L’Anglaise Dorothy L. Sayers, auteure phare de murder mysteries de l’entre-deux-guerres, est à redécouvrir. A travers son personnage de romancière enquêtant à Oxford, Le Cœur et la Raison pose des questions féministes toujours actuelles.
Encore trop méconnue en France, Dorothy Leigh Sayers (1893-1957) fut l’une des reines du roman policier anglais de l’entre-deux-guerres. Ce qui veut dire que ses protagonistes vivent leurs aventures autour d’une tasse de thé, n’oublient jamais de s’habiller pour dîner, et résolvent souvent les énigmes les plus étranges, verre de sherry en main dans leur club londonien.
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Bref, si un auteur est à l’origine de cette esthétique tellement anglaise dont on raffole, entre mystery parties dans la bibliothèque tout en boiseries de lord Machin ou dîners dans un collège d’Oxford avec lady Bidule, c’est Dorothy L. Sayers.
Des thèmes profondément existentiels
Si Le Cœur et la Raison, écrit en 1935, s’inscrit bien dans la veine policière de la romancière, c’est peut-être son roman qui s’en éloigne aussi le plus, son texte le plus singulier, le plus autobiographique aussi, qui aborde des thèmes plus profondément existentiels qu’un simple whodunit. Et si l’on y retrouve lord Peter Wimsey, son personnage de détective fétiche, celui-ci n’en occupe pas le centre : le personnage principal est une auteure de romans policiers, elle aussi, la belle Harriet Vane, 32 ans.
Comme Sayers, elle est érudite (Sayers traduisit La Divine Comédie), et mène, pour l’époque, une vie libre (que lui permettent sa célébrité et sa fortune obtenues grâce à son talent littéraire), a eu un amant hors mariage, et a même été accusée de son meurtre par empoisonnement. C’était cinq ans avant le début du Cœur et la Raison, et c’est alors Peter Wimsey qui l’avait tirée d’affaires. Depuis, celui-ci veut l’épouser et la jeune femme hésite, enfin refuse.
Le Cœur et la Raison semble aborder tous les questionnements qui hantaient Sayers elle-même, voire toutes les femmes de l’époque, et chose presque alarmante, nombre de femmes, encore, aujourd’hui. Faut-il rester célibataire et indépendante, ou se marier et prendre le risque de perdre sa liberté, voire son intelligence ? Faut-il être d’une intégrité intellectuelle irréprochable ou accepter de se compromettre pour son propre bien ? Bref, que choisir entre le cœur et la raison ?
Une littérature jugée vulgaire
Quand Harriet Vane retourne à Oxford, à Shrewsbury College, le temps d’une soirée entre anciennes étudiantes, elle comprend vite qu’elle est autant admirée pour la gloire et la fortune que lui ont apporté ses romans policiers, que méprisée pour avoir abandonné l’université au profit d’une littérature jugée vulgaire.
“Comme se le devait toute spécialiste de littérature, elle connaissait de noms tous les péchés du monde, mais il n’était pas certain qu’elle pût les reconnaître si elle les voyait dans la vraie vie”
Parmi elles, une ancienne amie, qui s’avèrera aussi rompue par la maladie que par le mariage. Car il y a quelque chose de mélancolique dans la réunion de toutes ces femmes en toge, qui ont vieilli, qui ont changé, qui n’ont pas toutes su vivre autant qu’Harriet ; quant aux professeures, vivant confinées dans le célibat et entre les murs des belles universités d’Oxford, Sayers leur donne un coup de griffe à travers le personnage de Miss Lydgate : “Comme se le devait toute spécialiste de littérature, elle connaissait de noms tous les péchés du monde, mais il n’était pas certain qu’elle pût les reconnaître si elle les voyait dans la vraie vie.”
Après le dîner, alors qu’Harriet regagne sa chambre, elle trouve un dessin particulièrement pervers : une femme nue, aux attributs exagérés, poignardant une toge noire. Il y en aura d’autres, ainsi que des lettres anonymes, des actes de vandalisme, des menaces de mort. Harriet Vane sera rappelée par les responsables de Shrewsbury College quelques mois plus tard pour enquêter, et trouver laquelle, de ces femmes bien sous tous rapports, est le corbeau. Après avoir elle-même reçu des menaces de mort, Harriet va s’allier les services de lord Peter Wimsey, ce magnifique gentleman inspiré à Sayers par ses lectures d’Arsène Lupin quand elle passa du temps en France.
Une femme peut-elle avoir le pouvoir, l’indépendance financière ?
Si la tension amoureuse, érotique entre les deux protagonistes l’emporte sur l’énigme policière elle-même, ce qui reste de plus fort dans ce roman sont les commentaires de Vane et des autres femmes, qui portent souvent, en 1935, sur une question féministe encore trop souvent d’actualité : une femme peut-elle avoir le pouvoir, l’indépendance financière, être érudite et intelligente, et être, en même temps, aimée ? Une femme peut-elle avoir tout, comme un homme ?
“Connaissez-vous un homme qui admire sincèrement une femme pour son intelligence ? – Ma foi, dit Harriet, ils ne sont certainement pas légion.” Elle pensait sans doute au seul qu’elle connaissait, Peter Wimsey, qu’elle finira par épouser. Car il s’avèrera d’accord avec sa morale, qui est aussi celle du roman : tout ce qui compte, dans sa vie intellectuelle comme dans sa vie privée, c’est la quête, et l’acceptation, de la vérité.
Le Cœur et la Raison (Libretto), traduit de l’anglais par Daniel Verheyde, 688 p., 15,80 €
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