Si les films étaient des pâtisseries, Quentin Tarantino serait un diabète ambulant. Nous republions aujourd’hui cette interview, réalisée au moment de la sortie en salle de Pulp Fiction en novembre 1994, où le ludion surexcité revoyait pour nous quelques films essentiels : un grand 8 du cinéma dévalé à toute allure.
Rashomon d’Akira Kurosawa (1950)
Je n’ai pas d’a priori sur la série B ou le cinéma officiellement reconnu. J’aime des films et des réalisateurs de tout genre, de tout pays. Dans chaque catégorie, il y a des gens qui me touchent et d’autres qui me laissent froid, certains qui méritent leur réputation et d’autres qui ne la méritent pas. Mais c’est ce qui nourrit la passion du cinéma : les cinéastes qui vous touchent directement, ceux qui ne vous touchent pas mais que vous respectez, ceux qui ont une cote surévaluée, etc.
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J’adore Rashomon. Certaines personnes ont cru déceler dans Reservoir Dogs une structure à la Rashomon. Je comprends ce rapprochement puisque, dans les deux films, il s’agit grosso modo de raconter une histoire selon différents points de vue. Mais dans Rashomon, c’est une seule et même histoire, racontée selon trois points de vue différents. Chaque personnage raconte sa propre version très subjective, puis un personnage neutre donne la version objective de ce qui s’est passé. Dans Reservoir, chaque membre du gang n’a pas une version différente du hold-up foiré : ils ont chacun un morceau de l’histoire et ils essaient de reconstituer le tout ; ils ont chacun une perspective sur le hold-up très légèrement différente. Dans mon film, les perspectives des personnages sont un peu divergentes ; dans le film de Kurosawa, les versions sont carrément opposées. Dans Reservoir, tous les personnages étaient là, ils ont tous vu et vécu la même chose.
Mais quand ça a commencé à canarder, c’était un tel bordel que chacun a du mal à remettre toutes les séquences en ordre dans sa mémoire. L’alarme a-t-elle été déclenchée après le premier coup de feu ou le contraire ? Les gars divergent sur ce genre de petits détails, alors que dans Rashomon les personnages ont chacun des scénarios totalement différents. Toujours est-il qu’avec Reservoir je voulais que le spectateur croie totalement à chaque personnage : le nerveux Mr Pink, qui pense que le gang a été piégé par un traître, devait être aussi crédible que le calme Mr Blonde, qui ne croit pas au coup fourré. Puis arrive Nice Guy Eddie, qui pense qu’il n’y a eu aucun piège, que les gars sont juste un peu paranos. Et le public pense la même chose jusqu’au moment où Mr Orange se révèle être un flic infiltré. En fait, je joue un jeu rashomonien – pas avec les personnages, mais avec le public.
Ce qui m’intéresse dans la structure d’un film, c’est la façon de distiller les informations. Cela s’applique aussi bien à Pulp Fiction qu’à Reservoir, mais prenons Reservoir : durant les deux premiers tiers du film, les personnages sont largement en avance sur le public, ils ont beaucoup plus d’informations sur ce qui s’est passé pendant le casse raté. Le public cavale après les personnages, essaie de recoller les morceaux de l’histoire. Ensuite, pendant le chapitre Mr Orange, le public rattrape son retard. Et juste après ce chapitre, quand on revient dans le hangar, pour la première fois, le public est en avance sur les personnages, c’est à son tour de détenir des informations que les personnages n’ont pas.
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Manipuler le public et jouer avec lui est une des parties intéressantes du boulot de cinéaste. Avec Pulp, pendant 90 % du temps, le film est en avance sur le public. Mais quand on revient dans le coffee shop avec John Travolta et Samuel L. Jackson, il y a un basculement : le public sait que Pumpkin et Honey Bunny sont prêts à faire un hold-up, il est soudain en avance sur les personnages ! A ce moment-là, le spectateur se dit : “Putain, ça m’a pris deux heures vingt minutes pour piger la façon dont tu structurais ton film, mais maintenant je te tiens, enfoiré !” C’est excitant, c’est comme si on réussissait enfin à résoudre un puzzle. Et c’est ça, regarder un film. Le cinéma, ce n’est pas des images qui glissent sur vous et que vous avez déjà oubliées en rentrant chez vous. Il faut impliquer le public, lui faire sentir les ressorts qui animent une narration.
