Moins tendance, l’autofiction offre pourtant les romans les plus intenses de cette rentrée littéraire. Focus sur trois écrivains – Christine Angot, Cécile Guilbert et
Santiago H. Amigorena – pour qui l’écriture de soi révèle paradoxalement la place de l’autre, son absence ou son omniprésence.
Aura-t-on droit à un roman autour des Pussy Riot dans trois mois ? C’est plus que probable, vu la vitesse à laquelle l’actualité envahit la littérature. Le Printemps arabe, les traders, la révolution internet, Xavier Niel, l’affaire DSK, la campagne de François Hollande, la banlieue, on en passe : rarement rentrée littéraire aura été autant empreinte d’actualité. Signe, peut-être, d’une réaction, voire d’un ras-le-bol de l’autofiction, cette tendance qui a marqué la littérature française des quinze dernières années au point d’en devenir une mode. Poussée à l’extrême, elle aura eu parfois des allures de psychanalyse publique, entre livres-thérapies et règlements de comptes. Or, à présent que ce courant semble s’atténuer, submergé par un océan de romans s’emparant du réel contemporain, trois des textes parmi les plus intéressants de la rentrée relèvent bien de l’écriture autobiographique. Moins à la mode, le récit autobiographique aura subi comme une sorte d’épure : ne restent, peut-être, que les meilleurs. Deux habitués du genre, Christine Angot et Santiago H. Amigorena, reviennent ajouter une pierre à leur édifice romanesque, et une nouvelle venue au club, Cécile Guilbert, signe un roman intime.
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Le « roman ‘en je' »
Chef de file de l’écriture de soi, davantage peut-être même qu’une Annie Ernaux pourtant son aînée et l’une des premières à se raconter, car hypermédiatisée, Angot est celle qui aura entraîné dans ses pas nombre d’auteurs (parmi lesquels Catherine Millet, Camille Laurens, Nicolas Fargues, Justine Lévy…), les influençant, probablement, ou plus sûrement leur ouvrant la voie, et devenant elle-même un phénomène de mode.
« La mode dont vous parlez continue de faire rage, mais c’est devenu une mode, nous répond Christine Angot, une forme, comme s’il suffisait pour être impressionniste de faire des contours flous à des choses qu’on n’est pas capable de voir. Du coup, dans le cas du roman en ‘je’ – je préfère cette définition -, ça met en danger l’objectif, qui est, comme celui du Nouveau Roman, de disqualifier les soi-disant passionnantes intrigues, dont Céline nous avait déjà dit qu’il y en avait plein dans ses tiroirs et dans nos vies, montrant à quel point on s’en fout. Alors que ces auteurs de romans autobiographiques écrivent ‘je’ comme s’ils le disaient, sans en travailler l’objectivité, sans l’isoler comme on isole une matière chimique, le roman en ‘je’, pour eux, est un jeu qui les fait exister et dans lequel leur ‘histoire’ prétend acquérir le statut d’intrigue, c’est l’objectif opposé. L’objectif n’est pas d’exister ou de faire exister une histoire mais de la casser au contraire en tant que scénario pour faire exister le réel qui se trouve dévitalisé. Dans Une semaine de vacances, il ne s’agit pas de dévoiler quoi que ce soit, L’Inceste était déjà passé par là et plein d’autres de mes livres, mais de préciser les actes que les mots désignent. »
Treize ans après L’Inceste, où certains actes sexuels avec son père étaient donc déjà évoqués, Angot livre tout au long d’Une semaine de vacances la description clinique des rapports infligés par le même, quand elle avait 14 ans. Des « scènes » qui contaminent tout le livre, le débordent, nous débordent : Une semaine de vacances n’est pas un livre « aimable ». Pas un livre qu’on aime ni qu’on a envie de lire. Mais un texte sidérant, une sorte de « performance » (au bon sens du mot) d’écriture impressionnante, où les mots deviennent, comme rarement, des actes, insupportables à vivre comme à lire, et qui met constamment à l’épreuve le lecteur : jusqu’où peut-on supporter l’insupportable ?
