[Best of musique 2020] Cofondateur avec Ralf Hütter de Kraftwerk, Florian Schneider (1947-2020), disparu à 73 ans le 21 avril dernier, fut l’un des pionniers de l’électronique.
L’annonce, le 6 mai dernier, de la mort de Florian Schneider – cofondateur de la formation allemande Kraftwerk – a d’abord suscité la méprise : non, a priori, la grande tournée du groupe pionnier de la musique pop électronique qui devait se tenir cette année, avant d’être reportée à 2021 pour cause de pandémie mondiale, ne devrait pas être remise en question, Schneider ayant quitté “la centrale électrique” en 2009. Puis, dans un second temps, elle a soulevé un paradoxe : un robot peut-il mourir ?
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Né le 7 avril 1947, dans la petite commune d’Ohningen (région de Bade-Wurtemberg), Florian Schneider-Esleben laisse derrière lui une œuvre gigantesque, matrice de toutes les révolutions électroniques et esthétiques survenues dans la musique depuis la sortie de l’album Autobahn, en 1974 : “Florian résume assez bien le côté atypique de Kraftwerk. Il est issu d’une famille d’intellectuels allemands, c’est un musicien accompli, passionné de technologie, ayant étudié la flûte et le violon, et c’est un baby-boomer qui, de l’autre côté de la frontière, est en quête des temps nouveaux”, nous confie Jean-Michel Jarre.
Inventer la Ruhr
Formé à l’école de Düsseldorf, dans la région de la Ruhr – l’un des principaux bassins industriels d’Europe –, Schneider, fils d’architecte, fait la connaissance de Ralf Hütter en 1968. Les deux étudiants fréquentent le conservatoire d’une ville dont les paysages modernistes et la formidable énergie créatrice, alimentée par le va-et-vient rutilant des usines, vont servir de toile de fond aux expérimentations technologiques et musicales de ce duo (bientôt quatuor) devenu iconique. Cela se fera d’abord par l’entremise de la musique improvisée, au sein du quintette Organisation.
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Un album, Tone Float, estampillé “kraut” par la presse anglaise (cette tendance à consigner tous les groupes made in Germany dans une catégorie unique) est mis en boîte en 1970 par l’inénarrable Conny Plank, producteur allemand phare de l’époque aux faux airs de gourou new age.
Les fondations de Kraftwerk sont posées, même si le son qui fera le succès du groupe n’en est qu’à ses balbutiements. Des archives vidéos de 1970, montrant la “centrale” de Düsseldorf lancée à toute berzingue dans des cavalcades improvisées pour le show télévisé Rockpalast, témoignent de l’équilibre à géométrie variable d’une formation qui n’a toujours pas opéré sa mue robotique et de la capacité du jeune public allemand, sensible depuis longtemps aux embardées psychédéliques du rock anglais, à entrer en transe sur une musique qui tend de plus en plus à s’affranchir de cette influence.
https://www.youtube.com/watch?v=vvcRtj35Gt0
Le groupe joue alors avec un batteur, Klaus Dinger, cofondateur un an plus tard du binôme Neu! aux côtés du guitariste Michael Rother. Ralf Hütter, avec ses allures de Guy-Manuel de Homem-Christo pré-Homework, se cache derrière des orgues électroniques, tandis que Florian Schneider souffle dans une flûte traversière – la même qui viendra illuminer Morgenspaziergang, ultime piste de l’album Autobahn. A l’occasion de cette émission, Ralf et Florian retrouvent une autre clique de pionniers, Can, que les deux futurs robots avaient l’habitude de côtoyer à Cologne dès 1968 pour des sessions d’improvisation.
Quelques mois plus tard, en 1971, c’est encore un autre line-up que l’on croise sur le plateau du célèbre show télé allemand Beat-Club. Sans Ralf Hütter, mais avec Klaus Dinger et Michael Rother à la guitare, Florian Schneider y interprète Rückstoss-Gondoliere, extrait de l’album d’Organisation sorti l’année d’avant.
A propos de son passage par l’écurie Kraftwerk, Rother confiera aux Inrockuptibles : “C’était un moment très spécial et un énorme pas en avant pour moi. Pour la première fois, je jouais une musique qui n’était pas de la copie. (…) La seule chose que je savais à l’époque, c’est que je ne voulais pas que ma musique ait des structures pop ou qu’elle soit orientée blues, et je ne connaissais personne qui avait l’ambition de se dégager de cela.”
