Si le secteur culturel est touché de plein fouet par les mesures sanitaires, tout un ensemble d’acteurs non culturels en subit également le contrecoup avec l’annulation des festivals. Une perte économique et sociale.
“Et c’est le même cirque chaque année”, nous prévient Alberto, un habitué du Hellfest. Largement documenté par la presse régionale autant que par la presse nationale, le traditionnel raid de festivaliers déboulant dans les rayons du centre commercial Leclerc de Clisson (Loire-Atlantique) ressemble à la Chevauchée des Walkyries.
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Situé à quelques encablures seulement de l’entrée du site du festival, l’hypermarché de la petite localité de moins de 7000 âmes – qui accueille chaque année en juin l’un des plus grands rassemblements de France (180 000 festivaliers sur trois jours l’an passé) – se met au diapason et arbore les couleurs aux cinquante nuances de noir de l’événement metal le plus réputé du globe.
“Les ventes de boisson et tout ça, pour le Leclerc, c’est gigantesque”, nous confie Quentin. Directeur d’un établissement de restauration rapide placé à 200 mètres à vol d’oiseau de l’antre de Ben Barbaud, fondateur du festival, il cumule aussi la casquette de logeur.
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Chaque année, depuis dix ans maintenant, il héberge une quinzaine de personnes venues en découdre dans les circle pits de cette grand-messe noire, à raison de 80 euros par nuit et par tête de pipe : “Je te dis ça, mais attention, c’est open bar. Le frigo est toujours plein, les bières sont fraîches, le jeudi, quand tout le monde arrive, on se fait un énorme barbecue.” A Clisson, les riverains ont l’habitude de dire que cet argent paie la taxe d’habitation : “Pour moi, c’est de l’argent gratuit, en revanche, pour d’autres, c’est quelque chose de non négligeable. Certains attendent vraiment ce moment, c’est un vrai plus pour eux.”
La carte
Oui, mais voilà, la 15e édition du Hellfest ne se tiendra pas du 19 au 21 juin. Comme près de 4000 événements culturels qui devaient avoir lieu entre le mois d’avril et le mois d’août, le rendez-vous metal de l’année a dû être annulé. Interdiction des grands rassemblements oblige. Outre leur impact désastreux sur le secteur de la culture, fragile mais ébranlé de façon inégale, les mesures pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 touchent directement des acteurs non culturels, dont l’économie dépend directement du bon déroulement de ces réunions populaires.
Françoise Benhamou, économiste, professeure à l’Université Paris-XIII et à Sciences-Po, auteure de L’Economie de la culture (Editions La Découverte, 2017), nous éclaire : “On considère en général que l’économie de la culture représente 2,3 % du PIB – c’est ce qui est rapporté par le ministère de la Culture. Après, il existe toute une économie qui gravite autour de cette économie-là, et notamment autour des festivals. Une économie très liée au secteur touristique. Le secteur touristique représente, lui, à peu près 7,3 % du PIB. Cela crée un effet d’activité à un moment donné, qui représente pour l’écosystème territorial quelque chose d’important. Au niveau national, c’est moins vrai.”
En d’autres termes, la suspension d’un événement culturel n’affecte pas nécessairement les revenus du tourisme à l’échelle nationale.
Elle poursuit : “Une publication du ministère de la Culture (« Etude sur l’estimation rétrospective de l’impact économique d’un ensemble d’événements culturels uniques ou d’équipements culturels récents », publié en février 2014 – ndlr) sur l’annulation des Festivals d’Avignon et d’Aix-en-Provence il y a un certain nombre d’années du fait de la grève des intermittents (en 2003 – ndlr), montre qu’au niveau global il n’y a pas eu un effet si important : les touristes qui auraient voulu fréquenter le festival ont dépensé ailleurs.”
Le territoire
Le cataclysme en cours, inédit, risque fort de chambouler cet état de fait. Il affecte autant le secteur du tourisme que celui de la culture, remettant par la même occasion au cœur des préoccupations la notion de territoire et ceux qui le font vivre. A Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) se déroule chaque week-end de la Pentecôte depuis 1983 Art Rock, un festival pluridisciplinaire ayant la particularité d’investir le centre-ville. Une étude de 2016 réalisée par le GECE, un cabinet d’audit indépendant basé à Rennes, a calculé que les retombées économiques sur le territoire de l’agglomération briochine s’élevaient à 1,8 million d’euros.
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Pour Pierre, gérant du bar brasserie Le Michelet, petit bistrot situé dans l’hypocentre de la commune bretonne, la perspective de ne pas voir débarquer les 100 000 festivaliers annuels à la suite de l’annulation de la 37e édition du festival (Saint-Brieuc compte 44 000 habitants à l’année) est un sale coup, qui vient s’ajouter à la fermeture de son établissement depuis le 14 mars dernier : “Pour nous, les trois jours de festival, ça représente un mois de chiffre d’affaires”, nous rencarde-t-il.
A part des reports de charge “qu’il faudra bien payer un jour” et les 1500 euros d’aide accordés par l’Etat pour les TPE et indépendants subissant une interdiction d’accueil du public, il ne faudra pas compter sur d’autre dédommagement : “Par rapport à la perte financière, on n’a aucun recours et il n’y en aura pas.”
