[Le monde qu’on veut #7] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la philosophe Sandra Laugier aspire à un monde où la culture pourra à nouveau réunir des publics, et où les professions du “care” auront un nouveau statut.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Alors que la crise sanitaire met en lumière l’utilité sociale d’une ribambelle de professions du soin et du service à l’autre, les recherches de la philosophe Sandra Laugier sur “l’éthique du care” sont sur le devant de la scène. Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie du langage et en théorie de la démocratie, elle a récemment codirigé Le Pouvoir des liens faibles (éd. CNRS), sur ces liens de sociabilité publique que seul un déconfinement réel nous permettra de retrouver. Autrice également d’un livre sur la culture populaire – Nos vies en séries (Climats, 2019) -, elle explique les conditions à réunir pour parler d’un vrai déconfinement.
Après deux mois de confinement, pensez-vous que nos relations sociales sont durablement transformées ?
Sandra Laugier – Après deux mois de confinement, les choses ont beaucoup changé dans le discours public, mais il n’est pas absolument certain que les transformations soient durables. Le confinement est en réalité loin d’être terminé, et un certain nombre d’acquis vont donc perdurer, car ce sur quoi le confinement a attiré notre attention va se maintenir comme réalité sociale, sous nos yeux. Je pense bien sûr à la visibilité désormais acquise et sur laquelle de nombreuses publications et reportages ont insisté, des métiers du care, du “service aux personnes” qui va du soin hospitalier aux fonctions de service comme les livraisons. Depuis le début des années 2000, je travaille sur l’éthique féministe du “care” et sur les questions de genre. Cette approche du “care” a parfois été moquée au prétexte qu’elle serait sentimentaliste, en tout cas elle était relativement discrète et minoritaire dans les études de genre, ces derniers temps mobilisées sur les violences sexuelles et les droits des trans ; mais sans que ces problématiques, heureusement, aient disparu, la problématique du “care” est devenue essentielle à l’occasion de cette crise : les populations de toutes sortes qui prennent soin de nous ont été rendues visibles à la société, car chacun a compris à quel point il ou elle dépendait d’elles.
S’il y a un changement qui peut être préservé, c’est bien celui-là. Les professions du care – soignants, agents de nettoyage, livreurs, caissières, etc. –, sans qu’on les hiérarchise entre “première” ou “deuxième ligne”, ont acquis une importance aux yeux du public. C’est un changement de perception, et pas d’idée, il peut s’inscrire durablement mais il faut aussi qu’il se matérialise et pas que dans des remerciements et de la reconnaissance, ce qui est toujours le risque avec le travail de care qui est implicitement supposé gratuit, fait par générosité etc.
On peut relever une deuxième transformation, dans un champ qui est lié : c’est la question du genre, de l’égalité hommes-femmes. Dès lors que beaucoup de gens se sont repliés avec le confinement sur l’univers domestique, un ensemble d’activités réservées aux femmes sont devenues visibles aux yeux des hommes qui préféraient, comme pour le travail de care, ne pas en entendre parler. La quantité et l’intensité de travail que nécessite l’entretien de l’univers domestique (trois repas, ménage, souvent suivi pédagogique) ont été révélées. Bien sûr, les enquêtes montrent que les femmes continuent à faire l’essentiel des tâches ménagères, et du suivi de l’école, mais les hommes vont avoir un rapport à la vie domestique qu’ils n’avaient pas auparavant : pour preuve, les nombreux conflits qui s’expriment désormais sur le partage des tâches.
De même, les femmes ont un rapport nouveau à leur vie quotidienne. On s’amuse par exemple du fait qu’on ne vend plus guère de maquillage et produits de beauté dans cette période. Cette volonté de se faire belle, d’être coquette, qui est très fondamentale dans la vie de beaucoup de femmes, y compris féministes, s’est un peu érodée et va peut-être être au moins relativisée. Ce changement peut amener une plus grande égalité dans le temps disponible, comme le notait Hillary Clinton durant sa campagne présidentielle – où elle passait deux heures par jour au maquillage/coiffage, ce qui lui donnait autant d’heures de moins que Trump pour sa campagne. Le fait que les femmes se sentent moins contraintes de passer du temps à ce travail d’apparence, ça ne peut pas être une mauvaise chose, même si les hommes sont également très soucieux de ces questions.
Ne craignez-vous pas que, par la force de l’inertie, le déconfinement balaye ces prises de conscience et ces nouveaux comportements ?
C’est une question. Mais lorsqu’il y a des changements dans les perceptions et dans les comportements, ça laisse toujours une trace, même si on ne peut pas s’attendre à ce qu’ils soient modifiés entièrement et d’un coup. Ceux qui pensent que la crise va changer radicalement nos comportements en matière d’écologie, par exemple, s’illusionnent. L’idée d’un changement complet de notre comportement, ou de la société, n’est pas ajustée à la réalité. Les prises de conscience – comme celles de femmes qui se rendent compte de leur situation d’exploitation à la maison et de l’inégalité de répartition des tâches – peuvent cependant petit à petit s’inscrire dans la durée. Autrement dit, comme pour les progrès de la démocratie, on peut changer la société peu à peu, mais pas changer DE société. Politiquement, cette idée peut paraître peu ambitieuse, mais c’est bien ainsi que ça se passe pour le véritable changement, comme les changements culturels que Mai 68 a entraînés.
