[Un autre regard #6] Nouvel épisode d’Un autre regard, notre chronique régulière qui appréhende l’actualité du cinéma du point de vue des inégalités, des stéréotypes et des mutations de genre. Aujourd’hui, retour sur l’accueil divisé du livre d’Iris Brey, Le Regard féminin – Une révolution à l’écran, Emily Barnett s’interroge sur les limites et le manque de curiosité de la cinéphilie traditionnelle.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 3 : Comment Clint Eastwood déconstruit la figure du héros dominant
>> Episode 4 : Comment faire face au sexisme même (et surtout) pendant le confinement ?
>> Episode 5 : L’image de la femme chez Melville et Preminger : entre culpabilité et souillure
On appelle ça un paradoxe : le livre d’Iris Brey, un essai féministe et cinéphile paru début février aux Editions de L’Olivier, a été accueilli, à juste titre, comme un événement par les médias généralistes. La critique de cinéma en revanche, majoritairement, le boude. Ce dédain à peine déguisé envers un texte dont la préoccupation majeure – la représentation des femmes au cinéma – serait une entrave vulgairement idéologique à la religion esthético-formaliste de nos cinéphiles – et certains de leurs jeunes héritiers mimétiques – en place depuis des lustres.
Mais il n’est pas tout à fait exact de dire que Brey, collaboratrice régulière aux Inrocks, s’est heurtée à une indifférence générale chez les critiques de films : certains l’ont mordue. Au sang. Plusieurs postures ont été adoptées dans cette entreprise de démantèlement à coups de grosses artilleries. Fallait-il vraiment sortir la pelleteuse, débrider un bulldozer théorique pour abattre l’ennemie Brey ? N’y a-t-il pas d’autres menaces qui pèsent aujourd’hui sur la fabrique des images ? On laisse aux intéressés le soin de méditer ce point.
Hallucinante malhonnêteté
Cette offensive a semblé d’autant plus vaine qu’elle s’appuie chaque fois sur des arguments navrants, tout d’abord, de déni et de mauvaise foi. Ainsi, ce qui défrise les mécontents (de la revue Cahiers du cinéma au magazine Transfuge ou au site Chaos Reigns pour ne citer qu’eux), c’est le fait pourtant indiscutable que le cinéma, que l’on sait en majorité fabriqué par des hommes, a de tout temps objectifié les femmes. Cela ne veut pas dire 1) qu’il n’existe pas de nombreuses exceptions, 2) ni que les femmes cinéastes, imprégnées de culture patriarcale, échappent toutes à cette logique. Mais par quelle espèce d’hallucinante malhonnêteté en arrive-t-on à mettre en cause ce genre d’évidence ? Et de partir à la pêche aux réalisatrices qui « elles aussi » matent les culs. Et de citer tous ces réalisateurs qui savent filmer un corps sans forcément l’érotiser – tout ça dans quel but, sinon damner le pion à l’autrice, lui faire la leçon, étaler ses connaissances, prouver que les hommes en général ne seraient pas tous des obsédés sexuels ?
Dénonciation d’un système
Chaque attaque de ce calibre contre Brey dissimule mal un pitoyable besoin d’autojustification, comme si les critiques masculins, lisant ce livre, l’avaient pris contre eux. Mais Brey ne s’attaque pas aux hommes, encore moins à ses lecteurs. Elle dénonce, on ne le répétera jamais assez, un système. Un mode de perception historiquement masculin, issu d’une matrice artistique et commerciale ayant engendré de l’exploitation, de la domination et, encore aujourd’hui, une uniformisation de la fiction et du regard.
Une idéologie de la prédation
D’autres promeuvent crânement cette pulsion scopique, ou « scopophilie ». Quel est le problème à objectifier les femmes, mettre à nu leur beauté ? Pourquoi ne pas jouir tranquillement, à travers l’écran de ces corps ? N’est-ce pas tout le point d’orgue originel du cinéma ? Ceux-là essayent aussi hypocritement de nous faire croire à un pseudo-pouvoir de l’héroïne chosifiée : le filmeur serait ainsi « dominé » par la puissante corporéité de son modèle. Une astuce dialectique qui ne vise en réalité qu’à rendre respectable une idéologie de la prédation. Surtout, il s’agit toujours et encore de ramener le personnage féminin à un corps plutôt qu’à une tête pensante.
