Que faire face à la droite, à la gauche, à la crise ? Michel Rocard s’est donné le devoir de comprendre. Il publie pour cela un livre éclairant, « Mes points sur les i ». « Devant l’urgence, je fais oeuvre de pédagogie », dit-il. Fidèle au socialisme, – « j’ai soixante-deux ans de parti » -, il demeure aussi dérangeant pour les idées toutes faites que pour les doctrines dépassées. Il nous reçoit dans un bureau moderne, perdu au fond d’un dédale qui ouvre sur les Champs-Elysées. Première Gauloise sans filtre, première question…
Nicolas Sarkozy menace de sortir des accords de Schengen et de fermer les frontières. Comment réagissez-vous ?
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Michel Rocard – D’abord par la surprise. Schengen est en cours de renégociation. Pourquoi menace-t-il ? Il lui suffit de demander. Je note d’ailleurs que M. Guéant, responsable du dossier, ne s’est pas rendu à Bruxelles la semaine dernière pour la séance de négociation. On réclame et on s’absente : bizarre… A mon sens, il s’agit d’un coup de pub.
Ensuite, les accords de Schengen ne semblent pas si laxistes : c’est la mise en commun d’un raidissement. Les remettre en cause, cela risque fort d’être mal pris par nos partenaires, comme un geste de défiance. Nous sommes le pays d’Europe qui accueille le moins d’immigrés officiels. On ne comptabilise pas ceux qui quittent la France. Enfin, quitter Schengen, c’est sortir de l’Europe unie.
Pensez-vous que la montée des souverainismes en France et en Europe manifeste un réel danger ?
C’est au nom de la souveraineté nationale que les Etats ont repoussé la plupart des décisions nécessaires aux collectivités humaines. Prévision d’une nouvelle crise financière, révision du traité de prolifération nucléaire, climat, etc. Les cinq ou six grandes négociations engagées au début du XXIe siècle ont toutes échoué. J’y vois une aggravation dramatique du prurit souverainiste. Cela fait trente ans que les Européens écartent tout mécanisme de décision qui permettrait à l’Union de trancher à la majorité et de s’engager.
On le voit sur la réforme financière. La Grèce représente moins de 2 % du PIB européen : à ce niveau, sa dette paraît toute petite. Imaginons que nous ayons eu en Europe un président ou un gouverneur de la Banque centrale capable de dire dès le départ : « J’en ai assez de cette dette grecque, je mets deux ou trois milliards sur la table et on liquide ça. » Ça aurait tout réglé. Par malheur, un tel homme n’existe pas. La dette grecque n’a flambé qu’en raison d’un problème institutionnel. L’Europe n’a pas voulu donner à sa Banque centrale, et encore moins à son président, les moyens de gérer une monnaie comme cela doit se faire.
Les plans de rigueur pourraient-ils provoquer un meilleur partage des richesses ?
Sûrement pas. Souvenons-nous des merveilleuses années de la croissance, de 1945 à 1975. La France, l’Europe, l’Amérique du Nord, le Japon voyaient leur PIB augmenter de l’ordre de 5 % par an. Formidable : le plein-emploi pendant trente ans, jamais une crise financière, des Etats qui ont les moyens de développer le système social et les équipements collectifs. Arrive dans les années 70 une nouvelle doctrine monétaire qui fracasse tout cela. Elle se nomme le monétarisme, honorée par quatorze prix Nobel, dont Milton Friedman, son chef d’école, en 1976. Hélas, tous ceux-là se trompaient et nous payons leurs erreurs.
Comment résumer cette pensée ?
Ces prix Nobel nous expliquent que nous traversons une époque unique dans l’histoire de l’humanité. Nos arrièrearrière-grands-parents vivaient une fois et demie mieux que leurs ancêtres au XVIIIe siècle, environ deux fois mieux que les sujets du roi Louis XIV et à peine mieux qu’un citoyen de l’empire romain. En d’autres termes, l’histoire humaine peut se définir comme l’histoire d’une longue pauvreté. Aujourd’hui, nous vivons 140 ou 150 fois mieux que nos arrière-arrière-grands-parents. Pourquoi ? disait Milton Friedman. Parce que nous bénéficions d’une machine extraordinaire qui s’appelle le capitalisme.
Un autre commentateur dit à peu près la même chose : Karl Marx, qui reste à mon sens le meilleur économiste que nous ayons jamais eu. Mais cette machine extraordinaire qu’est le capitalisme fonctionne avec un carburant, le profit – là encore l’analyse de Marx. Pourquoi ne pas en engranger davantage ? demande Friedman. Parce que les impôts, les règlements, tous ces trucs idiots limitent le profit. Supprimons-les. On a commencé à le faire.