European Son
Quand Kraftwerk sort Autobahn en 1974, son manifeste de modernité, le groupe a déjà trois albums derrière lui – Kraftwerk (1970), Kraftwerk 2 (1972) et Ralf und Florian (1973). Jean-Michel Jarre se souvient : “La première fois que j’ai entendu ce morceau, je ne connaissais pas Kraftwerk. C’était bien avant internet. J’ai cru que c’était un groupe californien qui imitait les Beach Boys en chantant en allemand.”
Attirés par l’aura magnétique des avancées technologiques, Schneider et Hütter – comme Dinger et Rother avec Neu! – délaissent la musique improvisée pour façonner une pop synthétique, froide et “motorik”, née dans un studio ressemblant plus à un laboratoire de méchant dans James Bond qu’aux Gold Star Studios, à Hollywood, où Brian Wilson avait enregistré une partie de Pet Sounds (1966).
Throbbing Gristle a sa Death Factory de Martello Street (Londres) ; Can, son Inner Space (Cologne) ; Kraftwerk aura son Kling Klang Studio, dans les faubourgs industrialisés de Düsseldorf. Moins de trente ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la jeunesse allemande repart à zéro comme dans un Rossellini, posant les bases d’un soft power rénové et remise au placard les influences de la culture musicale américaine.
Jean-Michel Jarre, qui rencontrera pour la première fois Florian Schneider dans les studios d’Europe 1 en 1975, analyse : “Il fait partie de cette génération qui a rejeté tout ce qui s’est passé pendant la guerre et s’est tournée vers l’avenir.”
La même année, dans un papier publié dans Creem Magazine resté célèbre, le rock critic Lester Bangs affirme que le rock “est en cours de capture par les Allemands et les machines”, avant de donner la parole à Ralf Hütter : “Nous sommes le premier groupe allemand à enregistrer dans notre langue, à recourir à un arrière-plan électronique et à nous créer une identité centro-européenne. »
Les regards de ces jeunes gens modernes ne sont alors pas tournés vers Bob Dylan et Charlie Parker, mais plutôt vers les véritables pionniers de l’électronique et de la musique contemporaine européenne que sont Karlheinz Stockhausen, figure essentielle de la scène dite kraut, ou encore Pierre Schaeffer : “Trans-Europe Express (1977), c’est, d’un point de vue conceptuel, le morceau qui synthétise les racines européennes de Kraftwerk”, poursuit Jarre.
V2 sur mes souvenirs
Pedro Winter, ancien manager de Daft Punk, n’a que 22 ans quand, en 1997, il claque sous le sobriquet de Busy P le remix du titre It’s More Fun to Compute, extrait du huitième album de Kraftwerk, Computer World (1981). Il rembobine : “Comme tous les fans de musique électronique, j’ai voulu savoir comment on faisait. Soit tu achètes une boîte à rythmes TR-808 ou une TR-909. Moi, j’ai opté pour un sampler Akai + boîte à rythmes, MPC 2000. It’s More Fun to Compute a longtemps servi à m’exercer, c’était une matière incroyable pour apprendre à sampler, découper et boucler. Le morceau original est d’une perfection chirurgicale. Je me suis amusé à raccourcir le thème et à rajouter un beat lourd, juste pour le fun, avec mon premier sampler.”
Une histoire qui aurait pu avoir une belle destinée discographique si Kraftwerk n’avait pas été une machine à part dans l’histoire de l’industrie musicale : “Alan Braxe s’est lancé dans la clearance de mon remix pour le sortir sur son label, Vulture, au début des années 2000. Mon remix a été validé par Ralf Hütter himself ! Malheureusement, pour des histoires contractuelles avec EMI, le projet n’a jamais vu le jour.”
Mais, avant d’influencer le hip-hop (Afrika Bambaataa mixera Trans-Europe Express et Numbers sur Planet Rock) et la techno de Detroit, qui elle-même infusera la musique des cool kids de la French Touch, Kraftwerk aura révolutionné la pop music.
https://www.youtube.com/watch?v=MGcEHE5ajOs
Pedro Winter : “Faire d’une mélodie en boucle et d’un rythme quelque chose qu’on fredonne n’est pas donné à tout le monde. Le minimalisme et l’évidence pop de Kraftwerk marquent leur génie. La musique répétitive, d’ordinateur, c’est une approche expérimentale voire futuriste. Et le futur, en 1970, n’était pas la priorité des artistes. Kraftwerk annonçait une vie accompagnée, voire guidée par les ordinateurs. L’expérimentation est vite devenue un mode d’expression, les boîtes à rythmes et les samplers sont entrés dans les studios… la pop des années 1980 est née.”