La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959)
Je ne suis fan ni d’Hitchcock ni de Ford : deux exemples de grands cinéastes qui ne me touchent pas du tout. On entre là dans les querelles classiques des cinéphiles : entre Ford et Hawks, il faut choisir. Je ne connais personne qui aime ces deux cinéastes avec la même intensité. Moi, je suis hawksien. Vous êtes fordien et vous adorez La Rivière rouge ? Evidemment, c’est le film le plus fordien de Hawks ! Moi, en tant qu’homme de Hawks, c’est son film que j’aime le moins. C’est le seul film dans lequel Hawks a la préoccupation fordienne du paysage, de la nature et de l’histoire collective des Etats-Unis.
D’un autre côté, j’aime beaucoup La Poursuite infernale de Ford parce qu’il a une dimension hawksienne. Hawks et Ford, c’est comme Truffaut/Godard ou Chaplin/Keaton : on ne peut pas se passionner à fond pour les deux ; à un moment, il faut choisir son camp. La critique Molly Haskell avait remarqué que les jeunes ont beaucoup de mal à se passionner pour Ford alors qu’ils entrent dans l’œuvre de Hawks en un clin d’œil. Peut-être parce que Hawks demeure vital alors que le cinéma de Ford est ancré dans les vieilles traditions, les vieilles manières, toute une vision un peu vieux jeu et poussiéreuse aujourd’hui.
Ford est le cinéaste d’une autre époque. En ce qui concerne Hitchcock, je trouve que son style narratif est trop froid, je n’arrive pas à me passionner pour ses personnages et à m’impliquer émotionnellement dans ses histoires. Je pense que le clou de La Mort aux trousses n’est pas un clou : quand Cary Grant escalade le mont Rushmore, ça me laisse complètement froid. Quand je n’adore pas un grand maître, j’aime généralement ses films qui sont considérés comme mineurs ou non représentatifs : ainsi, j’aime beaucoup Le Rideau déchiré d’Hitchcock ou Les Cavaliers de Ford. Les Cavaliers n’est sans doute pas le meilleur Ford, mais mec, il y a cette scène où John Wayne se lance dans une diatribe contre les médecins puis se pinte la tronche… Whoooo ! Il est tellement intense, aigri, furieux, amer. Trop bon pour mériter un Oscar. Du point de vue de la performance d’acteur, c’est l’une des scènes les plus fortes de tous les temps.
Quand la ville dort de John Huston (1950)
Un cinéaste qui jouit d’une réputation flatteuse – à mon avis non méritée. Je n’ai jamais vraiment aimé l’œuvre de Huston. J’aime bien Le Faucon maltais, mais je crois que si ce film fonctionne si bien, il le doit surtout à son casting parfait plutôt qu’au “génie” de Huston. Mais regardez comment Hawks a véhiculé le mythe Bogart dans Le Port de l’angoisse ou Le Grand Sommeil et comparez avec Huston : il n’y a pas photo ! Huston est tellement creux à côté de Hawks. Et puis Huston a réalisé trop de films de la main gauche pour que j’arrive à le prendre vraiment au sérieux. Evidemment, il y a Quand la ville dort, mon Huston préféré. Mais pour un type supposé être un maître, Quand la ville dort devrait être nettement meilleur ; L’Ultime Razzia de Kubrick, construit sur une trame similaire, lui est très supérieur. En fait, le meilleur film de John Huston est L’Honneur des Prizzi. Il aurait dû s’arrêter après celui-là. J’aurais pensé : “Le type qui a fait des films en dilettante toute sa vie termine sa carrière par un chef-d’œuvre.” L’Honneur des Prizzi est tellement drôle, acéré et bien fichu qu’on dirait le film d’un type de 30 ans et non celui d’un vieillard assis dans une chaise roulante.
