Le cinéaste, auteur de “De bruit et de fureur” et “Noce blanche”, est mort le 11 mai. Retour sur les figures essentielles du cinéma puissamment hanté d’un homme qui, en 2005, fut condamné pour harcèlement sexuel.
Avant de parvenir à être cinéaste, Jean-Claude Brisseau enseigne le français pendant vingt ans en Seine-Saint-Denis – faute d’argent, il ne peut passer l’Idhec (ancêtre de La Fémis). La figure du professeur est omniprésente dans son cinéma.
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De bruit et de fureur (1988), Noce blanche (1989), Céline (1992), Choses secrètes (2002), La Fille de nulle part (2013), Que le diable nous emporte (2018) : la majorité de son cinéma est construite sur un rapport maître/élève exempt de domination.
Des histoires d’enfants sans amour, qui s’arrachent à leur passé et se retrouvent pris en charge par un ange gardien – « ange », « diable », peut-être les mots préférés du cinéaste. Plus qu’aucun autre, Brisseau fut celui qui aura voulu filmer l’énigme de la transmission, la pureté blessée et réparée, le mystère des êtres rendus à la vie par l’apprentissage.
L’argent
Brisseau n’a jamais oublié d’où il venait, qui il était : un cinéaste fils de femme de ménage, un autodidacte qui a pu rejoindre avec une franche pugnacité le monde du cinéma français.
Bien que tutoyant le fantastique et le paranormal, il fut un grand artiste réaliste qui rendit compte de l’enfer des banlieues, et plus particulièrement Bagnolet, qui bascule avec lui dans l’horreur et le western (La Vie comme ça, De bruit et de fureur).
D’un bout à l’autre de sa filmographie, ses personnages sont obsédés par une question à laquelle le cinéma français évite souvent de répondre : comment gagner sa vie ? De quoi vivre ? Comment travailler sans être aliéné ? Autant de héros brutalisés par le monde, non-réconciliés, qui tentent de sauvegarder leur liberté. Pour certains, la marginalité et la pauvreté sont les seules options viables pour sauver son intégrité.
Marges
Le cinéma est l’endroit où filmer ce qui dépasse l’entendement : guérisons miraculeuses, lévitations, apparitions, rituels africains, fantômes, téléportations, et bien sûr orgasmes. Ses films sont autant de portes secrètes ouvrant sur des mondes parallèles.
Le récit à la Brisseau se déploie souvent sur le mode de la traversée, du passage, du basculement – un être est initié par un autre au yoga, au plaisir, à la psychanalyse… Souvent, ces initiations sont des affaires de femmes.
Dans Choses secrètes, deux jeunes femmes décident de gravir les échelons en mettant à profit leurs charmes. La lutte des classes rejoint la lutte féministe où le plaisir est une arme et l’amour, un ennemi.
Céline, A l’aventure, Que le diable nous emporte : autant de clans féminins qui vivent selon leurs règles, s’épaulent. Et si l’orgasme féminin et les rapports lesbiens obsèdent autant le cinéaste, c’est qu’il exclut les hommes du plan, les laisse à l’état de voyeur hitchcockien.
Voyeurisme va souvent de pair avec exhibitionnisme : celle qui s’exhibe assoit toujours son pouvoir sur celui qui observe – c’est toujours l’homme qui est réifié dans le cinéma de Brisseau.
Marginalité. Le mot sied d’abord à Brisseau lui-même. Cinéaste de nulle part, inclassable. Ni école ni diplôme, juste des films vus vingt fois chacun, des affiches de films, des noms d’acteurs comme des totems, et les Cahiers du cinéma pour tout manuel de réalisation.
Brisseau aimait à répondre qu’il avait appris le cinéma en décortiquant Psychose plan par plan.
On trouve d’ailleurs de nombreuses références au film d’Hitchcock dans son cinéma : dans Des jeunes femmes disparaissent (1973, dont il fait deux remakes), La Fille de nulle part (2013) ou encore le magnifique Un jeu brutal (1983) où un père de famille tueur d’enfants récupère sa fille handicapée (créature sauvage sortie tout droit d’un tableau de Balthus) et décide de l’éduquer à la dure.
