Si les règles sanitaires sont largement suivies par les Français·es, avec la crise sanitaire, politiques et médias pointent souvent des comportements du doigt. Des jugements culpabilisants qui font fi de toutes contraintes sociales, et ne remettent pas en question les discours des pouvoirs publics, selon le sociologue Denis Colombi.
Vous avez certainement vu passer ces images de berges parisiennes bondées ou de longues files d’attente devant des enseignes de prêt-à-porter ou de fast-foods. Peut-être vous ont-elles même indigné, révolté, et que vous vous êtes alors fendu d’un tweet pour dire le fond de votre pensée. Le lundi 11 mai 2020 a en effet marqué le premier jour du déconfinement et de la réouverture de la plupart des boutiques de vêtements… et donc par le retour des Français·es dans les rues. Seulement voilà, comme l’explique le sociologue Denis Colombi, auteur de Où va l’argent des pauvres (éd. Payot), ces comportements sont en réalité tout ce qu’il y a de plus rationnels face aux discours politiques de “pluralités des injonctions”. A contrario, selon lui, “le discours culpabilisant et humiliant peut, à l’inverse, avoir des effets pervers”.
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Au premier jour du déconfinement, des images de files d’attente devant les magasins Zara ou les McDonald’s ont suscité l’indignation sur les réseaux sociaux. Comment comprenez-vous ce mépris ?
Denis Colombi – Cela m’a fait penser à des questions sur lesquelles j’ai travaillé pour mon livre, Où va l’argent des pauvres, où j’aborde la question de l’indignation suscitée par l’usage que font les pauvres de leur argent. On entend beaucoup de discours sur le fait que les pauvres utilisent leur argent de façon déraisonnable, notamment en attachant des vêtements trop chers, des vêtements de marques, ou en allant dans des fast-foods.
A travers cette indignation morale autour des files d’attente devant ces enseignes, on retrouve un peu ce même processus où la réaction première est le jugement moral : ce serait “très mal” que des gens consomment des vêtements en cette période d’épidémie. Mais on ne cherche pas du tout à comprendre pourquoi elles font cela, on ne cherche pas la logique derrière, on les renvoie d’emblée dans l’irrationalité. La version de droite et la version de gauche se rejoignent au final dans ce refus de comprendre ce qui se passe. On accuse les gens d’être manipulés par le capital, la publicité, ou bien alors on les renvoie à une forme d’irrationalité selon laquelle ils seraient incapables de se contrôler.
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Tout cela ne permet pas de comprendre que, de fait, ils ont certainement de bonnes raisons d’agir comme ils le font. Les personnes pauvres qui se rendent chez McDonald’s le font la plupart du temps pour faire plaisir aux enfants, en leur offrant ce dont ils ont envie tout en étant relativement accessible, en ne touchant qu’un peu au budget. Ici, on peut supposer que celles et ceux qui se sont rendus chez Zara lundi avaient le désir de retrouver une forme de normalité à travers cette consommation, après cette période de confinement contraint.
Si on adopte un autre discours, moins culpabilisant et davantage pédagogue sur l’organisation des entreprises et sur le déconfinement qui pose des problèmes, on aura quelque chose qui sera plus intéressant et audible. Si je peux me permettre une comparaison, c’est un peu comme lorsque le Pape propose de lutter contre le sida en prônant l’abstinence. Cela ne fonctionne pas. Il est primordial de créer un lien de confiance et de pédagogie avec les populations. Le discours culpabilisant et humiliant peut, à l’inverse, avoir des effets pervers.
🇫🇷 #deconfinementjour1 : A #Paris, #Bordeaux ou encore #Dijon (vidéo) des dizaines de personnes ont décidé d'entamer ce premier jour de #deconfinement en allant chez Zara. #11mai #11mai2020 (via @Adam_Football_1) #Deconfinement11Mai pic.twitter.com/CNoEr9BIWB
— Mediavenir (@Mediavenir) May 11, 2020
Lundi 11 mai le canal Saint-Martin, à Paris, était également rempli de monde et Christophe Castaner pointait “l’irresponsabilité des comportements”. Ce discours pédagogique dont vous parlez a-t-il manqué selon vous ?
Les discours politiques ont été assez culpabilisants. Que ce soit sur la consommation ou l’utilisation de l’espace public, cela ne peut se comprendre en se tournant simplement vers les individus : il faut tenir compte du contexte politique. La consommation est par essence un acte politique. Le préfet de Paris Didier Lallement, depuis le début de l’épidémie, a avancé à plusieurs reprises l’idée que si les gens sortaient et tombaient malades, ce serait de leur faute. Ce type de discours individualise le propos et va a contrario déclencher des réactions individualistes du style : “Ok, je prends le risque alors.” Ce phénomène se retrouve sur la consommation de tabac dans les milieux populaires : ces personnes connaissent parfaitement les risques pour la santé, mais sont aussi conscientes que l’Etat n’interdit pas la vente, car il tire un revenu important des taxes. Le danger dans ce déconfinement, c’est que les citoyens se disent qu’ils prennent le risque à titre individuel et que c’est aux autres de faire des efforts. Et ce n’est justement pas l’objectif que l’on recherche dans cette épidémie.