Angot, Amigorena dans La Dernière Défaite, ou Guilbert avec Réanimation, se confrontent tous trois à une forme différente et relativement grave d’insupportable. L’absence soudaine de l’être aimé : à travers une rupture chez Amigorena, le coma dans lequel se retrouve plongé son mari chez Guilbert ; chez Angot en revanche, il semblerait que ce soit le tropplein de la présence du père, quand il excède sa place paternelle pour occuper le corps de sa fille, comme s’ils ne faisaient qu’une seule et même personne (ce qu’il lui dit à plusieurs reprises). Ces dernières années, on a beaucoup écrit sur l’aspect spectaculaire de l’autofiction : les procès à répétition que nombre d’auteurs (dont Angot) ont eu à subir des personnes réelles qu’ils mettaient en scène dans leurs romans. Ce qu’on aura en revanche moins abordé, c’est ce qui motive l’écriture de soi : l’autre, son manque ou son excès.
« Il y a bien quelque chose qui manque. Ce qui manque, c’est la vérité. Et c’est ça qui fait écrire, ce manque-là », répond Christine Angot dont l’enjeu littéraire aura peut-être toujours été de rendre publics des faits privés pour y convoquer un tiers : le lecteur. Quand l’éthique ou la loi n’ont plus cours dans la vie privée, où tout le monde se croit tout permis jusqu’au pire des crimes, tout simplement parce que la vie privée se pratique en privé, c’est-à-dire privée du regard, donc du jugement de ce tiers anonyme qu’est, au fond, la justice. C’est, chez Angot, la justesse du langage qui est constamment recherchée et atteinte dans Une semaine de vacances, nous donnant à voir ce que fut cet inceste dans toute sa violence (domination, perversion, déni de l’autre et de sa parole, réification de la jeune fille et, à la fin, évacuation comme s’il s’agissait d’un déchet).
« Dans L’Inceste, il y avait une narratrice-personnage, là, c’est un narrateur omniscient qui ne demande rien à ses personnages, il sait, il ne demande rien à la jeune fille, même pas de parler. Il veut mettre en scène aussi cette impossibilité. »
D’où un texte entièrement écrit à la troisième personne : le « je », dans ce qui arrive, est anéanti, et c’est ce qu’il y a de plus violent.
« Ce qui motive mon écriture est sans doute, encore plus que l’absence et le manque de l’autre, l’absence et le manque de moi-même », explique Santiago H. Amigorena, qui produit depuis 1998 une oeuvre autobiographique en forme d’encyclopédie de lui-même : dans La Première Défaite, qui paraît huit ans après Le Premier Amour, il raconte les cinq années qui suivirent la rupture avec son premier amour, Philippine. « J’écris avant tout dans le but de me posséder moi-même. Peut-être les textes courts, que j’ai écrits chaque jour en dehors des heures matinales que je consacre à cet unique projet littéraire, essaient constamment de, et constamment échouent à posséder l’autre – de la même façon qu’ils tentent en vain de posséder ce qu’on pourrait appeler le présent. Mais le reste de mon écriture, celle qui finit par se figer dans les pages imprimées des livres, n’aspire qu’à inventer une histoire qui pourrait devenir mon passé. »
L’autobiographie convoque aussi l’autre
Qu’on l’appelle autofiction ou roman autobiographique, ce genre a été par trop souvent traité de nombriliste. Ce à quoi Angot répond : « Écrire ‘je’ est tout autre chose que de mettre en scène une marionnette ou projeter un reflet. Tout dépend du rapport entre le pronom choisi, quel qu’il soit, et la vérité. Je n’ai jamais vu ‘je’ dans un miroir. » Un « je » toujours aux prises avec les autres, ou plutôt cet autre qui, présent ou absent, s’avère éternellement problématique. Car on oublie trop souvent que s’écrire, c’est aussi écrire les autres : c’est toujours rendre compte de cette tension entre soi et l’autre, y compris le lecteur. « L’écriture espère, si ce n’est directement provoquer ou participer à un futur bonheur, susciter un peu de clarté ou un beau trouble qui seront partagés au moins par deux personnes : l’auteur et le lecteur, explique Amigorena. Mais l’autre, le lecteur, pour moi, lorsque j’écris, n’est jamais une abstraction sociologique : il est celui que je suis et que je ne suis pas, il m’est semblable en tout et, comme je le suis à moi-même, en tout il m’est différent. »
Quand l’autre pose problème et fait souffrir, l’autobiographie permet de convoquer l’autre, le lecteur, et l’autre en soi, l’écrivain, pour mieux comprendre ce qui est advenu. Ce que nous disent les romans de Christine Angot, Santiago H. Amigorena et Cécile Guilbert, c’est que l’écriture est aussi ce qui permet de ne pas subir passivement le problème que leur pose l’autre à un moment, c’est-à-dire la violence et la souffrance que l’autre génère. « Le mal de la souffrance – passivité extrême, impuissance, abandon et solitude – n’est-il pas aussi l’inassumable et, ainsi, de par sa non-intégration dans l’unité d’un ordre et d’un sens, la possibilité d’une couverture et, plus précisément, de celle où passe une plainte, un cri, un gémissement ou un soupir, appel originel à l’aide, au secours curatif, au secours de l’autre moi dont l’altérité, dont l’extériorité promettent le salut ? », écrivait le philosophe Emmanuel Levinas.