Les consommateurs se sont précipités : au début, ça marche et ça a changé le monde. Mais c’est en renonçant à une régulation d’Etat que nous sommes tombés dans la crise actuelle. Friedman pensait que les marchés s’équilibraient d’eux-mêmes. C’était faux. La preuve : la crise.
Donc, quand François Hollande s’en prend à la finance…
Peut-être l’a-t-il fait de façon un peu sommaire, mais au fond il a raison. Un rappel : de 1935 à 1980, le monde n’a plus connu de faillites financières. Des faillites de nations, oui, la Turquie il y a longtemps, le Brésil, le Mexique, l’Argentine. Mais chacune de ces faillites se cautérisait sur place sans mettre en danger ses voisins. Pourquoi ? Parce qu’en 1933, une loi brutale de Roosevelt, dont l’Europe adopta le principe à la Libération, interdisait aux banques de mélanger les activités de dépôt et celles à risque. Impossible de spéculer avec l’argent des ménages. Cette loi, il a fallu l’imposer aux banques, et après quelles protestations ! Elle nous a donné soixante ans de paix financière.
Les Etats-Unis y ont renoncé en 1997…
Oui, puis l’Europe et la France sous pression allemande. Mon gouvernement y a pris sa part de responsabilité : nous n’avions ni la culture ni l’information pour comprendre. Nous avons libéré en leur entier les mouvements de capitaux. Depuis, nous connaissons une grande crise financière – mondiale ou régionale – environ tous les cinq ans. Le drame, c’est que les cultures économiques dominantes ne sont pas encore en mesure de traiter le problème qui se pose à nous : rembourser de la dette, certes, mais sans empêcher par là les investissements et la croissance nécessaires au remboursement et au développement économique et social.
La croissance pourrait-elle revenir ?
Attention, nous ne retrouverons jamais la croissance rapide des belles années 50-60 : la raréfaction de l’énergie, et donc la hausse de son prix, nous l’interdit. Le drame social a commencé avant les explosions financières, ajoutant au chômage un phénomène nouveau : la précarité, environ 15 % de la population. Si l’on ajoute à ceux-là 10 % de chômeurs, les pauvres, les exclus, on arrive à près du tiers de la population française. Voilà pourquoi je ne crois pas à la décroissance que prônent quelques philosophes et conseillers des écolos. Cela posé, nous ne pourrons obtenir mieux qu’une croissance limitée mais indispensable. Nous avons atteint le pic pétrolier vers 2006. Cela veut dire que la production d’énergies fossiles ne pourra que baisser. Si nous voulons préserver un minimum de croissance, je ne vois pas là d’autres moyens que le nucléaire. Le solaire et l’éolien ne sont pas de taille et ne le seront jamais. Là encore, nous avons à inventer, et seul le nucléaire, même s’il est condamné à terme, peut assurer la transition.
Mais alors, les accords du PS avec les écolos et l’engagement de fermer rapidement les centrales ?
J’ai cessé de soutenir Martine Aubry dès la signature de cet accord. Celui-ci manifeste une méconnaissance de l’état énergétique de la planète. Se dégager ainsi du nucléaire revient à accepter la décroissance. Or je pense que les retombées sociales de la décroissance seraient telles qu’elles mèneraient inexorablement à la guerre civile.
Que pensez-vous de la démondialisation façon Montebourg, cette volonté de fermer les frontières et d’imaginer une Europe sans la Chine ? C’est dangereux ?
Non seulement dangereux mais stupide : irréalisable. On peut couper avec la Chine. Elle cessera de nous acheter des Airbus et cela fera 300 000 chômeurs de plus. Avec la démondialisation, on sort de la réalité et cela me navre.
Pour réformer la France, ce qui semble si difficile, il existe une méthode rocardienne…
Je récuse le mot de rocardisme, comme cette idée qu’il faudrait une méthode particulière pour la France. La méthode s’appelle la social-démocratie : on change la société par le dialogue social et le contrat plutôt que par la loi. En cela, je suis un héritier de Jean Jaurès. La loi me paraît un instrument brutal et qui ne fait pas le détail. Prenez les retraites. Dès 1988, mon gouvernement s’est attaqué au problème. J’avais prévu plusieurs étapes : d’abord un diagnostic qui fut accepté et signé par le patronat et tous les syndicats sauf la CGT, puis une mission de dialogue dans chaque préfecture ou Bourse du travail. Je voyais cela sur deux ans. Ensuite seulement, on aurait commencé à élaborer un texte de loi. Mais j’ai dû présenter ma démission plus tôt que prévu et les gouvernements socialistes suivants ont laissé tomber le sujet. Balladur, Fillon, Sarkozy sont passés en force sans régler le problème puisque le financement des retraites n’est toujours pas pérenne.
