Compagnon de route d’Isidore Isou, figure emblématique de l’avant-garde Lettriste, cinéaste expérimental et artiste tout-terrain, Maurice Lemaître s’est éteint à 92 ans.
Comme le rapporte Nicole Brenez, dans un beau texte paru ce jeudi 5 juillet dans Libération, Maurice Lemaître est mort. Il avait rejoint dès le début des années 1950 Isidore Isou dans l’aventure lettriste qui annonce Mai 68 et va fortement influencer les situationnistes menés par Guy Debord. Héritiers direct de Lautréamont, Alfred Jarry, du dadaïsme et autres surréalistes, les lettristes sont animés par une turbulence noire et conçoivent l’art comme une pratique du quotidien.
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La société du spectacle
Le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou, fondateur du Lettrisme, assisté justement par Maurice Lemaître, donne le tempo proprement désarticulé de ce mouvement tapageur. Peut-être le plus créatif de ces kids insolents rotant leur talent à la gueule de l’intelligentsia parisienne, Maurice Lemaître va poursuivre l’expérimentation cinématographique contrairement à la plupart de ses camarades. Au même titre que Guy Debord avec son Hurlement en faveur de Sade (se concluant avec vingt-quatre minutes de silence sur fond noir), il s’offre aussi un film à valeur de manifeste avec Le Film est déjà commencé ? (1951).
Une question pour mettre à mal la société du spectacle, plus de quinze ans avant le fameux essai du même Debord. Maurice Lemaître s’attache déjà à bouleverser les différents supports de cet art forain (son, image, écran, salle) comme l’on décomposerait une machine rouillée. Exit les starlettes et autres paillettes, la vedette du film, c’est bien le machiniste. Les acteurs, quant à eux, déchoient dans la salle pour se mêler, avec les spectateurs passifs, à la représentation. Après cette première brisure plastique, s’ensuit une myriades de films expérimentaux dont Chantal D, Star (1968), Le Soulèvement de la jeunesse (1969), 50 bons films (1977) ou encore L’Ayant-Droit (1991).
Une poétisation collective du quotidien
Né Moïse Bismuth en 1926, fils d’un employé tunisien juif et d’une brodeuse française catholique, Maurice Lemaître est un artiste tout-terrain, de la toile comme de la vie, et qui n’a cessé de multiplier les pieds de nez esthétiques sur n’importe quel format : pamphlet, cinéma, peinture, art culinaire, danse… Autant d’appels à poétiser collectivement le quotidien avec agitation et sans compromission.
Pour reprendre la magnifique et désespérante phrase de conclusion du film de Debord, encore lui : « nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes », les Lettristes ont filé droit vers la ligne de crête de la perdition. Comme le temps de l’urgence est celui de la société qu’ils exècrent, il convient d’en inventer un nouveau, à l’écart du monde, un temps qui échappe aux règles normées de l’utilitarisme.
Leur désœuvrement est à entendre dans les deux significations du terme. Les lettristes sont désœuvrés en ce qu’ils ont fait de la fuite du « monde actif » leur raison de vivre. Mais ils sont également désœuvrés par le fait qu’ils refusent de créer une œuvre pour ne pas être récupérés par le système. Leur art est un art de la disparition, il consiste à être invisible et à refuser en bloc le langage des dominants. C’est pourquoi, ils reviennent à la base de l’alphabet : à la lettre même, ce plus petit élément de la langue qu’ils réinventent complètement par la force des onomatopées. Figure de proue de cette alternative au métro-dodo-boulot, Maurice Lemaître s’est éteint à 92 ans.
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