[Nos grandes séries – Pedro Almodóvar] Pour ce troisième épisode, un flashback de dix ans pour une étourdissante leçon dispensée par le maître.
“Les Inrocks” poursuivent leurs séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Miyazaki ou Godard, voici notre série consacrée au grand Pedro Almodóvar, à l’occasion de la présentation très attendue de son dernier fim, “Douleur et gloire” au festival de Cannes. A la fois cinéaste graphique et inspiré, parangon de la modernité tout en étant épris de nostalgie, peu soucieux de la binarité des genres et compilateur musical de génie, Pedro Almodóvar ne pouvait que faire partie du panthéon de notre magazine.
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En 2009, Pedro Almodóvar présentait “Etreintes brisées” sur la Croisette. A la lumière de ce magnifique mélo, il avait offert une visite guidée de sa cinéphilie compulsive : les films qui l’ont bluffé, ceux ceux qui l’ont inspiré, mais aussi ceux qui l’ont (un peu) déçu.
Pedro Almodóvar aime découper et coller les images. Dans ses fameux génériques, où des images disparates composent des kaléidoscopes pop. Mais aussi dans ses films, où toute la mémoire du cinéma qu’il a aimé devient l’humus de nouvelles pousses, où s’hybrident le mélodrame hollywoodien et les icônes féminines de la Nouvelle Vague, des pulsions buñueliennes et un colorisme à la Demy. Nous avons eu envie d’interroger le cinéaste sur sa DVDthèque intérieure, à la lumière d’Etreintes brisées. Il nous a promenés dans un grand 8 cinéphile érudit et passionné. Où Tarantino, qui sera cette année un de ses challengers pour la Palme, ressort avec les honneurs, et plus. Fair play, Pedro.
“Les Ensorcelés” de Vincente Minnelli (1953)
Pedro Almodóvar – J’adore. C’est l’un des rares films où on peut prendre au sérieux Lana Turner comme actrice. Kirk Douglas est aussi à son meilleur niveau. Il donne corps à une violence intérieure incroyable. C’est aussi un des meilleurs films sur le monde hollywoodien et ses règles, sur la tyrannie que peut imposer une maison de production, l’hypocrisie des relations entre toutes les personnes qui travaillent sur un film… Et le film coule tout cela dans une forme hollywoodienne chatoyante. Les mêmes thèmes ne seraient pas traités de la même façon hors d’Hollywood. Le cinéma européen a une autre approche de la réalité. Plus réaliste justement. De façon générale, j’aime beaucoup les films sur le cinéma.
“La Loi du désir”, “La Mauvaise Education”, “Etreintes brisées” : beaucoup de vos films se déroulent dans le milieu du cinéma. Est-ce à la façon européenne ou hollywoodienne ?
Je dirais que ce qui est hollywoodien dans ma représentation du milieu du cinéma tient à l’écorce : le colorisme, la sophistication de la direction artistique, un certain flamboiement formel. Mais dans La Mauvaise Education, par exemple, ce personnage de cinéaste qui joue absolument sa vie dans les films qu’il réalise, la cruauté dans l’analyse des rapports humains, tout ça ne me paraît pas relever d’une vision hollywoodien du monde.
Mes films sont plus proches au fond dans leur façon d’envisager le monde du cinéma de la noirceur de L’important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski avec Romy Schneider. D’ailleurs la première fois qu’on voit Penélope Cruz rentrer chez elle dans Etreintes brisées, on aperçoit une photo de Romy Schneider dans ce film. C’est un hommage. Mes influences sont plutôt européennes dans la façon d’explorer l’intériorité souffrante de mes personnages, leur ambiguïté fondamentale. Hollywood, pour moi, c’est une collection de grands clichés visuels, dont je m’inspire surtout pour le look de mes films.
“Le Mépris” de Jean-Luc Godard (1963) et “L’Etat des choses” de Wim Wenders (1982)
Ce sont deux films que j’aime énormément. L’Etat des choses, je l’ai vu à sa sortie. Je crois que c’est le meilleur film de Wenders. J’aimais beaucoup La Nuit américaine de Truffaut. Mais L’Etat des choses, c’est un peu l’inverse. Ce n’est pas un film qui décrit un tournage comme un tourbillon, où les émotions, la vie s’accélèrent. C’est plutôt une période où beaucoup de gens passent beaucoup de temps à ne rien faire et à attendre. Ça m’a vraiment intéressé. Jusque-là, il y avait beaucoup de témoignages de ce à quoi ressemblait un tournage, sur un mode plus ou moins désirable, plus ou moins fantaisiste ou romanesque. Mais dans le film de Wenders, il y a un point de vue très profond sur la façon dont procède le cinéma, dont les différents postes interagissent pour que le film se fabrique.
