[Le monde qu’on veut #10] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la sociologue et philosophe Dominique Méda dessine les contours d’une reconversion écologique.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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La sociologue et philosophe Dominique Méda, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) à l’Université Paris-Dauphine, invite à repenser la reconnaissance et l’utilité des métiers du care (aide-soignante, infirmière, femme de ménage…). “Je pense que nos concitoyens supporteront encore moins bien qu’avant les inégalités de revenus si elles ne correspondent pas à des différences dans la qualité du service rendu à la société”, prévient-elle. Elle insiste également sur l’urgence d’une reconversion écologique, et préconise “la démocratisation de toutes nos institutions”.
Avez-vous l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Dominique Méda – Oui, bien sûr. Cette complète interdiction de sortir, ces libertés suspendues alors même que nos capacités de production restent intactes et que notre territoire n’est pas occupé, nous n’avons jamais connu cela. C’est complètement inédit et extrêmement surprenant, d’autant que la moitié du monde est concernée.
De nombreux métiers comme ceux du care (aide-soignante, infirmière, femme de ménage…), souvent invisibles jusqu’ici, sont désormais vitaux. En quoi cette crise sanitaire peut-elle contribuer à renverser la valeur et la hiérarchie sociale du travail ?
Une large partie de la société a pris conscience de l’importance de ces travailleurs en première ligne, les soignant·es mais aussi les personnels du care – qui ont continué à s’occuper des personnes âgées dépendantes en établissement ou à domicile, en constituant le seul fil qui les reliait à la vie -, mais également les caissières, les vigiles, bref tous ceux qui ont permis que nous continuions à (sur)vivre. Il s’agit d’emplois trop souvent déconsidérés – on les range souvent dans la catégorie « emplois non qualifiés » et, soudain, on découvre leur importance vitale. Maintenant que le déconfinement a eu lieu, et alors que les caisses de l’Etat sont vides et que les entreprises sont pour la plupart en mauvais point, va-t-on leur accorder des augmentations ? Rien n’est moins sûr.
Comme je l’imaginais, il y a plutôt eu une prime d’annoncée [pour les soignants des 40 départements les plus touchés par la crise, les aides à domicile dénonçant le fait d’être exclu·es de cette aide, ndlr], des discours, et cela va recommencer comme avant. Pourtant, les revendications des soignants, dans leur totalité, étaient légitimes. De même, les 830 000 équivalents temps plein (ETP) dont parle le récent rapport Libault consacré aux personnels qui travaillent auprès des personnes âgées dépendantes en établissement ou à domicile, et qui connaissent aussi des conditions de travail très dures et de très faibles rémunérations, doivent aussi de toute urgence être augmentées si nous voulons pouvoir recruter tous ceux dont nous aurons besoin avec le vieillissement de la population.
Donc oui, il faudra revaloriser leurs salaires, revoir leurs conditions de travail et organiser une forme de limitation des rémunérations exorbitantes qui sont sans lien avec l’utilité sociale. Je pense que nos concitoyens supporteront encore moins bien qu’avant les inégalités de revenus si elles ne correspondent pas à des différences dans la qualité du service rendu à la société.
Vous avez consacré un livre aux “nouveaux travailleurs des applis”. Ne pensez-vous pas le capitalisme numérique va sortir renforcé au détriment des conditions de travail des livreur·euses ?
D’une manière générale, le risque est que le travail à distance, organisé par les applications numériques, ne s’installe sous toutes ses formes, par le télétravail, mais aussi au sein du travail en présentiel, et dans le travail des plateformes. La méfiance vis-à-vis du contact va accroître la segmentation de la société entre les différentes classes sociales et de métiers, selon qui pourra se tenir plus ou moins éloigné du contact humain.
De nouvelles domesticités sont en train de se réinstaller, profitant des gigantesques écarts de revenus qui permettent aux uns de s’acheter le temps des autres. Certes, cela a toujours existé, mais les applis permettent une nouvelle forme de double exploitation. Les plus riches cliquent pour se faire apporter leur repas par un livreur qui gagne dix fois moins qu’eux, et ce même livreur est le plus souvent dirigé par un algorithme et une plateforme qui refuse de se comporter comme un employeur et le laisse hors de toute protection, en osant même prétexter que c’est pour son bien…
La Cour de Cassation a pourtant rappelé à plusieurs reprises que le statut d’indépendant qu’on oblige les livreurs ou les chauffeurs à prendre était « fictif » : il est urgent d’assimiler ces travailleurs de plateforme aux salariés, de les abriter sous l’aile du Code du travail et de mettre fin à la concurrence déloyale et au dumping social que pratiquent ces applications. Je rappelle qu’elles ne payent aucune cotisation sociale et pratiquement pas d’impôt en contrepartie de la déshumanisation du travail qu’elles contribuent à produire. Elles génèrent des emplois sans aucune qualité, que nous ne devons pas soutenir. Il faut au contraire absolument investir dans la qualité de l’emploi, c’est un des éléments majeurs de la résilience de la société.