Parmi les autres caractéristiques observées chez les contempteurs de Brey, dont il serait amusant de dresser le profil socio-professionnel, on observe également les incontournables procès en amateurisme (pointant la « carence des exemples donnés »), assortis de leurs multiples marques de condescendance (« Notre Iris Brey », « Notre investigatrice en herbe », voire un simple prénom « Iris »). Toute cette rhétorique enrobée de son invariable ton pince-sans-rire, une manière de tourner l’ouvrage et son autrice en dérision, comme si tout cela, après tout, n’était pas très sérieux.
Ces auteurs n’hésitent pas de leur côté à se mettre en scène (« Quand je lis du Daney »), avant de monter dans les tours en nous délivrant ce que serait l’essence, la vraie, du cinéma (« Quelle méconnaissance du pouvoir de la métaphore, de la licence poétique, de la transfiguration formelle ! ») Pour finir sur cette belle conclusion définitive : « L’art importe aucunement à Iris Brey » (Bien sûr puisqu’eux seuls en maîtrisent le sens.). La part drôle de ces démonstrations étant la déploration d’un « appauvrissement » du débat critique, à travers les thèses de Brey, alors même que leurs auteurs sont intarissables sur le sujet. D’ultimes attaques disqualifient le principe même de débat, en affirmant qu’ »il n’y a pas de dialogue possible avec [Iris Brey] ».
Une chasse gardée de la cinéphilie
On pourrait espérer mieux du côté des thuriféraires des gender studies. Hélas… Une poignée de cinéphiles féministes et théoricien.n.e.s du genre établi.e.s ont passé au laser de leur œil expert cet ouvrage (exemple sur le site Critikat) qui vise à rendre visibles leurs idées. On pourrait s’attendre à un peu de reconnaissance, avec l’envie de prolonger la discussion. Approfondir, étayer et nuancer sans doute, ce qu’un essai de cinéma serait bien en mal de faire en une centaine de pages. Mais non : l’envie est là mais excitée par un besoin viscéral de contradiction : on reproche à ce Regard féminin des raccourcis théoriques, le choix d’un mot (« féminin » plutôt que « féministe », la belle affaire), on lui en veut surtout, entre les lignes mais sans jamais l’admettre, de s’aventurer en chasse gardée, ce qui revient à protéger jalousement, disons-le, son petit territoire. Et chaque intervenant d’étaler sa science universitaire des études de genre, nous refaisant à chaque fois la story de ce qu’on sait déjà (Laura Mulvey, etc.) avec la plume zélée d’un professeur. Donc, de ce côté-ci non plus, celui des allié.e.s d’une autre approche critique, adeptes des objets minoritaires, sous représentés, pas de sourire, ni de hug : c’est encore le bâton, la soupe à la grimace.
Foutez-moi la paix !
Alors la question se pose. Au fond, que reproche-t-on à Brey ? De raconter une autre histoire. Ouvrez un dictionnaire. Feuilletez un livre de cinéma. Consultez votre brochure mensuelle de la Cinémathèque. Vous aurez gagné votre Histoire du cinéma. La seule et la vraie, celle qui assure et rassure, le récit officiel, la grosse pâte des metteurs en scène, leurs mouvements de caméra suggérant tel grand thème, une fable à biberonner, gros bébés, bien factuelle dans sa magnifique orchestration de l’ombre et de la lumière (ce qu’on cache au profit de ce qui est digne d’être conté.) Ah Hollywood ! Ah les westerns ! Ah racontez-moi encore une fois les chamailleries de la Nouvelle Vague, massez-moi le dos avec ces grosses fripouilles du Nouvel Hollywood ! Nous renouons avec l’emphase du classicisme cinéphile dans quelques revues et sites en ligne. C’est bon comme un chouette polar, mes pieds dans des charentaises. Ce polar, je l’ai déjà lu cent fois, et alors ? Foutez-moi la paix et ne venez pas m’importuner avec vos sales histoires.