The Killer de John Woo (1989)
C’est avec The Killer que le public a commencé à découvrir John Woo, mais je le connaissais bien avant. J’allais souvent à Chinatown pour voir les films de Hong Kong, et j’ai ainsi découvert les premiers John Woo comme Le Syndicat du crime 1 et 2. Je prétends même que c’est un tout petit peu grâce à moi que John Woo s’est fait connaître dans les milieux cinéphiles de Los Angeles. Quand j’ai commencé à fréquenter les salles de Chinatown, absolument personne, y compris dans mon réseau d’amis, ne connaissait quoi que ce soit à John Woo ou au cinéma chinois. Souvent, on me dit que j’ai piqué à John Woo l’idée des trois types qui braquent leurs flingues les uns sur les autres. Faux : j’avais écrit cette idée dans mon premier scénario, True Romance, à une époque où je n’avais pas encore vu un seul film de John Woo. Mais je ne dis pas que je n’emprunte jamais. Je trouve cool de s’inspirer des bons cinéastes.
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John Woo est surtout réputé pour la chorégraphie de ses scènes d’action, mais je ne l’aime pas seulement pour ça. C’est vrai que, dans le cas de A toute épreuve, le scénario est un peu léger : les scènes d’action de la fin sont parmi les meilleures jamais réalisées, mais elles sont gâchées par le fait qu’on est déconnecté de l’histoire. En revanche, si on prend Le Syndicat du crime, on est complètement impliqué émotionnellement ; même chose avec The Killer ou Une balle dans la tête. C’est vrai que, d’un point de vue américain, les scénarios de Woo ont des trous, des ellipses, des coq-à-l’âne, des partis pris arbitraires. Mais John Woo n’en a cure : ce qui l’intéresse en priorité, c’est la puissance émotionnelle d’une scène ou d’une narration, c’est le beat, le rythme général d’un film – et je ne parle pas là du rythme des scènes d’action.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que ses films sont sauvagement montés par les studios de Hong Kong. Tout dépend sur quelle copie vous tombez : différentes versions d’un même film peuvent varier de plus de dix minutes. En tout cas, le beat émotionnel d’un John Woo est tellement plus riche, plus complexe, plus intelligent, plus prenant que celui de n’importe quel film américain. Ça, c’est beaucoup plus important que la vraisemblance de chaque détail du scénario. Je suis un grand fan de Douglas Sirk : sur le plan de l’intensité émotionnelle, du pur mélodrame, les deux seuls cinéastes vivants qui arrivent à la cheville de Sirk sont Woo et Almodóvar. Chez Pedro, il y a des scènes qui vous feraient rire, qui jouent sur l’ambiguïté du second degré, mais que John Woo prendrait très au sérieux : c’est le seul qui pourrait faire un film à la Sirk, à fond au premier degré. Beaucoup de gens s’esclafferaient devant un tel film, mais pas moi.
A bout de souffle (1960) et Je vous salue Marie (1984) de Jean-Luc Godard
Je suis surtout fan du Godard première période. Pour moi, c’est le Bob Dylan du cinéma. Sauf que le Godard deuxième période n’a pas fait son Blood on the Tracks ! Et je trouve que les derniers albums de Dylan sont plus excitants et accessibles que les derniers films de Godard. Il y a de bonnes choses dans Je vous salue Marie ou dans Prénom Carmen, mais ça n’arrive pas à la cheville du Godard des années 60. A cette époque, Godard pouvait être comparé à Dylan pour de bonnes raisons : il était inventif, iconoclaste, il créait quelque chose qui n’existait pas avant. Il soufflait dans son œuvre le même esprit novateur et bouleversant que dans celle de Dylan. Par ailleurs, ils étaient tous les deux des personnages uniques dans leur domaine, deux personnalités imprévisibles.