À la base de la souffrance de ce moi, c’est-à-dire de ce moi confronté à l’événement, à l’accident, qui brusquement le place violemment face à une perte de sens, l’autre moi, celui qui écrit, pourrait réparer le mal. Nommer, donc faire sens, donc comprendre. Et qu’est-ce qui fait plus « accident », qu’est-ce qui serait plus insensé que la maladie, la mort, et son équivalent ponctuel, le coma ? C’est à cela que Cécile Guilbert, jusque-là rompue aux essais autour de Saint-Simon ou Andy Warhol, est confrontée quand son mari, atteint d’une grave maladie, se retrouve maintenu à l’hôpital dans un coma artificiel et thérapeutique – sans que quiconque en connaisse l’issue.
Pour Cécile Guilbert, « ce qui provoque l’écriture est l »expérience’ elle-même dans sa nouveauté, sa violence, son caractère à la fois fascinant et angoissant, sa puissance de malédiction et de grâce. L’expérience donc, qu’on l’appelle comme Heidegger ‘l’événement’, ou bien ‘l’accident’, dont l’étymologie latine est ‘accidens’, soit : ‘ce qui arrive’. C’est pourquoi l’expression revient dans la première phrase du livre, répétée aux trois premières pages : ‘quelque chose a lieu’. » Guilbert réussit à évacuer tout pathos, tout sentimentalisme, même si reste, sous-jacente, l’angoisse que l’autre aimé, réduit soudain à l’état d' »absent vivant », ne se réveille jamais. Au final, elle signe avec Réanimation l’autoportrait d’une femme au bord du vide : qui « meuble » la brèche par une comptabilité de détails, de gestes, et redécouvre presque une forme de joie étrange à devoir s’occuper seule.
« Ce qui m’a donné envie de passer à l’écriture autobiographique fut la puissance d’une expérience vécue, donc, qui, combinant les invariants de la condition humaine (trop humaine !), m’a d’emblée semblé universelle et dépassant mon cas particulier. N’était-elle pas porteuse de chagrin face au foudroiement de l’homme aimé, mais aussi de formes inédites de solitude et de liberté ? Ne mêlait-elle pas toutes les formes de jouissance, d’angoisse et de joie qu’un être humain éprouve dès lors qu’Eros doit ardemment soutenir le combat contre Thanatos ? J’ajoute que les principaux motifs combinés dans l’expérience de ce sas entre vie et mort, croisés à travers le coma en forme de sommeil du malade et les insomnies inédites de la narratrice étaient si ‘inspirants’ et possédaient une fécondité littéraire si extraordinaire (mythologie grecque, contes de fées, réminiscences sur le sommeil liées à Proust et Shakespeare, thématique du souffle liée à la pensée védique, pour ne rien dire des similitudes zombiesques avec Warhol, etc.) qu’il était impossible que je ne tente pas d’écrire Réanimation. Car quand on tient un sujet avec un aussi fort potentiel, on ne le lâche pas ! »
Une expérience d’écriture qui a donné envie à Guilbert de recommencer tôt ou tard. Santiago H. Amigorena a le projet d’écrire un livre intitulé 2086, année de la mort du narrateur à l’âge de 124 ans.
Et Christine Angot, on le sait maintenant, n’en finira jamais (et comment en finir ?) de revenir à l’inceste :
« Je ne m’en suis pas éloignée. C’est comme un phare, la lumière tourne. L’interdit reste fixe, sur son trajet de lumière, il éclaire juste des pans différents, il y a des zones plus ou moins proches, plus ou moins éloignées, la connexion avec la scène interdite est plus ou moins visible, le plan plus ou moins large ou serré. Mais c’est toujours la même lumière qui permet de voir, le même repère, la lumière vient toujours du même point même si, comme des yeux, vous pouvez la tourner sur 360 degrés. »
La Première Défaite de Santiago H. Amigorena (P.O.L), 640 pages, 25 €, Réanimation de Cécile Guilbert (Grasset), 272 pages, 18 €, Une semaine de vacances de Christine Angot (Flammarion), 128 pages, 14 €, en librairie le 5 septembre.
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