Il est nécessaire de prendre en compte les discours politiques pour comprendre ce qui se joue là. Le gouvernement a insisté sur un déconfinement rapide sur plusieurs points : la réouverture des écoles et la relance de l’économie.. Dans cette pluralité des injonctions, les comportements de consommation sont donc tout à fait rationnels. Il n’est pas irrationnel d’aller au bord du canal Saint-Martin ou chez Zara. C’est un problème de discours politique.
La réussite du #déconfinement passe par la prudence et le civisme de chacun.
Face à l’irresponsabilité de certains comportements, j’ai demandé au @prefpolice d’interdire la consommation d’alcool le long du canal Saint-Martin et des voies sur berges. https://t.co/YthAFNGso6— Christophe Castaner (@CCastaner) May 11, 2020
La notion de “culture de l’inconscience”, ou de la désobéissance, a été beaucoup reprise par les politiques et les médias. La culture est-elle une explication valable ?
Expliquer les choses par l’inconscience n’a pas de signification d’un point de vue sociologique. On a aussi beaucoup blâmé la culture française qui serait une culture “rebelle”, qui refuserait de se plier aux règles. C’est amusant car les Italiens et les Américains ont dit la même chose d’eux-mêmes…
La culture est un objet très particulier, qui ne s’explique pas vraiment. Ce qui peut expliquer les comportements, ce sont les questions d’institutions, d’organisations, des questions politiques etc.. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu moins de respect du confinement en France qu’aux Etats-Unis, où il y a eu des manifestations contre le confinement. Il n’est pas question ici d’une différence de culture, mais de mouvements politiques. Ces différences s’expliquent de manière plus précise par l’étude des organisations et des mouvements politiques que par le passage par une culture. Il semble que l’on ait plutôt affaire à des personnes conscientes des risques qu’elles prennent, mais qui ont décidé que ça valait le coup à certains moments de rompre le confinement, d’aller se promener au parc. Si elles sont autorisées, elles sont dans la règle. Seulement, entre ce que l’on espère que la règle va produire, et la façon dont elle va être suivie par les personnes – avec toutes ses limites, ses acuités, et la marge de manœuvre par rapport à cette règle -, il y a parfois une différence. Il vaut donc mieux se reporter, une fois de plus, à comment la règle est formulée, comment elle agit, plutôt que sur une culture dont on ne sait pas vraiment d’où elle vient ni comment elle fonctionne.
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Ces enseignes populaires ont été particulièrement ciblées sur les réseaux sociaux, a contrario des librairies ou des fleuristes. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Au début du confinement il y a eu plusieurs prises de position. Bernard Pivot avait notamment lancé un appel sur Twitter afin que les librairies restent ouvertes à tout prix, et cela n’a pas soulevé l’indignation alors que cela mettait en danger un certain nombre de personnes. Il est certain que l’on s’indigne plus facilement d’un certain type de consommation particulière. Le consommateur reste une entité très sociale et politique, et on ne stigmatise pas n’importe quelle consommation.
Selon une étude de l’ORS, la surmortalité liée au Covid-19 en Seine-Saint-Denis s’expliquerait par le mal-logement et la surreprésentation d’habitant·es qui sont allé·es travailler malgré le confinement. N’est-ce pas là le symbole d’un échec de notre société ?
Ce constat est en effet un symbole des inégalités, à partir du moment où l’on considère que l’un des objectifs de la société française est la garantie de l’égalité. D’autant plus que la situation en Seine-Saint-Denis s’est accompagnée d’une forte stigmatisation de cette population, dont il a été dit qu’elle respectait moins le confinement, le tout accompagné de plusieurs remarques racistes. Cette étude est très importante : elle rappelle combien il faut avant tout se pencher sur l’économie de ce département, ainsi que sur les conditions de vie, de logement et de travail de sa population. Ce sont en effet des personnes impliquées dans des métiers qui ont été moins confinés, comme les aides à domicile, les caissier·ères, les aides soignant·es, mais aussi dans du travail illégal (des artisans, des maçons, des restaurateurs, des livreurs). Elles ont donc, de ce fait, été encore plus au contact du virus. C’est la triste illustration du fait que les inégalités tuent. Elles tuent déjà en temps normal, mais, dans ce contexte, avec une trajectoire encore plus tragique et morbide.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Où va l’argent des pauvres – Fantasmes politiques, réalités sociologiques, éd. Payot, janvier 2020
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