Cela nécessite toutefois un changement fort au niveau des politiques publiques, en particulier des mesures pour améliorer la situation des personnes qui font ces métiers reconnus comme essentiels. Le moyen de concrétiser cela, ce seraient des mesures salariales pour ces professions. Je fais partie des personnes qui militent (c’était le cas notamment au début de la campagne présidentielle de Benoit Hamon en 2017) pour le revenu universel. Celui-ci permettrait de façon immédiate, dans les circonstances actuelles, d’apporter un complément à toutes les professions qui ont des bas salaires mais qui sont indispensables à la vie de la société, et aussi de donner un peu de sécurité à ceux qui n’ont rien (ceux qui ont perdu emploi et ressources). Ces mesures qui semblaient idéalistes il y a des mois, paraissent aujourd’hui non seulement très réalisables, mais hautement souhaitables. Elles nécessitent cependant une volonté politique qui va dans le sens inverse des politiques qui sont menées depuis 2017, voire depuis le quinquennat précédent. C’est le paradoxe de la situation : on attend beaucoup du monde d’après, mais les institutions et le gouvernement représentent tout l’inverse de ce que nous apprend la crise actuelle.
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Les déclarations récentes d’Emmanuel Macron – le 13 avril notamment – laissent penser à un tournant social du quinquennat. Mais vont-elles résister à la pression de la crise économique ?
Si tel était le cas, ce serait un peu comme l’inverse du tournant de 1983 sous François Mitterrand ! (rires) Bien sûr, ce changement de ton d’Emmanuel Macron est un soulagement, par rapport à la tonalité martiale et grotesque qu’il avait adoptée auparavant. Ses discours sur le rôle de l’Etat dans la protection des citoyens sont également agréables, car c’est une fonction que ce gouvernement n’avait absolument pas revendiquée ni assurée jusqu’ici. Il y a là quelque chose qui est positif en soi et qui montre le caractère peu acceptable des discours antérieurs. Mais c’est très ironique. Le fait que ces réflexions apparaissent soudain dans les discours de la majorité prouve qu’elles n’avaient jamais traversé l’esprit de cette nouvelle génération politique.
Après avoir été sidérés d’avoir été personnellement attaqués par des Gilets jaunes, certains sont sidérés de constater que des gens sont pauvres en France, et qu’il y a de l’injustice et de l’exploitation, qu’il y a une inversion des valeurs qui fait que des personnes font des tâches essentielles et sont en bas de l’échelle sociale et économique. Ça ne rend pas très optimiste sur la mise en œuvre future de ce discours à tonalité sociale, car le gouvernement et sa majorité n’ont pas vraiment la formation minimale. Ils partent quand même de très loin, alors que la seule façon de s’en sortir réside sans doute dans un plan très ambitieux, des formes de New Deal puisqu’on se trouve un peu dans la situation de la Grande Dépression. Pour y parvenir, il faudra faire converger les intérêts du redémarrage de l’économie et la volonté de valoriser les professions les moins considérées. La clé du changement réside en effet dans le statut de ces personnes.
Ce qui me rend pessimiste, c’est le maintien des hiérarchies symboliques, même maintenant. Par exemple le discours selon lequel les personnes qui fabriquent des masques devraient le faire bénévolement, l’absence de prise en compte de l’expertise de ses personnes qui font vivre le pays. C’est une question de genre, car c’est considérer que tout ce qui touche au travail domestique devrait être gratuit et fait par amour, par dévouement, ou par devoir. Il y a quelque chose qui reste bien ancré à ce niveau-là, comme le montre aussi l’omniprésence des hommes dans les discours publics – et notamment les tribunes et prises de position intellectuelles…
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“Ce qui devrait ressortir de cette expérience, c’est que les citoyens, et notamment les plus défavorisés, sont capables de s’organiser et de porter secours aux plus faibles, contrairement à l’image qu’on donne d’eux.”
Cette crise a mis en lumière la pauvreté extrême de certains quartiers et départements, comme la Seine-Saint-Denis, où des brigades de solidarité populaires se mettent en place. Cette réalité couve-t-elle aussi le possible éclatement d’une colère populaire dans le monde d’après ?