Etes-vous confiante quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Je regrette la menace qui plane sur les libertés publiques, l’insuffisante concertation avec les partenaires sociaux et plus généralement la trop grande verticalité du pouvoir. On n’est pas dans une guerre classique où seul un gouvernement de crise est légitime pour prendre des décisions destinées à surprendre l’ennemi, et donc où une forme de secret est de mise. Pas du tout. Nous devons gérer une crise sanitaire et économique majeure et nous avons donc besoin de l’appui, de l’énergie, des idées, des bonnes volontés de toutes et tous.
On voit les ministres s’exprimer les uns après les autres pour dérouler les consignes en matière de reprise du travail, mais où sont les syndicats ? Ce sont des acteurs majeurs, ils devraient être présents tout au long du processus, rien ne devrait se faire sans eux ! Plus généralement, à côté du conseil scientifique, d’autres instances – représentant les professionnels, les malades, les personnes âgées, les différents métiers, les ONG, les forces vives de la Nation -, devraient être consultées et avoir leur mot à dire. Je ne parle même pas du Parlement dont l’implication est réduite au minimum.
Alors que les hôpitaux ont très vite été débordés par l’afflux massif de patient·es atteint·es du Covid-19, peut-on envisager un véritable changement de paradigme concernant l’investissement dans les hôpitaux publics ?
On assiste aujourd’hui à un chassé-croisé de tribunes dont le ton et les objectifs diffèrent fortement. Toutes font état de la nécessité d’un changement radical, les unes en proposant des formes de privatisation, les autres mettant au contraire en avant un approfondissement de la mission de service public dévolue à l’hôpital public. Il me semble que plusieurs enseignements sont clairs : oui l’hôpital a besoin d’un investissement massif, en lits, en matériel, en personnels. Contrairement à ce que l’on entend ici ou là, les dépenses de santé françaises sont bien moindres que celles d’autres pays équivalents (je ne parle pas des Etats-Unis, en tête pour des résultats bien plus médiocres), notamment les dépenses hospitalières qui représentent en France 3,6 % du PIB contre 4,1 % dans les autres grands pays européens comparables.
On sait que la régulation des dépenses de santé a porté essentiellement sur l’hôpital, à défaut de pouvoir concerner les dépenses de médecine de ville. Il faut un changement massif en effet, il faut investir massivement dans la santé publique, dans la prévention (pour éviter que des carrières de renoncement aux soins fragilisent considérablement une partie de la population et ne la rendent encore plus vulnérable), dans les personnels ; il est également essentiel de rééquilibrer les pouvoirs à l’hôpital en redonnant des responsabilités aux professionnels (c’est-à-dire aux soignants). Je crois aussi qu’il faut absolument rompre avec les pseudo-recettes des consultants, ceux-là mêmes qui se sont installés dans tous nos services publics en promouvant le New Public Management, le passage d’un hôpital de stock à un hôpital de flux et autres billevesées.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
Oui. Nous avons compris combien nos sociétés étaient fragiles, peu préparées à gérer de telles crises. Ou du moins nous en avons fait l’expérience. Or, la violence de la crise écologique à laquelle nous allons être confrontés durant les prochaines décennies seront bien pires. Les cyclones, inondations, sécheresses, incendies dégraderont nos capacités de production, nos réseaux de production d’énergie, nos réseaux de télécommunications, nos infrastructures. Nous devons absolument anticiper, croire en la possibilité de changements brutaux, non linéaires. Pour les éviter ou reculer leur irruption, il n’y a qu’une solution : un investissement massif dans la reconversion écologique de nos sociétés, l’organisation d’une transition dans une société dont toute l’économie aura été rebâtie.