Pensez-vous qu’Hollande garde une vision encore mitterrandienne de la société, le rêve d’une économie administrée ?
Un petit peu. Il ne faut pas lui en vouloir : ça représente son éducation, sa formation, sa vie. François Hollande cumule deux gros avantages : il est d’une extrême intelligence, il comprend tout. L’économie, cela n’intéressait pas François Mitterrand. Hollande a su apprendre. Ensuite, c’est une intelligence délibérante : il n’a pas le sens de l’autoritarisme personnel.
Quelles marges de manoeuvre auraient un président et un gouvernement de gauche ?
Marges de manoeuvre : on pense aussitôt au budget. Dans mon livre, je donne de nombreux exemples de ce que l’on peut transformer ou améliorer sans dépenser d’argent. Je raconte toujours l’histoire des cartes grises en Gironde. Dans cette administration, il fallait trois heures de queue pour obtenir les documents. Conducteurs furieux, fonctionnaires harcelés et harassés, rien n’allait. Impossible d’augmenter le budget. Un jour, les trente agents de service se réunirent, jetèrent les formulaires interminables, en écrivirent un nouveau simplifié et remanièrent toute l’organisation géographique du bureau. En une semaine, le délai d’attente tomba à un quart d’heure. Si on renonce au centralisme autoritaire, on peut faire beaucoup de choses, y compris pour la réforme de l’Etat.
Quelle est la menace la plus dangereuse ?
L’explosion des bulles financières. Il y a en ce moment un flot déraisonnable, entre 50 et 200 trillions de dollars de liquidités internationales, dont une moitié réfugiée dans des paradis fiscaux et à l’affût de toutes les spéculations imaginables. Faut-il rappeler qu’en France un trillion représente mille milliards ? Dans l’économie réelle, la plus grosse bulle reste celle de l’immobilier chinois : on s’attend à une chute des prix d’une bonne moitié, avec les faillites que cela suppose, le chômage massif. Cela touchera des dizaines de millions de personnes. L’explosion de ces bulles, peut-être en cascade, peut provoquer une récession majeure et ravager nos économies. De là l’urgence de séparer les banques de dépôt des banques à risques.
Depuis 1924, jamais un gouvernement de gauche n’a pu passer la législature. Ils ont tous été battus aux élections suivantes, à moins qu’ils ne se soient défaits d’eux-mêmes. En Allemagne, en Grande-Bretagne, en Espagne, au Portugal, en Grèce même, la gauche peut rester au pouvoir pendant deux, trois législatures. Pourquoi pas en France ?
C’est une question terrible. Pour parler vite, lorsque Lénine crée l’Internationale communiste, il demande à l’ensemble des partis socialistes de le rejoindre et de troquer leur liberté contre l’espoir d’une révolution minoritaire et violente. Tous refusent sauf un : le parti français. Le seul ! C’est inouï. D’où, chez les socialistes démocratiques reconstitués, un tropisme permanent vers leurs frères perdus pour retrouver l’alliance et pouvoir gagner les élections. N’oubliez pas qu’à partir de 1933, le communisme a intellectuellement dominé la gauche en France et les socialistes en furent comme d’autres imprégnés. Aujourd’hui, il s’est effondré mais les habitudes de pensée et de vocabulaire ne s’effacent pas vite. Ajoutez à cela la sous-syndicalisation française et cette séparation unique entre partis et syndicats qui remonte à plus d’un siècle : vous en tirerez une idéologie qui n’aide ni à la gestion ni à la réforme. Terminons en rappelant qu’il n’existe nul antidote à cette culture « les patrons peuvent payer, y a qu’à faire grève, y a des trésors cachés partout », culture folle. La renaissance intellectuelle du PS et son adaptation à la réalité commencent à peine.
Le Parti socialiste n’étant plus socialiste au sens historique – c’est-à-dire pour la collectivisation de l’ensemble des biens de production et d’échange -, ne devrait-il pas changer de nom ?
Jamais ! Plutôt crever ! Il charrie un siècle et demi d’histoire. Les sociauxdémocrates, et d’abord les Scandinaves, ont sauvé l’honneur des socialistes. Nous nous battons pour une société moins matérialiste et plus juste, dans laquelle ce qui ne relève pas de l’argent, de la quantité, soit la culture et le loisir, élargirait sa place. Dans l’univers des symboles, les traditions de l’histoire ont leur place. L’Internationale socialiste défend l’économie de marché régulée depuis 1946 !
1. Mes points sur les i – Propos sur la présidentielle et la crise (Odile Jacob), 270 pages, 19,90 euros.
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