[Le monde qu’on veut #9] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, Marie Toussaint, juriste en droit international de l’environnement et députée européenne EELV, estime que la société a besoin d’une révolution, et qu’elle doit être féministe.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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En janvier 2019, Marie Toussaint était à l’initiative de la pétition “L’affaire du siècle”, lancée par quatre ONG (Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation pour la Nature et l’Homme) attaquant l’Etat pour “inaction climatique”. Elue députée européenne Europe Écologie – Les Verts (EELV) aux élections qui ont suivi, la juriste en droit international de l’environnement publira le 28 mai un livre co-écrit avec l’une des fondatrices du mouvement des Gilets jaunes, Priscillia Ludosky : Ensemble nous demandons justice. Pour en finir avec les violences environnementales (Massot Editions). Elle estime que nous avons besoin d’une révolution, dont les femmes invisibilisées par la société seront à l’avant-garde, pour se dégager du court terme et “obtenir un véritable Green New Deal”.
Avez-vous eu le sentiment de vivre un événement tout à fait inédit ces derniers mois, jusqu’au début du déconfinement ?
Marie Toussaint – La pandémie que nous traversons est absolument inédite, à bien des égards. En termes sanitaires, elle nous montre de manière éclatante l’interdépendance entre l’ensemble des êtres humains, mais aussi avec le vivant. C’est en effet des animaux, dont nous avons rendu l’habitat inhabitable, que nous provient ce coronavirus. Les zoonoses représentent 75 % des maladies émergentes.
Elle est évidemment tout aussi inédite en termes d’impact sur nos sociétés : confinement quasi mondial, ralentissement brutal de l’économie, inégalités sociales exacerbées avec son quota de violences policières aussi… Mais la mémoire des peuples est souvent courte. Il ne faudrait pas partir du principe que cet épisode sera unique. À force de détruire la Terre qui nous héberge, nous devons nous attendre à une multiplication de ces chocs autrefois impensables.
Les bouleversements entraînés par la volonté de réduire le nombre de morts du coronavirus sont colossaux. Faites-vous confiance aux pouvoirs publics pour gérer la crise ?
J’ai voulu leur faire confiance, mais leur bilan est inquiétant. Ce gouvernement est resté sourd aux alarmes sur l’état de l’hôpital public, a exfiltré sa ministre de la santé en pleine épidémie pour effacer de nos mémoires une “dick pic”, a caché la vérité sur les stocks de masques, maintenu le premier tour des municipales en dépit du bon sens sanitaire, et décide maintenant de la réouverture des écoles alors même que les scientifiques préconisaient davantage le maintien de la fermeture des établissements…
Par ailleurs, des décisions prises en ce moment nous engagent durablement. Le tabou du tracking généralisé est désormais levé. On donne des milliards aux entreprises sans contreparties sociales et environnementales. C’est grave. La pente du pouvoir a été d’agir et de décider seul, avec le retour à une forme de principe monarchique du pouvoir, comme si Macron se pensait thaumaturge. Je déplore que le président de la République ait choisi d’infantiliser le débat public avec ses métaphores martiales. Par temps de crise, nous devons au contraire agir en nation adulte : veiller à la transparence des informations scientifiques et des décisions politiques, maintenir le débat et le contrôle parlementaire, faire vivre la participation citoyenne dans la gestion de la crise elle-même et pour sortir de la crise.
Cette catastrophe sanitaire est-elle une validation de la collapsologie ? Ce courant de pensée nous a-t-il suffisamment préparés pour affronter de telles situations ?
Celles et ceux eux qui la développent l’avouent : ils n’avaient pas vu arriver cette crise si particulière. Toutefois, leur pensée nous alerte. Le changement climatique à lui seul entraînera des bouleversements majeurs : inondations, montée des eaux, fonte des glaciers, épidémies et maladies infectieuses avec des conséquences sociales terribles. Penser l’effondrement, c’est aussi penser les moyens de le conjurer.
Que faut-il faire pour éviter un retour à la normale ? Comment faire advenir d’autres futurs possibles qu’un simple redémarrage du système ?
Regardez la crise financière de 2007-2008 : nous avons non seulement saigné la Grèce, imposé des politiques d’austérité largement responsables de l’absence de lits d’hôpitaux, propulsé le libre-échange au détriment de l’emploi local et d’un modèle responsable de production et de consommation, mais nous avons aussi augmenté nos émissions de gaz à effet de serre en 2010. D’une certaine manière, le remède aggrave les maux qui nous touchent. Parce que les dirigeants sont prisonniers du court terme.