Dylan réinventait la chanson et la poésie, Godard réinventait le cinéma. Dans les années 60, Pauline Kael avait écrit un article remarquable dans lequel elle disait que Godard détruisait tous les cinéastes de sa génération parce qu’ils voulaient tous l’imiter. On pourrait dire la même chose de Scorsese aujourd’hui. Godard défrichait de nouveaux territoires, il ouvrait de nouvelles routes et les jeunes réalisateurs voulaient le suivre sur ces nouvelles routes. Le problème, c’est que Godard brûlait ces routes derrière lui : personne ne pouvait le suivre à moins de vouloir devenir un Godard de pissotière. La période de Godard qui va d’A bout de souffle jusqu’à Week-end est l’un des plus grands accomplissements de l’histoire du cinéma. Mon Godard préféré est celui qui travaille à l’intérieur des lois d’un genre et qui les dynamite : ce Godard-là, celui d’A bout de souffle, Le Petit Soldat, Bande à part, Pierrot le fou, est le plus excitant, le plus ludique. Et Godard ludique, c’est Godard à son meilleur. Le Godard de Masculin féminin qui se prend trop au sérieux m’emmerde.
Super Fly de Gordon Parks Jr (1972)
J’ai découvert les films Blaxploitation lors de leur sortie en salles dans les années 70. Pour les voir, il fallait se rendre dans les quartiers noirs. J’avais la chance d’habiter à l’époque dans un quartier de Los Angeles qui s’appelle Carson, où résident essentiellement des Noirs et des Mexicains. Je pouvais donc voir tous les films Blaxploitation au Carson Twin Cinema. J’adore la Blaxploitation, mais Super Fly est un film plutôt mince et assez mal réalisé. La seule chose bien reste la performance de Ron O’Neal dans le rôle de Priest. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi la carrière de ce type n’a jamais décollé par la suite. Il reste, bien sûr, l’extraordinaire B.O. composée par Curtis Mayfield, mais Gordon Parks Jr n’a pas été foutu d’en tirer parti. Si je faisais un film et si Curtis Mayfield me composait une musique pareille, je vous dis pas les mecs, vous en prendriez plein les mirettes, on parlerait encore de mon film dans mille ans.
Gordon Parks Jr a merdé de manière encore plus pitoyable pour Shaft avec la B.O. d’Isaac Hayes. Il l’a mise en arrière-plan sans jamais réaliser la chance qu’il avait. Les films Blaxploitation n’étaient jamais très bien mis en scène, mais ils avaient une force et une énergie que l’on ne connaissait pas avant et que l’on n’a jamais revues par la suite. Mon film Blaxploitation préféré reste The Mack. Je l’ai revu récemment à l’occasion d’un hommage à la Blaxploitation à Nottingham. Les dialogues de The Mack sont magistraux : tout ce que dit le maquereau est d’un réalisme total. Il est frappant de voir, à la fois dans Super Fly et dans The Mack, que les deux personnages centraux endossent la double casquette, qui n’a rien d’honorable, de maquereau et de vendeur de cocaïne. Ces deux types sont des parasites, et pourtant, on ne les montre jamais comme des ordures complètes. Il s’agit simplement de deux types qui se servent de la drogue et du proxénétisme pour s’en sortir dans un monde dominé et corrompu par l’homme blanc.
Dans The Mack, quand on voit Max Julien dessouder de manière très violente un proxénète rival ou manipuler une de ses prostituées, personne ne s’indigne, et pour cause. Il y a là une approche très hawksienne des personnages, très professionnelle : voilà comment se conduit un maquereau et un bon maquereau se doit d’avoir la main lourde. Super Fly en train de revendre de la coke ou The Mack lattant une fille pourraient presque passer pour des révoltés.