Le Mépris, c’est un film que j’ai aussi beaucoup aimé. C’est le plus grand rôle de Bardot. Mais j’ai un peu oublié la part théorique du film. Je me souviens du premier plan, ce fameux travelling… Là aussi, quand je l’avais vu, j’avais été impressionné. Par ailleurs, ces deux films, au-delà de leur appartenance à la catégorie du cinéma sur le cinéma, appartiennent surtout à l’œuvre très singulière de leurs auteurs respectifs, Wenders et Godard. Ça ne ressemble à rien d’autre.
“Les Enchaînés” d’Alfred Hitchcock (1946)
Ah ! je vois, puisque vous m’en parlez, ce qu’il y a de commun avec mon dernier film, mais je n’y avais pas du tout pensé jusque-là ! Hitchcock est pour moi le cinéaste des cinéastes. C’est très difficile de se soustraire à son influence. On a l’impression qu’il a tout inventé. Les Enchaînés est un prodige de suspense. Il comporte aussi un des personnages les plus effrayants de mère. La scène où Ingrid Bergman se concentre sur la tasse de café possiblement empoisonnée est un modèle de création de tension dramatique avec un minimum d’élément.
Les Enchaînés, comme La Mort aux trousses, est un film dont chaque séquence est pensée avec toute l’ingéniosité qu’il faut pour faire un film entier. Chaque scène est une œuvre en soi. Et c’est vrai qu’il y a dans Les Enchaînés une grande scène d’escalier à laquelle mon film vous a fait manifestement penser.
Ce n’est pas seulement l’escalier, c’est aussi le moment où Ernesto emmène Penélope à l’hôpital, où il sort de la maison avec les chiens, on pense qu’on est dans la maison du monstre, comme dans “Les Enchaînés”…
C’est totalement vrai ! Mais je n’y avaispas pensé. C’est vrai qu’Ernesto, le mari, est aussi une figure d’amoureux puissant et cruel, qui fait très peur et qui souffre beaucoup. Il n’est pas nazi, comme Claude Rains dans Les Enchaînés, mais il incarne quand même une figure du mal. L’important, c’est qu’un seul homme puisse éprouver en même temps de la cruauté et de la tendresse pour la même personne, il peut vouloir la tuer tout en l’aimant plus que tout. Cette ambivalence dans la passion amoureuse m’intéresse énormément.
“Blow out” de Brian De Palma (1982)
Brian De Palma est comme moi un grand admirateur d’Hitchcock. Je ne me souviens plus très bien de Blow out, c’est très inspiré de Blow up d’Antonioni… Pourquoi pensez-vous à ce film en particulier ?
Il y a comme dans “Etreintes brisées” un accident de voiture dans la nuit, dont on pense à moment donné qu’il s’agit peut-être d’un meurtre, comme dans Blow out. Et les fins des deux films sont très proches. Le héros y retravailles des images ou des sons de la femme qu’il aimait et qui est morte.
Ah oui ! Les correspondances se font sans qu’on y pense. Par contre, j’étais très conscient de m’inspirer, comme De Palma, du Blow up d’Antonioni. C’est un film qui joue beaucoup sur la croyance que l’objectif saisit des choses que l’œil humain ne voit pas. Moi-même, je fais beaucoup de photos pour préparer mes films et je découvre toujours des choses en photographiant mes acteurs, des gestes, des ports de tête que je n’avais pas vus quand je suis en face d’eux. L’œil de la caméra découvre un monde qui n’est pas celui qu’on voit mais qui est une autre forme du réel. J’avais tourné une scène dans le film, que j’ai finalement supprimée, se déroulant dans un restaurant entièrement dans l’obscurité, où les serveurs sont aveugles.
On a filmé avec une caméra spéciale, mais pas à infrarouge, car je n’aime pas cette coloration verdâtre comme dans Le Silence des agneaux. Cette caméra nouvelle donne plutôt une forme de noir et blanc très étrange. C’était fascinant parce que nous ne voyions rien, mais la caméra, elle, imprimait une chose sur laquelle nous n’avions aucun contrôle. C’est ce mystère de ce que peut voir un objectif qui me fascine. L’appareil photographique, ou cinématographique, c’est aussi quelque chose qui fixe les choses, les gens, à travers le temps, un peu comme la lave du Vésuve qui a saisi ce couple qui dormait enlaCé à Pompéi et dont on parle dans Voyage en Italie.