Brisseau est l’un des plus beaux exemples de cette utopie très française et cinéphilique de l’autodidaxie, cette école buissonnière où “l’argent de la cantine ou du métro” paie le cinéma. Sa marginalité n’a rien de feint ni de joli.
L’homme a pu traverser un désert de dix ans avant de pouvoir enfin mener à bien un projet. Comme beaucoup de cinéastes marginaux, la filmographie des projets avortés est bien plus longue que celle des films effectivement réalisés.
Pureté cinématographique
Enfance pourrait être un autre mot pour qualifier l’art de Brisseau. Une enfance chevillée au corps, ou pour être plus précis : une croyance enfantine dans le cinéma, une pureté des intentions qui explique autant les épiphanies de sa mise en scène que les maladresses (le désarmant film-justification Les Anges exterminateurs).
Une enfance du regard sans quoi l’invisible est impossible à filmer : la mise en scène de Brisseau passe son temps à ménager de l’espace à l’invisible – elle ne fait que ça. Brisseau filme l’invisible à la manière de certains grands noms de la série B hollywoodienne.
S’il avait été cinéaste dans les années 1940 à Hollywood, Brisseau aurait été produit par Val Lewton, grand maître de l’épouvante et du fantastique. Il aurait tourné des séries B à la RKO, quelque part entre La Septième Victime de Mark Robson (1943) et Les Amants de la nuit de Nicholas Ray (1948) – les magnifiques titres de ses films cherchent parfois à toucher du doigt cet idéal hollywoodien.
Brisseau n’aura connu qu’un immense succès, Noce blanche (1989), ode à la pureté avec la jeune Vanessa Paradis. On pourrait presque parler d’un heureux incident de parcours, tant le reste de la filmographie reste, lui, un secret de cinéphiles bien gardé.
Le cinéaste retente le coup avec une vedette et réalise l’étrange L’Ange noir (1994) avec Sylvie Vartan. Mais son cinéma préfère les acteurs inconnus, les visages vierges de toute filmographie, les pages blanches faites corps qui rappellent quelquefois d’autres apparitions – l’évidente ressemblance de Coralie Revel avec Kim Novak dans Choses secrètes.
L’innocence cinématographique en quelque sorte, qu’incarne parfaitement l’actrice, monteuse et compagne d’une vie de Brisseau, Lisa Heredia, dont la douceur toute rohmérienne rencontre adéquatement toutes les actrices de Rohmer (Pascale Ogier, Marie Rivière…) dans le très beau téléfilm La Vie comme ça (1978).
Les moyens du bord
En 2005, Brisseau est condamné à un an d’emprisonnement avec sursis et à 15 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel. La plainte a été déposée par deux comédiennes qui ont passé des essais pour Choses secrètes. Cette affaire fragilise encore Brisseau, qui peine de plus en plus à trouver des financements.
L’affaire ressort en 2017, lorsque la Cinémathèque française organise une rétrospective de ses films qui intervient juste après celle de Roman Polanski. Face aux protestations de nombreuses associations féministes, la Cinémathèque décide alors de repousser sine die la rétrospective.
La marginalité de plus en plus franche de Brisseau lui fait gagner en romantisme noir, en kitsch paranormal : les moyens réduits le poussent à l’expérimentation, lui font creuser encore et toujours le même sillon. Enlevez-lui les moyens, il les compense par la croyance.
C’est souvent à l’aune des difficultés financières qu’on juge la persistance d’un style. Brisseau s’accommode de toutes les conditions et fait pousser ses sociétés secrètes dans des endroits de plus en plus exigus, avec les moyens du bord : des appartements prêtés et le sien propre, un fond vert, la 3D, des draps et une poignée d’acteurs malicieux dans Que le diable nous emporte (2018). Le cinéma comme éternel, et indestructible, jeu d’enfant.
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