Tueurs nés d’Oliver Stone (1994)
Je ne l’ai toujours pas vu, je ne sais même pas si j’ai envie de le voir. Le film passait au Chinese Theater – à la place, j’ai préféré aller voir Color of Night de Richard Rush (un ersatz de Basic Instinct avec Bruce Willis – ndlr), c’est vous dire. On m’a volé mon script et Stone l’a récupéré pour faire son film. Quand je pense que Sean Penn adorait mon script et voulait l’adapter. Il aurait pris Gary Oldman ou Tim Roth. Mais Oliver Stone est passé avant lui. J’avais dit à Stone : “Ne touche pas à mon script, je préférerais qu’il ne soit jamais adapté. Fais ce que tu veux : une bio filmée de Marilyn Monroe ou de Tarantino, pour cela je te refile les droits, mais pas touche à mon script.”. Mon scénario était vraiment drôle, cette histoire de serial killers qui deviennent des stars médiatiques était le point de départ idéal pour un film d’humour noir. Malheureusement, Oliver Stone a autant d’humour qu’une porte de prison. J’ai commencé à lire sa réécriture de mon script et je me suis arrêté au bout de vingt pages. Je l’ai supplié de retirer mon nom du générique. J’aime me dire, lorsque les spectateurs voient un de mes films, qu’ils en auront chacun une perception légèrement différente et trouveront des réponses diverses aux questions que je pose.
Oliver Stone travaille autour d’un seul concept, il traite les Grands Sujets, il est impératif pour lui que ses spectateurs sortent d’un de ses films en ayant tous vu la même chose et en s’étant fait la même idée. C’est une approche très différente, qui peut réussir dans le cas de JFK ou échouer comme dans Né un 4 Juillet. Tueurs nés était le sujet idéal pour répondre à certaines questions tournant autour de la violence au cinéma, encore qu’il ne me semble pas nécessaire de répondre à tout. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de demander à Vincente Minnelli pourquoi il filmait des acteurs en train de danser des claquettes ? Il n’en savait sans doute foutrement rien. Vous me dites qu’un journaliste français écrivait à propos de Pulp Fiction : “On ne rit pas devant la mort d’un homme.”. J’ai envie de lui répondre : qui est-il pour s’accorder le droit d’interdire ? Capra disait qu’au cinéma il n’y a pas de règles ni d’interdits, seulement des péchés – et le péché le plus grave est celui d’être ennuyeux. Il suffit de voir Arsenic et vieilles dentelles – film où l’on rigole beaucoup avec des cadavres – pour s’apercevoir qu’il joignait la pratique à la théorie. Lorsqu’il s’agit de comédie, tout, absolument tout, peut être drôle. L’humour, s’il est vraiment réussi, fait tout passer ; la seule chose inexcusable quand il s’agit d’humour, c’est de ne pas être drôle. Le véritable défi pour un metteur en scène consiste à rendre drôle ce qui n’avait jamais donné matière à rire auparavant.
Top Gun de Tony Scott (1986)
Après une nuit blanche, j’avais décidé de me faire la séance de midi au cinéma. J’avais à peine posé mes fesses sur l’un des fauteuils que je me suis endormi. Cela n’avait rien à voir avec le film, j’étais simplement crevé. Je suis ensuite retourné le voir et je l’ai trouvé très cool. Il possédait une authentique dimension hawksienne qui n’était pas pour me déplaire. Puis mon ami Roger Avary m’a exposé sa théorie sur Top Gun, qui serait en fait un film sur l’homosexualité. Je suis resté sceptique. Un peu plus tard, lors d’une soirée organisée par le vidéo-club où nous étions employés, on s’est décidés à revoir le film ensemble, et là, on a eu le flash : Roger avait vu juste. Top Gun ne traite pas d’une amitié virile à la Hawks, il s’agit véritablement d’un amour homosexuel, d’un type qui débarque à l’école de l’air et devient gay au passage. Pour en avoir parlé plus tard avec Tony Scott, je sais qu’il n’avait pas conscience de la dimension homosexuelle de son film, ce qui ne m’étonne pas. Les scénaristes ont miné le film de l’intérieur et, sans en piper mot à personne, ont transformé cet apprenti pilote en jeune éphèbe découvrant l’amour masculin.
On a souvent reproché à Tony Scott son style creux et glacé, très proche du clip. Tony met trop de brouillard par-ci, trop de fumée par-là. Mais il rajoute tellement de fumée que l’on n’est plus au stade de l’erreur, il s’agit de sa part d’un choix esthétique pertinent et profondément personnel. Top Gun n’est pas le film de lui que je préfère. Je mets Jours de tonnerre et Vengeance bien au-dessus. Jours de tonnerre est le meilleur film de voitures de l’histoire du cinéma, juste derrière Ligne rouge 7000 de Hawks. Jours de tonnerre ressemble à un film de voitures de course filmé par Sergio Leone : il y a une multitude de mouvements de caméra très élaborés.
