A la Gaîté Lyrique, Computer Grrrls conjugue au féminin l’aventure informatique à travers le regard d’une vingtaine d’artistes et activistes contemporain.e.s.
Dans l’exposition collective de la 58e Biennale d’art de Venise, l’une des œuvres qui se détachent du lot est à nouveau signée Hito Steyerl. A nouveau, parce que, en 2015, elle brillait déjà par sa participation au Pavillon allemand. Lorsque Hito Steyerl parle, qu’elle s’exprime par la vidéo ou en qualité de théoricienne, on l’écoute.
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Dans le discours médiatique contemporain, elle est l’une de celles qui captent le plus vite, et avec le plus d’acuité, les affres de la numérisation. Pas de technofétichisme chez l’artiste allemande, mais une conscience militante attachée à débusquer les réalités politiques qui sous-tendent les écologies numériques – dans le cas de ses deux vidéos présentées à la Biennale de Venise, respectivement Leonardo’s Submarine et Factory of the Sun, la guerre virtuelle.
Hito Steyerl informe l’esthétique, le discours et les problématiques hyper-contemporaines. Elle est l’une des voix qui portent le plus loin certes, mais elle n’est ni la seule ni la première, et hérite d’une généalogie d’illustres pionnières.
Tel est du moins le discours porté par l’exposition Computer Grrrls à la Gaîté Lyrique qui propose, sous la houlette de ses deux commissaires, Marie Lechner et Inke Arns, une introduction à l’histoire élargie du rôle des femmes dans l’aventure cybernétique. Hito Steyerl l’artiste n’y est pas incluse (la théoricienne, elle, s’invite au détour d’un ouvrage de la librairie), mais comment prétendre à l’exhaustivité avec de tels mots-clés de recherche, “femmes + ordinateurs” ?
L’éclairage d’une contre-histoire
De fait, l’exposition n’ambitionne pas de conjuguer au féminin les nombreuses expositions collectives s’étant récemment attaquées au sujet du Net Art et du Post-internet, à l’instar de la très complète Electronic Superhighway (2016-1966) à la Whitechapel & Somerset House à Londres. Son cœur théorique réside davantage dans l’éclairage d’une contre-histoire occultée du développement de l’informatique, des ordinateurs et du web.
A l’entrée du parcours, une frise chronologique minutieuse détaille par le menu les contributions marquantes des femmes à cette histoire. Ada Lovelace, d’abord, fille du poète Lord Byron, qui en 1843 fut la première à écrire un programme informatique. Hedy Lamarr, star hollywoodienne mais également, on le sait moins, celle qui, en 1941, mit au point et fit breveter le saut de fréquence, d’où découlera l’invention du wifi.
Il y a encore Margaret Hamilton, qui dès le début des années 1960 rejoint le Laboratoire Charles Stark Draper du MIT, où elle deviendra responsable de l’équipe chargée de fournir à la mission Apollo les logiciels qui permettront l’alunissage de 1969.
Elles posaient les bases de la dématérialisation
Les femmes, démontre cette mise au point, sont intimement liées à l’aventure de l’informatique et de l’intelligence artificielle. La raison est simple : pendant que leurs homologues masculins fignolaient le hardware et les bécanes, elles œuvraient à la puissance de calcul et aux programmes.
Reléguées à des tâches subalternes, elles posaient les bases de la dématérialisation. Puis dans les années 1980, lorsque les enjeux se précisèrent, elles furent progressivement exclues de l’aventure. Avec l’arrivée de l’ordinateur personnel, l’imagerie du nerd s’ancrait dans les esprits et doublait cette exclusion de fait d’un personnage conceptuel repoussoir.
Les artistes sélectionnées par les commissaires participent moins d’une généalogie artistique que d’un militantisme contre-culturel. La triple consonne du “grrrl” du titre en témoigne, clin d’œil aux Riot Grrrls, ces groupes de filles qui secouèrent les fondations testostéronées du punk au début des années 1990.
Pour cette raison certainement, des artistes contemporaines de premier plan manquent à l’appel : Hito Steyerl n’y est pas, pas plus que Marisa Olson, Petra Cortright, Cao Fei ou encore Martine Syms.
Entre hommages et attaques ciblées
Le parcours d’œuvres, en majorité des vidéos ou des installations vidéo, se partage entre les hommages aux pionnières (chez Lauren Moffatt, Caroline Martel ou encore Aleksandra Domanović) et les attaques ciblées contre les angles morts des structures sexistes et racistes reproduites au sein de l’écosystème numérique.
Jenny Odell réinterprète les publicités des années 1980 en n’en montrant que les images (les insignes de pouvoir militaire y abondent) ; Nadja Buttendorf déplace trente années en arrière l’ASMR, ces vidéos de relaxation usant de chuchotements féminins ; Jennifer Chan déboulonne la culture masculiniste de la Silicon Valley ; tandis que Tabita Rezaire tisse des ponts avec la spiritualité africaine.
Une exception fulgurante brouille les catégories, la géographie, l’histoire et les genres : Lu Yang, qui a grandi à Shanghai auprès d’une grand-mère bouddhiste et sous perfusion de jeux vidéo. Delusional Mandala (2015), sa vidéo d’animation, agrège spiritualité, neurobiologie et transhumanisme.
Pendant une quinzaine de minutes, son double asexué Uterus Man, doté d’une conscience programmable comme un ordinateur, se réincarne sans fin sur fond de dubstep énervé et de K-pop qui ne l’est pas moins.
On y vient : si la vidéo de Lu Yang captive tant, ce n’est pas uniquement parce qu’elle est moins démonstrative ou visuellement plus inventive que les autres. C’est également parce qu’elle ouvre un horizon que l’exposition traite peu : le dépassement du biogenre tout court par les développements de ces inventions mêmes.
https://www.youtube.com/watch?v=sa6yEtKSt9k
La question mériterait sans doute une exposition à part entière, dont le collectif transféministe Laboria Cuboniks, auteur en 2015 du Manifeste xénoféministe, serait alors la flamboyante figure de proue.
Computer Grrrls. Histoire.s, genre.s, technologie.s Jusqu’au 14 juillet, Gaîté Lyrique, Paris IIIe
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