agit d’énoncer les principes selon lesquels notre société devra désormais être gouvernée et de sommer les responsables politiques de prendre des engagements vis-à-vis d’eux.” Comment faire pour qu’ils répondent positivement ?
Je parle de mon point de vue, mais, dans peu de temps, nous allons avoir des élections. Nous allons donc très vite arriver dans une période de positionnement électoral des uns et des autres. Je pense donc que c’est logique que de verser dans ce débat politique pré-électoral tous les principes qui pourront être synthétisés dans une plateforme commune, évidemment très large et dynamique. L’idée est aussi de repenser le contenu de la démocratie, de la citoyenneté, des problématiques que les Gilets jaunes avaient commencé à poser : cela ne suffit pas de faire des élections tous les cinq ans, il faut que le citoyen puisse intervenir dans les choix politiques et économiques fondamentaux pour définir ce qu’est le bien commun d’une nation, et que, une fois élus, les dirigeants ne s’estiment pas en droit de décider unilatéralement de nos vies.
Propos recueillis par Amélie Quentel
Composition du Conseil national de la Nouvelle Résistance (CNNR) :
Anne Beaumanoir (coprésidente d’honneur), Juste et résistante
Claude Alphandéry, (coprésident d’honneur), résistant
Dominique Méda, professeure de sociologie
Dominique Bourg, philosophe, professeur honoraire à l’Université de Lausanne
Samuel Churin, comédien (coordination des intermittents et des précaires)
Danièle Linhart, sociologue du travail
Sabrina Ali Benali, médecin et militante
Pablo Servigne, auteur et conférencier spécialiste des questions de transition écologique
Olivier Favereau, professeur émérite de sciences économiques à l’université Paris-Nanterre
Yannick Kergoat, monteur-réalisateur
Jean-Marie Harribey, économiste, maître de conférence, membre des Économistes atterrés
Anne Eydoux, maîtresse de conférence au Cnam, membre des Économistes atterrés
Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Pauline Londeix, ex-vice-présidente d’Act Up-Paris, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament
Antoine Comte, avocat à Paris
Véronique Decker, enseignante et directrice d’école, syndicaliste et militante pédagogique
Fatima Ouassak, politologue, porte-parole du syndicat Front de mères
Anne-Claire Rafflegeau, infirmière et porte-parole du collectif inter-urgences
Clotilde Bato, présidente de Notre Affaire à tous, déléguée générale chez SOL Alternatives agroécologiques et solidaires
Benoît Piédallu, membre de La Quadrature du Net
– Secrétariat :
Gérard Mordillat (cinéaste, romancier),
Gilles Perret (réalisateur, cofondateur de Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui),
Denis Robert (journaliste, écrivain),
Florent Massot (éditeur),
Katell Gouëllo (Le Média TV),
Bertrand Rothé (agrégé d’économie, professeur d’université)
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