Souvenez-vous de la première scène du film : Tom Cruise se ramène sur le circuit et il doit faire un tour de voiture pour convaincre l’équipe de son talent. Cette scène est incroyablement bandante, car Tony Scott arrive à nous faire comprendre les motivations profondes qui poussent ce type à se défoncer au volant. Ce gars ignore la peur et ne sait rien de l’échec. Et un jour, c’est l’accident et la prise de conscience brutale de sa finitude, comme si un brouillard ontologique venait de s’abattre sur lui. Jours de tonnerre est un film d’une profondeur insondable et insoupçonnée.
Quant à Vengeance, c’est l’un des meilleurs des années 80. J’ai lu ensuite la nouvelle de Jim Harrison dont est adapté le film. Elle est presque aussi extraordinaire. Je sais qu’Harrison a été déçu par le film, ce que je ne comprends pas – il s’agit quand même d’un film incroyablement sombre pour les standards hollywoodiens, presque aussi dur à avaler qu’une chope de whisky cul sec –, mais cela ne l’a pas empêché d’écrire des pages entières sur l’interprétation somptueuse de Madeleine Stowe. Je sais aussi que Tony ne cesse de sangloter en revoyant Vengeance, car les producteurs ont monté le film dans son dos. Il était prêt à mettre de l’argent de sa poche pour remonter le film à l’occasion de sa sortie vidéo, mais les producteurs ont dit non, sans raison, juste pour le plaisir de l’enculer.
Le Masque du démon de Mario Bava (1960)
Je suis un immense fan de Mario Bava. Au départ, le projet Pulp a germé grâce à lui : il était mon inspiration originelle. Le projet a changé dix fois quand je me suis assis à mon bureau pour l’écrire, mais c’est Mario Bava qui m’a fait asseoir. Je voulais un film à épisodes qui soit comme une anthologie du film de gangsters, ce qui n’avait jamais été fait. La grosse épée de Damoclès qui pend au-dessus de ces films en trois histoires, c’est que, si l’une des trois histoires ne fonctionne pas, tout votre film est foutu. Les gens ne se souviennent jamais de l’épisode fort, ils retiennent toujours le maillon faible : le film global n’est donc jamais meilleur que son épisode le moins réussi. La chose la plus importante était donc de m’assurer que mes trois histoires soient fortes et que chacune vaille le coup d’être racontée.
Mon inspiration de départ était Les Trois Visages de la peur, le film de Bava avec Boris Karloff. C’est l’un des quelques films anthologiques réussis, où les trois parties sont aussi fortes les unes que les autres. C’est avec lui que j’ai découvert Mario Bava : il passait sans arrêt à la télé quand j’étais gamin. Je me souviens, on l’associait souvent à The Terror, le film de Roger Corman avec Boris Karloff et Jack Nicholson. Ce qui me frappait, c’est que le troisième segment du Bava commence exactement de la même manière que le Corman : les héros chevauchent dans une forêt. Je n’aimais pas The Terror alors que j’adorais Les Trois Visages de la peur : quand j’allumais le poste et que je tombais sur cette scène d’ouverture, je me demandais de quel film il s’agissait et je priais pour que ce soit celui de Bava !
Blow Up de Michelangelo Antonioni (1967) Blow Out de Brian De Palma (1981)
Antonioni fonctionne sur moi comme Hitchcock : j’admire son style mais je ne suis pas viscéralement attaché à ce cinéaste. Comme Hitchcock, il attire beaucoup d’imitateurs. Je préfère le style d’Antonioni quand ce sont les imitateurs qui l’utilisent. Paul Schrader a fait son meilleur film, Light Sleeper, en usant de subtiles touches antonioniennes. Mais le roi incontestable des imitateurs d’Antonioni est un réalisateur que je ne tiens pas spécialement en très haute estime : James Bridges. Allez voir Mike’s Murder et Perfect et vous constaterez. Je suis loin d’être fan de James Bridges, mais dans ces deux films il adopte merveilleusement le style glacial et antiseptique d’Antonioni. Perfect est l’un des meilleurs films sur le journalisme people.
