[Le monde qu’on veut #8] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on souhaite trouver à la sortie de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, Yves Citton, professeur de littérature, auteur de Générations collapsonautes, estime que cette crise est une occasion historique de changer de direction.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Et si cette crise était l’occasion d’un rebond salutaire ? C’est ce que défend Yves Citton, professeur de littérature et média à l’université Paris 8, et codirecteur de la revue Multitudes. Dans cet entretien, le co-auteur de Générations collapsonautes (avec Jacopo Rasmi, Seuil) appelle à tirer les conséquences pratiques de l’effondrement actuel, qui en annonce d’autres plus durs encore. “Ce virus a un effet révélateur des inégalités sociales, mais il pourrait aussi avoir un effet accélérateur. Ça pourrait être l’occasion de se dire que, tant qu’à mettre des milliers de milliards d’euros pour relancer l’économie, autant la relancer dans une autre direction”, soutient-il.
La crise sanitaire a sidéré bon nombre de personnes. Vous parlez pour votre part de “panique virale” à ce sujet. Avez-vous été atteint, vous aussi, par cette viralité médiatique ?
Yves Citton – Dans mon livre Médiarchie (Seuil, 2017) j’essayais de comprendre le “pouvoir” (“archê”) fondateur des médias. Une façon de se représenter ce pouvoir est de revenir à l’étymologie : média, de medium, c’est le “milieu”. Il est donc impossible, à moins de vivre sur une île déserte sans radio ni internet, de ne pas partager la sidération dont vous parlez. Dans le milieu immédiat dans lequel on vit – la chambre, le quartier et les écrans que nous voyons –, ce que les médias font circuler, ce sont des affections. Si une très petite partie de la population est affectée physiquement par le virus, nous sommes donc tous affectés par le virus médiatique. Cela fait deux mois qu’on ne voit le monde qu’à travers lui, avec les effets d’angoisse que cela implique. Il y a d’ailleurs un parallèle à faire entre le virus, et les hantises d’effondrement qui lui préexistaient. Massivement, cela produit à la fois de l’angoisse, mais aussi, peut-être, des possibilités d’espoir.
Vous dites qu’il y a une disproportion entre le nombre de morts du Covid-19 recensés, et les bouleversements entraînés par la lutte contre la pandémie. Comment l’expliquer ?
La crise actuelle met en évidence le fait que si quelque chose comme un virus tue des dizaines, des centaines puis des milliers de personnes dans un pays comme la France, on ne peut pas ne pas en parler. Les discours utilitaristes de Boris Johnson, Donald Trump ou Jair Bolsonaro consistant à dire qu’il vaut mieux laisser des gens mourir que d’arrêter l’économie sont rendus inaudibles et insoutenables. On ne peut pas dire ça, car le milieu médiatique dans lequel nous vivons défend la vie. C’est ce que Foucault appelait la biopolitique.
Nos systèmes d’information s’érigent contre certaines logiques qui consisteraient à dire qu’on fait passer l’économie avant tout. C’est rassurant. Mais ce qui est problématique, c’est qu’on s’aperçoit que pour protéger des vieux qui sont souvent plutôt des hommes, on met en danger des jeunes qui sont souvent des femmes – je pense aux femmes battues. Quand on regardera le nombre de femmes battues du fait du confinement, par rapport au nombre de personnes qu’on a pu épargner grâce à lui, ce sera des femmes contre des hommes, des jeunes contre des vieux. Je n’ai pas de solution. J’essaye simplement de comprendre ce qui nous pousse, par des logiques qui nous dépassent complètement, dans cette direction. Le virus nous donne une occasion de voir ça, de façon sidérante.
Ce qui est singulier aujourd’hui, pour vous, ce n’est donc pas tant la pandémie que la manière dont on en parle ?
Je n’étais pas là en 1918 pendant la pandémie de grippe espagnole, mais j’imagine qu’on en parlait aussi tout le temps. Ce qui est en revanche clairement nouveau, c’est cette intolérance à la mort, sur laquelle des enquêtes méritent d’être faites. Grâce à la biopolitique, à ce désir de ne pas mourir, et aux techno-sciences qu’on a développées pour le satisfaire, on est dans une situation où on a pu mettre la mort à distance – ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays, et ce qui n’était sans doute pas le cas pour les générations antérieures. Je pense que c’est assez singulier dans l’histoire de l’humanité. Il y a eu des vagues antérieures de pandémies, comme la grippe de Hong-Kong en 1968 – 1969, où 1 million de personnes sont mortes sur la planète. Je l’ai découvert il y a une semaine ! Je ne m’en rappelais pas. On l’a effacé de notre mémoire. Il me semble que ça veut dire quelque chose sur notre intolérance à la mort.