La reconversion écologique de la société est une nécessité absolue : certes, nos finances publiques sont très affectées, mais nous devons malgré tout investir massivement dans la rénovation thermique des bâtiments, les infrastructures ferroviaires, l’agroécologie, le verdissement des processus industriels, les filières de réparation, le recyclage. Nos sociétés doivent renforcer leurs capacités à résister à la crise qui vient et, outre cet investissement massif, qui nous mettra en quelque sorte dans un autre régime énergétique, adopter des pratiques de sobriété tant en matière de production que de consommation. On doit non seulement relocaliser une partie de notre production mais revoir profondément ce que l’on produit et la manière dont on le produit. Par exemple, arrêter d’importer des tee-shirts fabriqués dans des conditions sociales et environnementales ignobles dans les pays du Sud, pour produire des biens durables en France.
Tout cela suppose non seulement des changements économiques mais, plus généralement, des changements radicaux de mentalité. C’est pour cela que depuis des années je parle de reconversion écologique. Il nous faut changer nos références, nos conventions, nos représentations du monde, nos indicateurs. Nous avons un énorme travail intellectuel à faire : on ne change pas de monde comme ça. Il nous faut repenser le progrès, accepter de devenir des sociétés post-croissance, adopter des modes de pensée radicalement nouveaux.
Comment imaginez-vous le monde du travail post-crise du Covid-19 ?
Il faut que nous réussissions à montrer des images positives de ce que pourrait être le monde du travail post-Covid et post-reconversion écologique. J’imagine un monde où nous avons rompu avec la division internationale du travail actuelle. La production a été relocalisée et une forme d’autosuffisance s’est installée au niveau du territoire dans certains cas, du pays ou de l’Europe dans d’autres.
La rénovation thermique des bâtiments a commencé par les passoires énergétiques, et la facture énergétique de l’Etat et des ménages est diminuée d’autant. Avant d’engager cette rénovation, nous nous sommes demandé s’il fallait engager cette gigantesque opération sans toucher à l’existant, ou en repensant l’aménagement du territoire, l’organisation de l’espace, et nous avons engagé un vaste processus de démétropolisation et de revitalisation des petites villes et des campagnes. Les circuits courts et l’alimentation bio sont devenus courants. Nous assistons à une forme d’anti-déversement : les effectifs de l’agriculture et de l’industrie repartent à la hausse et on a besoin de charpentiers, d’artisans, de maçons, d’agriculteurs, de tous ces métiers tellement utiles qu’on croyait disparus.
Mais de nouveaux métiers se sont aussi développés, en mobilisant le numérique, et que nous avons domestiqué : nous avons réussi à interdire les applications vautours qui ne servent qu’à déshumaniser le travail, nous mettons le numérique au service des opérations de reconstruction de notre pays. Le travail est de plus en plus exercé près de chez soi. Notre feuille de route est la stratégie bas carbone : nous avons organisé une forme de rationnement appuyé sur l’empreinte carbone, laquelle concerne surtout les plus riches qui étaient les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Le commerce international n’a pas disparu, loin de là, mais l’augmentation du prix des transports et le rationnement de l’empreinte carbone a rendu certains échanges non rentables. La taxe sur les transactions financières a permis de limiter drastiquement la liberté de circulation des capitaux.
Que préconisez-vous pour que l’on ne revienne pas au monde d’avant ? Vous citez souvent l’exemple du Conseil national de la Résistance…
Cette reconversion écologique et ce changement radical ne se feront pas tout seuls. Trop d’intérêts sont en jeu. Nous devons produire un programme avec les engagements qui constitueront la feuille de route de cette transformation, et organiser une gigantesque mobilisation pour soutenir celle-ci. Les citoyens y sont prêts, ils désirent ce changement. Concrètement, j’imagine une coalition rassemblant des citoyens de toutes origines et de tous métiers diffusant partout ce programme concret et proposant que l’un·e d’entre eux ou elle se présente aux prochaines élections présidentielles, avec comme unique mandat l’organisation d’un affaiblissement de la fonction présidentielle – comme le suggère le constitutionnaliste Dominique Rousseau -, la mise en place d’un régime parlementaire fort et de contre-pouvoirs éminents. La démocratisation de toutes nos institutions, et évidemment au premier chef de l’entreprise, devrait être au cœur de cette révolution.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Dernier ouvrage paru : Les nouveaux travailleurs des applis, Dominique Meda et Sarah Abdelnour, Ed. PUF/ La Vie des idées, 2019
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