1977, année du punk. Trans-Europe Express s’affranchit des frontières européennes vingt ans avant l’espace Schengen, et Donna Summer (sous l’impulsion de Giorgio Moroder) pose une pierre de plus à l’édifice de la dance music avec I Feel Love. Sur son premier album, qui ne se défait pas encore totalement de l’influence du glam, le groupe britannique emblématique de la synthpop Ultravox chante I Want to Be a Machine – Jean-Michel Jarre se souvient des velléités de son leader, John Foxx, à regarder vers l’est pour s’émanciper de l’influence de la musique américaine.
Mais, surtout, c’est l’année où David Bowie publie les deux premiers volets de sa trilogie berlinoise, Low et Heroes, sur la pochette duquel le Britannique apparaît en humain robotisé (à moins que ce ne soit l’inverse). L’album contient un titre essentiel, V-2 Schneider, rendant hommage à l’influence déterminante de Florian Schneider sur le tournant technologique que prend alors la musique pop.
Vocoder and heartbreak
Kraftwerk ne se sert pas seulement des avancées de la technologie, il les suscite. Notamment Florian Schneider, fasciné par la synthèse vocale : “Il avait mis au point le Robovox et a beaucoup échangé avec Sennheiser”, précise Jean-Michel Jarre. Un outil de cryptage des conversations utilisé par Roosevelt et Churchill pendant la guerre, devenu le canal de diffusion d’une voix prophétique. Par extension, le Kling Klang, QG utopique des kids de Düsseldorf, s’est entre-temps transformé en un instrument à part entière, dans lequel ces musiciens-scientifiques élaborent leurs disques.
Les voix vocodées, filtrant les psalmodies laconiques que ne renierait pas une calculatrice Casio, vont être le médium ultime du grand projet robotique de Kraftwerk, au service d’un art total, dont les concerts seront le point culminant.
Du fantasme des machines humanoïdes remplaçant l’homme derrière les synthétiseurs à l’époque de l’album The Man-Machine (1978) – “un trait d’union entre l’homme et le musicien ; les machines et le futur”, selon Pedro Winter – à l’épure des lignes graphiques piochant autant dans le constructivisme russe que dans le Bauhaus de Walter Gropius, c’est tout un pan des mouvements artistiques futuristes que convoque Kraftwerk, à une époque où les désirs de modernité se heurtent au danger réel de la menace nucléaire et radioactive.
“L’Allemagne a plutôt été dans le sens de l’apologie de la machine, souligne Jean-Michel Jarre. Mais je ne pense pas qu’il y avait, chez Kraftwerk, le vœu d’être moderne, mais plutôt l’idée d’explorer la technologie de l’époque, avec la jubilation d’ouvrir les portes sur des territoires vierges et une vision du futur nostalgique. Florian Schneider s’inscrit dans l’exaltation de la civilisation urbaine et de la vitesse.”
A la fin des années 1980, Kraftwerk se fait plus rare, avant de revenir sur scène en mai 1997, dans le cadre du festival anglais Tribal Gathering. Pedro Winter y était : “Cette année-là, Daft Punk sortait Homework (premier album du groupe – ndlr) et se retrouvait à l’affiche du même festival. La rencontre des pionniers et du duo le plus prometteur de la galaxie électronique. Avec beaucoup d’imagination et de passion, on peut voir ça comme un passage de relais.”
Florian Schneider quittera finalement le groupe en 2009, qui ne produisait de toute façon plus de nouveaux morceaux originaux. Cultivant l’anonymat et le retrait médiatique (l’une des autres grandes inventions de Kraftwerk), il se consacrait à des questions de protection de l’environnement, une sensibilité qu’il avait déjà dans les années 1970.
Au mitan des années 2010, il a même produit avec l’ingénieur du son belge Dan Lacksman, du groupe Telex, le titre Stop Plastic Pollution, dont le texte est aussi vite expédié que la plupart des articulations mandibulaires robotisées de Kraftwerk : “Stop plastic pollution in the oceans / Save the fish / Keep your planet clean.” Ralf Hütter reste le seul membre originel à faire tourner la centrale. On sait maintenant qu’il y a un fantôme dans la machine.
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