De Patrice Chéreau à Luc Bondy, de Claude Régy à Peter Brook et Robert Wilson, tous les grands du théâtre ont croisé la destinée de Michel Piccoli, décédé ce 12 mai. Du répertoire classique au plus contemporain, il sut habiter tous les rôles.
Un géant du théâtre nous a quittés. Quand il s’agit de rendre hommage à la puissance et à la générosité dont Michel Piccoli faisait preuve sur les plateaux, la première image qui vient à l’esprit nous ramène à la fin des années 1990, dans le cadre quasi confidentiel des travaux des élèves de troisième année du Conservatoire national d’art dramatique. Sous la direction de Klaus Michael Grüber, ce spectacle titré A propos des géants de la montagne était la conclusion d’un atelier sur Luigi Pirandello, il prenait la forme d’une rêverie sur l’œuvre et ne s’est joué que sept fois dans le cadre du Festival d’automne.
Michel Piccoli incarnait Cotrone, le maître de maison qui accueillait presque sans un mot une troupe d’acteurs à la recherche d’un espace où jouer. Silhouette massive affublée d’un béret rivé sur le crâne, Michel Piccoli avait la dégaine d’un vieux paysan taiseux que toute cette agitation ne pouvait que déranger. Rompant avec nos attentes – le voir une fois de plus briller –, il se contentait d’être assis à l’avant-scène durant tout le spectacle, saucissonnant à une petite table sans omettre de descendre quelques verres de vin entre les bouchées. On se souvient de cette soirée comme de la plus belle et cruelle des leçons de théâtre que l’on puisse imaginer offrir à de jeunes comédiens. Celle d’un acteur qui dévore tout l’espace en ne misant que sur sa seule présence dans la lumière.
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A mi-chemin entre théâtre et cinéma
Avant la reconnaissance du 7e art, c’est sur les planches que Michel Piccoli fait ses premières armes dès sa sortie du cours Simon. Entre le Vieux-Colombier et le théâtre de Babylone, il travaille avec Jean-Marie Serreau, Jacques Mauclaire et la compagnie Renaud-Barrault. En 1954, il rencontre Claude Régy et intègre sa troupe pour la création de Penthésilée d’Heinrich von Kleist avant de retrouver le metteur en scène l’année suivante dans Gaspar Diaz de Dominique Vincent au théâtre Hébertot. A mi-chemin entre théâtre et cinéma, Michel Piccoli nous offre l’un de ses rôles inoubliables, en incarnant un Dom Juan d’anthologie interprété aux côtés de Claude Brasseur (Sganarelle) dans le téléfilm que Marcel Bluwal consacre en 1965 à l’œuvre de Molière. L’acteur multiplie bientôt les aventures en alternant avec un même succès les œuvres classiques et le théâtre contemporain.
Les années 1980 transforment Michel Piccoli en un acteur fétiche que se partagent les plus grands metteurs en scène avec une régularité qui frise l’obsession. Après La Cerisaie de Tchekhov avec Peter Brook, il enchaîne avec Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès dans la mise en scène de Patrice Chéreau. On le retrouve sous la direction de Luc Bondy dans Terre étrangère d’Arthur Schnitzler, puis avec Patrice Chéreau dans La Fausse Suivante de Marivaux avec Jane Birkin et Didier Sandre. Donnant l’impression d’être devenu un atout nécessaire à leurs créations, Luc Bondy et Patrice Chéreau se le disputent. Le premier le dirige dans Le Conte d’hiver de Shakespeare, donné au Festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des papes en 1988, avant que le second ne lui offre dès la rentrée la scène du Théâtre Renaud-Barrault, devenu aujourd’hui le Théâtre du Rond-Point, en lui proposant le rôle d’Adrien dans Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès. Sur la toile de fond des blessures de la guerre d’Algérie, Michel Piccoli s’oppose avec génie à sa sœur ennemie (Jacqueline Maillan) dans un duel au sommet où la diva du boulevard croise le fer avec celui qui est devenu le champion du théâtre subventionné. Pas plus qu’un autre, Robert Wilson ne pourra résister à cette synergie : c’est avec un texte de Marguerite Duras qu’il se rapproche de Michel Piccoli pour lui proposer de transformer, avec la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs comme unique partenaire, La Maladie de la mort en un troublant monologue.
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Le plus respectueux des silences
Certains rôles ne s’abordent qu’avec l’âge. C’est aux côtés d’André Engel que Michel Piccoli brûle une nouvelle fois les planches avec Le Roi Lear de Shakespeare. Il s’empare du rôle du roi déchu en osant jouer torse nu et en déployant sa stature de colosse dans l’espace glacé d’un plateau où la neige ne cesse de tomber. Puis ce sera le rôle de Minetti, autre tour de force dédié à l’histoire vraie d’un acteur sur le déclin, l’hommage de Thomas Bernhard à celui que beaucoup considèrent comme le plus grand des acteurs allemands du XXe siècle.
Fidèle à des choix qui l’ont amené à parcourir l’époque en se mettant au service des plus talentueux des metteurs en scène du service public, Michel Piccoli vécu pourtant chaque soir l’expérience de l’humilité durant les représentations du Retour au désert. Pour avoir collectionné les occasions de voir la pièce de nombreuses fois, on se souvient n’avoir jamais entendu les premières répliques en arabe que lançait Jacqueline Maillan tant elles étaient couvertes par les applaudissements du public lors de son arrivée sur scène. Quelques instants plus tard, l’entrée sur le plateau de Michel Piccoli se déroulait dans le plus respectueux des silences. Patrice Chéreau avait décidé de réunir dans une même salle les aficionados du boulevard et les inconditionnels du théâtre public. Chaque soir, Michel Piccoli partait avec le handicap de devoir faire les frais de cette exception culturelle typiquement française de deux théâtres qui se toisent. S’agissant d’incarner un frère et une sœur à couteaux tirés, ce défi supplémentaire nourrissait d’une manière incroyable son jeu et, au final, bien malin celui qui aura été capable de faire le tri dans les vivats adressés au couple par une salle unanime.
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