Un contre-pouvoir qui dérange
Pourquoi la critique traditionnelle choisit-elle d’ignorer ou d’attaquer (ce qui relève du même mépris) les théories d’Iris Brey ? Parce que les nouvelles histoires sont un contre-pouvoir. Et ça, cette voix singulière, hors sérail, la doxa cinéphile dominante n’en veut pas. On veut faire croire que la critique est un minuscule pays ultra-menacé : les petits-maîtres se proclament opprimés. Des résistants au monstre féministe, le Goliath Brey. Eux, les Robins des bois de la critique. Ils n’ont pas honte ? La critique était un putain de vaste territoire, d’une portée symbolique immense, avant que la dureté de beaucoup, leurs certitudes, leur manque d’ouverture, leur morale et leurs œillères dessinent les limites qui les enferment. Qu’ils se mordent la queue, plutôt.
Un mot : Vulve
Pourquoi veut-on rester sourd à Brey ? Parce qu’elle n’a pas les codes, leurs codes. Son écriture est blanche, d’une neutralité qui dit merde à toutes les acrobaties de langage. Pas de bons mots ni de clins d’œil. Sa prose dit non à l’héritage des phrases de l’entre-soi, à la culture surexploitée de la référence filiative cinéphile. Sa phrase est un continent vierge ou résonne parfois, de manière assourdissante, étourdissante, merveilleuse, un mot. VULVE.
Pourquoi en veut-on au livre de Brey ? Alors qu’il serait si joyeux d’ouvrir une brèche dans ce plafond de verre de la critique chez nous en France, qui depuis des décennies nous lasse de ses querelles bipolaires – d’un côté le classicisme chapeau cigare, ses références doudou, ses exégèses réconfortantes, inchangées depuis des décennies ; de l’autre un maniérisme postmoderne qui n’en peut plus de s’auto-contempler, une critique rusée et pleine de morgue qui se regarde faire, critique de la critique qui l’a précédée dans une espèce de vertige méta audible et lisible par désormais quelques rares humains sur terre. Des Machiavels de la critique si rompus à leur art que les idées les plus simples se transmutent sous leur plume en raisonnements retorse et alambiqués. Quelle fatigue ! Et de quoi Brey se rend-elle coupable ? De vouloir secouer un peu tout ça ? De créer un appel d’air ?
La régénérescence du cinéma
Il y a une idée fondamentale dans ce livre, qui échappe aux impuissants. Au-delà du geste moral, si l’on veut, et politique du discours, de l’horizon formel qu’il appelle de ses vœux, fondé sur un désir de régénérescence du cinéma, non formaté, il y a le plaisir. Celui des héroïnes de films que Brey regarde se déployer comme un puissant moteur où se réinvente la mise en scène. Mais il y a aussi son plaisir. L’autrice fait entrer cette notion dans la liste des critères d’approche esthétique des films. Aucun critique avant elle n’avait pensé, osé, daigné mettre cette notion au centre de l’analyse d’images – en décrivant l’expérience filmique comme une aventure phénoménologique. Une aventure de la sensation et du ressenti. Brey n’écrit jamais : « je suis émue », mais « j’ai le cœur qui bat ».
Le Regard féminin – Une révolution à l’écran est le cri de joie d’une cinéphile qui se trouve enfin, accède à son île intérieure et construit sa cabane dans une jungle de représentations en partie hostiles et étrangères. Il a fallu des années d’errance et de morne navigation – et on trouve ce bout de terre enfin – le nôtre. Quel bonheur alors de se frayer un chemin dans le cinéma patrimonial, d’y apposer sa voix et ses repères, planter son drapeau ; d’égrainer ces noms de réalisatrices et réalisateurs aimés, ceux dont on sait qu’ils ont toujours été là, à nos côtés, dans cette forêt, mais cachés par des arbres aux gros ramages soi-disant plus prestigieux.
>> A lire aussi : notre entretien avec Iris Brey
A mesure que l’on avance dans cette jungle devenue familière, grâce à ces nouveaux outils qui ne sont pas des armes, la pensée de Brey dénoue peu à peu les liens qui nous amarraient, nous aliénaient, à une vision étroite, monomaniaque et autoritaire de la critique et du cinéma. Son essai parvient à nous en libérer, dans un déchaînement joyeux, et cette lecture restera gravée pour nous comme une expérience ample et jouisseuse, une réflexion aventureuse, et non comme une pensée à abattre.
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