Petit tour du côté de la bière artisanale et des microbrasseries pour découvrir une boisson dont la palette gustative paraît sans limites.
La bière a longtemps tenu le rôle d’élément neutre de nos beuveries. A part dans le Nord, on l’avalait par manque d’options. Le verre de la flemme. Après trop de soirées à errer une bouteille tiède à la main, ou à vider des demis pression coupés à l’eau, forcément, l’angoisse est montée.
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Mais quelque chose a changé, jusqu’à un actuel retour de hype, inspiré par les pays anglo-saxons où les beer geeks pullulent. « Ma culture de la bière s’est construite aux Etats-Unis pendant mes études, alors que je suis alsacien et qu’ado je buvais de la Despe », explique Thomas Deck, cofondateur de la marque ultra-cotée (et bientôt certifiée bio) Deck & Donohue.
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Ce trentenaire installé en banlieue est de Paris a vu l’intérêt pour ce breuvage, par excellence populaire, bondir. « Quand nous avons commencé, il existait environ 300 microbrasseries en France. En cinq ans, on est passé à 1600 : en ce moment, deux ou trois ouvrent chaque jour… »
Une microbrasserie débute souvent comme dans la série Easy, avec une bande de potes qui décide de faire sa bière dans un garage, jusqu’à ce que l’affaire devienne un business. Un mode de vie à part entière aux Etats-Unis, que la France importe à sa manière, pour contrer les produits de grande distribution.
Les bières artisanales foisonnent. La star du moment, dont le caractère puissant et l’amertume font fureur, c’est l’inénarrable IPA – acronyme d’India Pale Ale –, capable de faire tourner les têtes en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.
Un savoir-faire en marche
Des visages inédits s’intéressent aux mousses. Responsable du blog hoppyhours.net et sommelière de la bière (on dit aussi biérologue), Carol-Ann Cailly a commencé dans le vin à Bordeaux avant d’intégrer ce milieu « plus ouvert » que celui des grands crus, même si le sexisme s’y incruste.
« Au début de l’année, j’ai vu passer une bière ‘cyprine’, avec une silhouette de femme dénudée et mince sur l’étiquette. Après un post Facebook où je disais que si les femmes voulaient être incluses, ce n’est pas pour figurer sur les étiquettes, le mec qui gérait ça m’a écrit des insultes et envoyé des vidéos porno. J’ai porté plainte pour outrage sexiste. »
La jeune femme de 27 ans analyse l’entrée de la bière dans la pop culture et les habitudes de consommation d’une génération : « Cet intérêt s’inscrit dans une tendance plus large, celle du consommer éthique/local et du Do It Yourself. Les gens sont curieux de voir ce qui atterrit dans leurs verres, et certains ont envie de se lancer. Mais tout ce qui est prétendument local ne l’est pas forcément. »
Dans le vin, l’essor des breuvages biodynamiques et naturels est un mouvement de fond qui remet en cause l’approche productiviste. Concernant la bière, tout reste à faire : contrairement aux vigneron.ne.s, les brasseur.se.s. sont rarement des paysans et se procurent en majorité leur houblon à l’étranger.
« Certains industriels pratiquent aussi le craft washing en rachetant des marques artisanales », prévient Carol-Ann Cailly – ainsi la célèbre californienne Lagunitas appartient à Heineken. « Sur des notions comme la saisonnalité, le milieu est en retard par rapport aux métiers de bouche, poursuit Thomas Deck. On trouve de la bière à la mangue toute l’année, des produits aromatisés… »
Chez Deck & Donohue, le travail s’apparente à une recherche constante de cohérence. « On essaie de bosser comme des cuisiniers, en regardant ce dont on dispose localement à un instant T. Selon les mois, on brasse de la bière au sureau, aux mûres sauvages, au potiron… »
Une nouvelle sophistication
Deck & Donohue fait aussi vieillir des cuvées en fûts de vin, pratique qui intéresse les chefs. Florent Ladeyn, étoilé à l’Auberge du Vert Mont à Boeschepe et actif depuis plusieurs années à Lille avec Bloempot, vient d’ouvrir dans la capitale nordiste Bierbuik (« ventre à bière » en flamand), où il propose petites assiettes et bières locales ni filtrées ni pasteurisées, comme cette pils à la reine-des-prés, « qui sent la frangipane sortant du four », créée en collaboration avec la Brasserie du Pays Flamand.
Cette semaine, il a réalisé ses premiers brassins au nom de son établissement. « La bière artisanale, j’en bois depuis mes 15 ans. J’en ai dix-neuf de plus. J’en sers pour le plaisir ou en accord avec des plats. Là, je me dis qu’une porter (noire – ndlr) que nous avons réalisée avec du laurier, serait parfaite avec de la raie pochée, des coquillages vapeur et un peu d’oseille crue pour l’acidité. Ne pas travailler avec la bière, ce serait une faute de goût énorme ici dans les Flandres. »
Selon Ladeyn, la bière présente une palette aromatique plus large que celle du vin, et peut donc se hisser sur toutes les tables. « La liberté que ça t’offre sur un accord, c’est dément. Le goût fumé et brûlé est plus facile à trouver qu’avec un vin. Pour moi, l’engouement va continuer. On peut ne pas aimer l’amertume, les bières trop pétillantes ou fortes en alcool. Mais les plus légères et digestes sont irrésistibles. Dans les années à venir, je crois au retour des bières que l’on peut boire sans être démoli. »
Olivier Joyard
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