A Cannes, dont les activités économiques dépendent en grande partie des congrès et du Festival du film, Sabine Bouton, gérante de l’agence SB Events spécialisée dans la location d’appartements, voit la perspective d’une “année à zéro”, comme elle dit, se profiler : “C’est catastrophique. Sur Cannes, pour reprendre une expression un peu vulgaire, on prend cher. Je ne fais que de la location d’appartements pour les congrès et le festival, et tous les événements sont annulés.”
Sabine est par ailleurs saisonnière. La double peine : “J’ai fait le Majestic, le Carlton, dix ans au bar du Martinez. L’été, je travaille le soir dans un restaurant. On attend de voir.” 30 % de ses revenus proviennent de son activité saisonnière et 70 % de sa société, dont la moitié directement des locations durant la période du Festival du film.
La carte et le territoire
Dans un autre registre, la société Motel Service, structure montée en 2011 par l’équipe du bar Le Motel – situé dans le XIe arrondissement de Paris –, s’occupe des bars dans les festivals. Vous les avez croisé·es l’année dernière au Printemps de Bourges, au festival Fnac Live (Paris), ou encore à La Route du Rock (Saint-Malo) et aux Escales de Saint-Nazaire :
“On intervient dans l’implantation des buvettes, on recrute les serveurs, on fait l’administratif, on s’occupe des flux financiers éventuels pour faire en sorte qu’il n’y ait pas d’argent qui manque, on s’occupe de gérer les stocks”, explique Djavid, le gérant. Une activité qui représente 70 % de son chiffre d’affaires annuel.
Outre les pertes pour sa société qui, comme pour beaucoup, risque fort de passer une année blanche, Djavid a recruté l’année dernière, sur la période courant du mois d’avril au mois de septembre, 265 personnes – que les annulations successives laissent aujourd’hui sur le carreau –, pour faire tourner la machine. Dont Claire, autoentrepreneuse, qui bosse six à sept fois par an pour Motel Service en tant que responsable de bar.
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Une activité qui représente 25 % de ses revenus : “Sachant que ma société travaille entièrement dans la restauration, je suis donc entièrement touchée par ce joli merdier. C’est simple, depuis le 13 mars, je ne travaille pas.” Jusqu’ici, elle ne pouvait prétendre à aucune indemnisation de l’Urssaf : “Ils se basent sur les revenus de l’année précédente et je suis au trimestre : étant donné que j’ai davantage travaillé avec ma société jusqu’au 13 mars, je n’ai pas une baisse significative de revenu. Je n’ai donc droit à rien. Peut-être au mois d’avril.”
Même son de cloche du côté de chez Animal Records & Kitchen, une holding de six salariés qui a la particularité de cumuler les casquettes de maison de disques, de producteur de spectacle – le festival La Douve Blanche, à Egreville (77) – et de restaurateur. Que des secteurs directement touchés par le shutdown général. En plus d’exploiter certains lieux, comme l’hippodrome d’Auteuil, où l’équipe gère la restauration pendant les événements et les courses, elle intervient sur des festivals tels que We Love Green.
Animal devait, cette année encore, y tenir deux stands : “Sur un événement comme celui-là, on doit engager dix personnes sur trois ou quatre jours”, lâche Paul, l’un des gérants. Si les salariés de la boîte sont au chômage plein ou partiel, Animal signe entre 800 et 1000 contrats d’extras par an, pour une centaine d’employé·es (beaucoup rempilent pour plusieurs missions) : “Rien que sur Auteuil, on devait embaucher 60 personnes cet été.”
Le lien défait
Vu d’ici, le désastre ressemble au Domino Day : “Depuis treize ans, on travaille à créer des choses qui ont pour but de rapprocher les gens, et là, on est dans un contexte où il faut encourager l’inverse, se désole Djavid. Nous, en tant que prestataire, on contractualise avec les producteurs, et si eux sont en difficultés financières, ça peut changer les deals. On ne sait pas trop comment ça va évoluer.” L’un des enjeux à venir sera donc de ne pas briser la chaîne du froid et de veiller à ce que l’action publique prenne la mesure des interdépendances que l’industrie de la culture sous-tend.
Malgré cet état des lieux pessimiste, Françoise Benhamou rappelle qu’au-delà des considérations économiques, la dimension sociétale, qui n’est pas, elle, indexée sur le PIB, doit primer : “Les festivals ont construit les identités des villes. Et ça, c’est aussi quelque chose d’extrêmement important. Je pense que c’est ainsi qu’il faut raisonner. Un apport qui va bien au-delà des effets économiques au sens strict du terme.”
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Une remarque qui va dans le sens d’Emmanuel Deslande, coprésident de Boutik’n’Co, l’association des commerçant·es de Saint-Brieuc. Même s’il constate que les affaires roulent moins bien pendant la période du festival pour les commerces de chaussures ou de prêt-à-porter, il réaffirme la place qu’occupe ce rassemblement pour la préservation du lien social pour les Briochins :
“C’est pénalisant et c’est triste. C’est toujours un super moment pour les commerçants. A un moment, on a même essayé d’ouvrir le dimanche, et ça n’a pas pris, parce que les commerçants participent à Art Rock et ne veulent pas qu’on leur vole leur week-end. Ils veulent profiter du samedi soir. Art Rock appartient aux commerçants, même si ça ne génère pas toujours de chiffre d’affaires pour eux.”
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