On l’observe aussi avec l’obsession des chiffres à la télévision, et le décompte permanent du nombre de morts du Covid-19. Minimiser le nombre de morts, c’est exactement ce qu’on veut. Mais cette quantification ne se fait-elle pas aux dépens d’une qualité ? Personnellement, je préférerais mourir avec des proches autour de moi, qu’ostracisé, dans un milieu lunaire, sans qu’on puisse me rendre visite, comme les personnes âgées qui meurent aujourd’hui. Je ne critique pas ce qui se fait, mais je m’interroge.
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Vous pensez qu’il y aura un avant et un après le coronavirus, contrairement aux exemples historiques que vous citez ?
Ça dépend. J’ai envie de rêver que cette crise est l’opportunité de changer plein de choses. Il est possible que, dans le monde d’après, les hôpitaux soient mieux financés qu’avant. Après deux ans de grève, et la situation que nous avons vécue, je peux y croire. Mais au-delà, ce souci des services publics va-t-il aussi concerner les écoles, la recherche, les universités ? On peut imaginer que l’après consistera en un renversement des politiques néolibérales de sous-financement des services publics, pour réorienter la maximisation du capital dans des services privés. Je l’espère. Ce n’est pas irréaliste. Ce serait déjà bien. Mais ce n’est pas suffisant.
Ce qui serait vraiment nécessaire, comme le disent Bruno Latour et d’autres, c’est de saisir cette opportunité où les choses s’arrêtent pour partir dans une direction différente du point de vue écologique. Ce virus a un effet révélateur des inégalités sociales, mais il pourrait aussi avoir un effet accélérateur. Ça pourrait être l’occasion de se dire que, tant qu’à mettre des milliers de milliards d’euros pour relancer l’économie, autant la relancer dans une autre direction. Edouard Philippe dit être lecteur de Jared Diamond [biologiste américain auteur de Collapse, ndlr], et être préoccupé par les théories de l’effondrement. Emmanuel Macron n’est pas un idiot, même si je ne suis pas son ami. Qu’ils prennent le risque politique énorme de le faire, qu’ils saisissent cette opportunité historique !
Vous pensez que c’est possible ?
J’aimerais y croire, mais ça me semble difficile. C’est pourquoi il faut utiliser la viralité de nos réseaux d’information pour marteler ces mêmes idées, autant que possible. Saisissons cette opportunité traumatique, cet avertissement, et évitons qu’on soit dans une situation encore pire à cause des pandémies ou des crises écologiques d’ici quelques années. Car cette pandémie est le résultat de nos rapports au vivant. Baptiste Morizot parle d’“ajuster les égards”. C’est bien par manque d’égards envers certaines vies animales que ces virus arrivent parmi nous. Et c’est du fait de la circulation des humains et des marchandises qu’ils se répandent. C’est le devoir de la modernisation que de pallier les problèmes qu’elle génère elle-même.
“Le virus confirme l’accélération collapsologique”
Si l’Europe prenait ce virage, le monde pourrait-il être entraîné derrière elle ?
On ne peut pas attendre que les autres le fassent. Un des effets révélateurs du virus, c’est de voir qu’on ne peut pas se protéger tous seuls. Que la Suisse, la France, ou l’Europe commencent ! Des solidarités planétaires existent. C’est pourquoi il faut se demander comment mettre en place une structure pour amortir le choc que vont subir ceux qui ont beaucoup à y perdre. Il faut que nous, les riches, on réduise notre mode de vie. On peut vivre avec moins, si ce moins permet de rallier ceux qui pourraient perdre beaucoup. Il faut donner un peu d’air pour que tout le monde puisse flotter. Sinon, ce ne sont pas les générations à venir qui vont en pâtir, mais nous directement. Le virus confirme l’accélération collapsologique.
La collapsologie nous a-t-elle été utile pour nous préparer à aujourd’hui ? Les collapsologues avaient-ils raison, malgré les critiques qu’ils ont suscitées ?
Oui. Si l’on refuse, comme moi, de dire que la démocratie est obsolète et qu’il vaut mieux que des tyrans nous imposent le confinement dans l’intérêt collectif, il n’y a pas d’autre alternative que la bataille des imaginaires, comme le dit Alain Damasio. Pour l’instant, les images, les idées, les mots d’ordre et les concepts qui ont largement conquis nos imaginaires sont ceux des impératifs de compétitivité et de la croissance. Il faut mener bataille sur le terrain des imaginaires pour que d’autres politiques, d’autres relances soient acceptables.