Quant à Blow Out, c’est mon film favori de tous les temps avec Rio Bravo et Taxi Driver. C’est le chef-d’œuvre absolu de De Palma, suivi de près par Outrages. Ce dernier est à mon avis le meilleur film de guerre jamais tourné ; c’est aussi l’un des meilleurs films sur le viol et c’est le meilleur rôle de Sean Penn – ce qui n’est pas rien. J’ai vu Blow Out alors que ma passion pour De Palma était à son apogée. Chaque fois que je veux parler de Blow Out, je suis paralysé. L’aisance et l’élégance du style de De Palma défient l’analyse et la description.
Pauline Kael elle-même a noté que De Palma est l’un des rares cinéastes qui n’arrêtent pas de progresser : à chaque film, son style est de plus en plus sûr, de plus en plus beau. Obsession nous amène à Carrie, Carrie nous amène à Furie, Furie nous amène à Pulsions et ainsi de suite. C’est une œuvre cohérente et en perpétuelle progression : on y sent son style se développer, sa confiance en lui s’affermir, on peut presque palper sa maîtrise du bout de sa caméra. Blow Out est le film où toutes les qualités de De Palma convergent et sont réunies à leur maximum. C’est la crème de De Palma à tous points de vue : une histoire passionnante, un sujet personnel, une photo et des mouvements de caméra magnifiques et servant l’histoire. Le personnage de Travolta est le double de De Palma : un personnage qu’il n’avait cessé de développer depuis celui de De Niro dans Hi, Mom !. Dans Blow Out, le personnage devient cette espèce d’enfoiré aigri et vidé par la vie qui est l’alter ego de De Palma ! Et choisir John Travolta pour ce rôle était une putain d’idée brillantissime. Aucun acteur n’aurait pu être meilleur que ça dans ce film.
En quatrième vitesse de Robert Aldrich (1955)
Quand je pense qu’on projette en ce moment à Paris une copie neuve d’En quatrième vitesse et que je n’aurai pas le temps d’y aller, j’en suis malade. Les gens pensent que ce film m’a influencé pour Pulp à cause du mystérieux contenu de l’attaché-case récupéré par Travolta et Jackson. Mais j’ai eu l’idée de l’attaché-case sans penser au film d’Aldrich et, après coup, je me suis rendu compte que ça ressemblait au coffre d’En quatrième vitesse. En revanche, le personnage de Butch joué par Bruce Willis est très inspiré de celui de Ralph Meeker dans le film d’Aldrich. Butch est un ange avec sa petite amie, mais en dehors de cette relation, c’est un putain d’enfoiré de sa mère. Butch est un trou-du-cul chronique depuis son enfance ; puis il rencontre la petite fleur Maria de Medeiros. Elle ne le considère pas comme un enfoiré mais comme un prince charmant. Ça lui plaît bien et il essaie d’être ce qu’elle croit qu’il est. Butch se dit : “Je vais quitter ma vie d’enfoiré et nous allons partir tous les deux pour Bora Bora où nous serons heureux pour le restant de nos jours. Je ne serai plus jamais Monsieur l’Enfoiré, je serai l’homme auquel elle croit.” Mais elle oublie la putain de montre au moment crucial. Et Butch se dit : “Merde ! Il faut que je sois Butch l’Enfoiré encore une fois !” (rires)… Dans le film, au moment où il s’aperçoit qu’il doit retourner chercher la montre, il quitte ses jolies fringues et endosse une dernière fois son uniforme de Butch l’Enfoiré : jeans, blouson marron, etc. Il ne sait pas encore qu’il va rencontrer Zed et le Gimp (rires)…
Propos receuillis par Serge Kaganski et Samuel Blumenfeld en novembre 1994
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