Il y a forcément une colère, surtout dans ces quartiers qui souffrent d’une très grande pauvreté, et où les contraintes du confinement sont assurées de façon très répressive, car il y a toujours l’idée que ce sont des lieux où les personnes désobéissent et ne sont pas capables de suivre les règles. Le contraste est massif entre cette idée reçue de ces zones isolées où l’ordre ne peut pas régner et où les gens sont hors de toute civilité, idée que le gouvernement continue à véhiculer, et la réalité, la capacité d’entraide et d’organisation dont ces quartiers font preuve, qui est souvent supérieure à celle qu’on trouve ailleurs dans la société… et dans le pouvoir. Ce qui devrait ressortir de cette expérience, c’est que les citoyens, et notamment les plus défavorisés, sont capables de s’organiser et de porter secours aux plus faibles, contrairement à l’image qu’on donne d’eux. Ils sont fréquemment présentés comme irresponsables, alors qu’ils se sont révélés beaucoup plus responsables que le gouvernement, qui a fait n’importe quoi dans la gestion de cette crise – je pense comme tout le monde aux mensonges du pouvoir au début de l’épidémie. Quand on parle des quartiers, il faudrait voir que les “racailles” ne sont pas du tout du côté qu’on croit.
Paradoxalement, au moment où nous avons plus d’égards pour les métiers du lien qu’auparavant, nous sommes aussi encouragés à la distanciation sociale, à nous méfier de l’autre comme potentiel danger de contamination. Pensez-vous que cette distanciation aura des effets dans le réel ?
Bien sûr, le rapport à autrui – et des autres à soi aussi d’ailleurs – comme potentielle source de contamination va être central durablement. Dans l’ouvrage que j’ai coédité, Le Pouvoir des liens faibles (CNRS éditions), sorti juste avant le confinement, je reprends le concept du sociologue Mark Granovetter (qui s’intéressait aux liens indirects ou à distance) en y incluant ces liens que nous établissons dans l’espace public avec des personnes sans les connaître. Ces liens faibles en coprésence, qui consistent à pouvoir voisiner et échanger avec des inconnus, sont à la base de la démocratie et de la sociabilité humaine. C’est à ces liens que les attentats de 2015 s’attaquaient en touchant un concert, des cafés, un match…. Pendant le confinement, on observe que les liens forts, familiaux, ont été maintenus ou renforcés même à distance, alors que les liens faibles de sociabilité publique ne sont tout simplement plus possibles par définition, à cause de cette peur, de cette méfiance dont vous parlez. C’est pourquoi le déconfinement actuel n’est pas réel. Tant qu’il n’y a pas de relations de proximité avec des inconnus dans l’espace public, la démocratie et la vie en commun seront en suspens.
Ces liens faibles sont aussi liés à la vie culturelle, puisqu’ils peuvent s’établir à l’occasion de spectacles, de concerts, etc. La culture, très endolorie par cette crise, aura-t-elle un rôle à jouer pour retrouver la cohésion sociale dont nous avons besoin ?
En effet, le confinement a montré que l’offre culturelle considérable dont on dispose à la télévision, à la radio et sur internet ne remplace pas la culture. La culture, c’est aller au cinéma, aller ensemble au théâtre, se regrouper dans des concerts, c’est vivre ensemble des expériences et en parler. La culture doit être partagée. Le fait d’être privé de cinéma, cela ne nous est jamais arrivé dans ma génération. Ne pas pouvoir partager un film avec d’autres personnes dans la même salle est une situation exceptionnelle. On pourrait se dire : pas grave, on a des plateformes comme Netflix, et on regarde de toute façon beaucoup de films hors salle ; mais non. C’est une privation, car voir un film, c’est sortir de chez soi, et se trouver dans une salle obscure avec des inconnus, même s’ils sont à distance. Ça nous ramène au concept de culture comme bien partagé largement. Si la culture n’était qu’une question de contenu à se transmettre, elle pourrait se faire par internet. Mais la culture a une dimension profondément démocratique, même quand elle est exigeante. Elle peut donc jouer un rôle important en assumant ce rôle de réunir des publics, et de transmettre.
Pour résumer, qu’est-ce qui doit changer pour que nous fassions mieux face aux crises qui pourraient suivre ?
D’abord, il faut revaloriser les professions de service : personnels soignants, livreurs, éboueurs, femmes de ménage, etc. Il faut réorganiser le système capitaliste pour que cette armée invisible de personnes qui aident les plus favorisés à vivre occupe une place à la mesure de son utilité réelle. Ensuite, les femmes doivent être partout mises en valeur et au pouvoir, au lieu d’être invisibilisées et exploitées. Déjà on s’est aperçu durant l’épidémie que plus il y a de femmes à des postes de décision importants, mieux c’est. Tous les pays dirigés par des femmes s’en sortent mieux dans cette crise, parce qu’elles se soucient d’abord des autres et se moquent de perdre la face, à la différence des dirigeants – qu’ils soient ultra-machistes comme Trump et Bolsonaro ou narcissiques comme ici. Enfin et surtout, il faut avoir plus de confiance dans le jugement et les compétences des citoyens, tous et toutes, notamment les plus défavorisés. Encore aujourd’hui, le discours politique les prend en surplomb et la maturité politique de la société est complètement sous-estimée. Or la ressource est vraiment là.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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