Et dans cette bataille, qui est la condition du changement qu’on s’impose à nous-mêmes car on refuse les dictatures, nous sommes redevables aux collapsologues ! On peut les dénoncer pour plein de raisons – que nous examinons dans notre livre, Générations collapsonautes, avec Jacopo Rasmi –, mais leur imaginaire de l’effondrement – tel que représenté par la série L’Effondrement par exemple – nous montre ce qui peut arriver, et peut nous faire prendre des mesures pour l’éviter. Je suis très reconnaissant à Pablo Servigne et à ses acolytes. Nous avions besoin de cette vision de la collapsologie, avec des intentions collectives et progressistes. Ça résonne maintenant avec le coronavirus.
“Il faut mener bataille sur le terrain des imaginaires pour que d’autres politiques, d’autres relances soient acceptables”
Craignez-vous que dans le monde futur, l’impératif de la relance de l’économie nous fasse revenir en arrière ? Que tout le travail qu’ont accompli les collapsologues au niveau des consciences s’effondre à son tour ?
Il y a aura sans nul doute des distractions pour nous détourner de l’accélération de l’effondrement. Mais la conscience, la sensibilité à ces menaces peut aussi grandir. Je n’ai que gratitude et admiration pour le succès d’une certaine collapsologie. Elle nous pousse dans la bonne direction. C’est l’étape ultérieure, avec plus de résonance, de la décroissance. Quand je suis arrivé en France en 2000, on trouvait les décroissants trop radicaux. Mais en réalité l’idée de sobriété, de transition, des colibris, est encore compatible avec des infrastructures industrielles. Parler d’effondrement est plus évocateur, et un peu plus efficace que les colibris.
Le slogan décroissant “moins de biens, plus de liens” semble commencer à faire consensus à gauche, de François Ruffin à Benoît Hamon. C’est un motif d’espoir ?
C’est en effet ce dont on a vraiment besoin : de convergences, en particulier à gauche. Ce qui m’a toujours frappé, c’est le narcissisme des plus petites différences entre organisations, cette détestation épidermique, qui reposent sur des conflits de théories. Il y a aujourd’hui un phénomène d’imminence qui devrait pousser à faire front, à confronter les entreprises du CAC 40 dont l’intérêt est de faire du fric. Pour se confronter à elles, de Bruno Latour jusqu’à Macron en passant par Pablo Servigne, Dominique Bourg ou même le Comité invisible (même si ça ne va pas leur plaire), il faut fédérer. On peut assez facilement se mettre d’accord sur un certain nombre de revendications d’opposition à la relance dans la même direction qu’avant. Ça ne me semble pas irréaliste. En 2017, si Benoît Hamon s’était allié à Jean-Luc Mélenchon, la gauche aurait pu passer devant. Arriver à faire élire des politiques différentes, même si ça ne règle pas tout – Frédéric Lordon le montre bien dans son livre, Vivre sans –, ça lance une dynamique. Unissons-nous autant que possible dans une opposition à l’extractivisme, au néolibéralisme, au capitalisme.
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Comment imaginez-vous le monde d’après ? Quelles traces cette pandémie va-t-elle laisser ?
Il y a plein d’imaginaires possibles. Certains sont plus réalistes que d’autres. Personnellement, je rêve d’un monde beaucoup moins inégalitaire. Les inégalités empêchent les mutations vers un monde plus soutenable. Mon premier rêve d’après, c’est ça. A l’échelle planétaire, des systèmes qui permettent de réduire les inégalités d’accès aux soins, à l’eau, à l’éducation, etc. Cela veut dire que les pays colonisateurs, qui continuent d’en profiter, doivent devenir des coopérateurs solidaires. Il n’y a pas d’alternative aux politiques de la pérennité et de l’égalité, qui doivent remplacer les politiques de l’innovation, de la compétitivité, de la maximisation des profits. Il faut des structures pour imposer une baisse de salaire à ceux qui gagnent beaucoup, non pas pour les frustrer, mais parce que certains en ont vraiment besoin, et que les riches ont besoin d’eux. L’échelle des salaires dans un pays comme la France est inique. Des infirmier·es, des caissier·es n’arrivent pas à vivre, alors qu’ils font un travail dont on dépend tous, quand des publicitaires gagnent beaucoup d’argent pour nous inciter à consommer des trucs qui ravagent la planète. Imposer collectivement, avec le libre choix des gens, des sensibilités communes. Voilà mon rêve.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier livre paru : Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement, d’Yves Citton et Jacopo Rasmi (Seuil, 2020)