Comment changer cela ? La bataille pour un autre futur concerne tout le monde. Nous avons besoin d’une grande alliance entre militantes et militants du climat, syndicalistes, habitantes et habitants des quartiers populaires, travailleuses et travailleurs précaires, intellectuel.le.s, qui travailleraient ensemble à imposer un nouveau rapport de force. Le mot fait peur parce qu’il a été galvaudé et a servi à justifier des horreurs, mais ce qu’il faut accomplir ressemble à bien des égards à une révolution. Et cette révolution doit aussi être féministe, ou elle ne sera pas. Le statut des femmes invisibilisées par la société (femmes de ménages, aides-soignantes, auxiliaires de vies, caissières, etc) est une question essentielle : si nous avons tenu bon, c’est aussi à elles que nous le devons. Elles doivent désormais jouer un rôle moteur dans nos combats.
Cette crise ayant plus que jamais un caractère mondial, l’Europe a-t-elle un rôle important à jouer pour impulser le changement ? Quelle est la meilleure échelle pour agir ?
Nous n’avons qu’une seule planète. Le Covid-19 nous rappelle avec force cette évidence qu’on veut nous faire oublier. Normalement, l’Europe devrait être une échelle pertinente pour répondre à la fois à la question sanitaire, et à celle d’une reconstruction économique. Or, une nouvelle fois, elle n’est pas à la hauteur. La coordination sur la pandémie existe au niveau européen, la recherche de solidarité aussi, mais elles sont faibles et balbutiantes.
L’Union peine à être solidaire, parce qu’elle reste engoncée dans les dogmes libéraux. Répondre aux crises globales requiert de reprendre le pouvoir aux forces de l’argent pour le rendre aux citoyen.ne.s et à la nature. Il faut comprendre que le ver est dans le fruit du modèle lui-même que nos dirigeants tentent de sauver.
La clé, c’est de reprendre le contrôle sur notre économie pour la mettre au service de l’essentiel, c’est-à-dire la satisfaction des besoins humains et la protection de la nature. Injecter des milliards pour sauver le système sans le changer est criminel et illusoire. Nous nous battons donc pour obtenir un véritable Green New Deal, qui réoriente l’économie vers l’objectif de préservation du climat et la justice sociale.
Quelles traces cette pandémie va-t-elle laisser ? Sera-t-elle un marqueur historique à votre avis ?
A l’échelle de nos vies, ce moment est un marqueur fort. Mais je me méfie de l’illusion que nous vivons un temps historique. Nous verrons bien si cela entraîne une rupture ou pas. Par contre, ce qui est certain c’est que des millions de personnes dans le monde vont subir des conséquences désastreuses. Appelons un chat un chat : ce sont d’abord les pauvres qui prennent de point fouet cette pandémie qui exacerbe toutes les inégalités. Mais qui s’en soucie réellement ? L’indifférence à la pauvreté tue davantage que le Covid.
Comment imaginez-vous le monde d’après ?
La première des choses serait de parvenir à reconstruire un imaginaire politique délivré des obsessions qui nous ont conduits au point où nous en sommes. La culture et la création ont un rôle prépondérant à jouer. Nous avons besoin de récits qui racontent d’autres possibles. Les esprits sont disponibles pour cela. Des millions de personnes constatent avec la crise que le dogme du “toujours moins d’Etat” n’est pas la solution, que l’abondance de biens ne remplace pas forcément la force des liens, que la crise écologique favorise les pandémies. Cela laisse de la place pour proposer un nouvel imaginaire collectif.
Pendant les élections européennes, je me suis battue pour faire avancer notre idée d’un traité environnemental européen, qui fasse de l’écologie la loi des lois et condamne les écocides. On me disait que c’était impossible. Mais les choses peuvent bouger. Regardez Amsterdam, dirigée par des écologistes, qui met en œuvre la stratégie dite “du donut” de Kate Raworth, pour mettre l’économie sous le contrôle de règles et de limites environnementales et sociales.
Qu’en espérez-vous ?
Le statu quo et le changement se disputent l’avenir. Le clivage passe en chacune et chacun d’entre nous d’ailleurs. Les gens disent vouloir revenir à leur vie d’avant. Je pense pourtant que rien ne serait plus dangereux qu’un simple retour à la normale. Parce que la marche “normale” du monde nous mène à notre perte. Il faut que cette crise nous recentre sur l’indispensable : le respect du vivant, la solidarité, la justice sociale.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
A paraître le 28 mai : Ensemble nous demandons justice. Pour en finir avec les violences environnementales, coécrit avec Priscillia Ludosky (Massot Editions)
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