“Voyage en Italie” de Roberto Rosselini (1953). Vous le citez dans le film alors que Rosseilin est très éloigné des films que vous faites…
Bien sûr, j’aime des cinéastes qui ne me ressemblent pas du tout. Tout comme dans la vie, je ne recherche pas les gens qui me ressemblent. On peut se sentir proche d’une sensibilité, d’un certain type d’émotion, alors que le style visuel d’un film est très éloigné de ce que vous recherchez. C’est le cas des films de Rossellini, qui touchent en moi des choses très profondes. Je suis bouleversé par la transparence deson écriture, sa nudité. Mais c’est vrai que mes films sont un peu l’opposé de cette nudité. En plus, Rossellini détestait les studios, ne voulait tourner qu’en extérieur. Moi, j’adore tout reconstruire en studio. Sur Voyage en Italie, je dirais aussi que c’est une des analyses les plus fouillées qu’on ait jamais livrées sur toute la physique d’une histoire du couple, comment on s’éloigne, on se perd, on se retrouve.
“Ascenseur pour l’échafaud” de Louis Malle (1957), que vous citez aussi dans “Etreintes brisées”.
Jeanne Moreau est peut-être la voix la plus envoûtante de toute l’histoire du cinéma. Je peux voir L’Amant de Jean-Jacques Annaud uniquement parce qu’elle fait la voix off – et c’est vraiment le seul intérêt de ce film. Mon premier souvenir de Jeanne Moreau date des années 60. J’avais une douzaine d’années. J’ai vu Moderato cantabile, qui m’a beaucoup impressionné. Déjà sa voix m’avait foudroyé. Et très peu de temps après j’ai vu La Nuit d’Antonioni. Et de façon étonnante, moi, petit garçon d’un petit village espagnol, je me suis totalement identifié au drame de cette grande bourgeoise milanaise. Dans Ascenseur pour l’échafaud, la voix de Jeanne parlant par-dessus les photos qui la dénonce avec Maurice Ronet, qui sont des photos de bonheur, où ils s’embrassent, disant “Je vieillirai en prison, je deviendrai une femme laide en prison”, c’est très beau. Je me suis inspiré de cette dimension secrète, hermétique, d’une histoire d’amour en écrivant Etreintes brisées.
Et la musique de Miles Davis ?
Jamais aucun compositeur n’a fait quelque chose d’approchant, c’est-à-dire improviser sur les séquences du film et garder ces impros comme BO. Il pouvait le faire parce qu’il était Miles Davis. Alberto Iglesias, mon compositeur sur ce film, a accompli un travail extraordinaire, mais qui a été très long, un peu laborieux. Nous voulions une musique qui fasse film de genre, mais le genre du film n’est pas très défini. Il y a une dominante de mélodrame, mais aussi des aspects de thriller et des éléments de comédie. Je lui ai donné comme instruction de s’approcher du film sur la pointe des pieds.
“Les Demoiselles de Rochefort” de Jacques Demy (1967)
Le colorisme pop des films de Demy m’a profondément marqué. J’adore aussi la justesse humoristique avec laquelle il traite des situations dramatiques. Et Catherine Deneuve et Françoise Dorléac multipliant les perruques, c’est formidable. Il fait partie lui aussi du club des cinéastes que j’admire.
“8 femmes” de François Ozon (2002)
J’ai un peu de mal à déterminer ce qui me semble manquer à ce film, car ce n’est pas une chose matérielle. Ses intentions sont très claires, leur exécution est visuellement très accomplie, l’humour du film est très amusant, j’étais fou de joie de revoir Danielle Darrieux, mais j’ai l’impression pourtant qu’il n’arrive pas à attraper quelque chose de l’esprit du cinéma auquel il se réfère. Je pourrais comparer 8 femmes à un film récent de cinéastes que j’aime beaucoup : Burn After Reading des frères Coen, qui veut reproduire l’esprit des comédies classiques américaines mais le fait de façon un peu appliquée, sans capter l’esprit.
“Vicky Cristina Barcelona” de Woody Allen (2008), où il reprend certains de vos comédiens et semble chasser sur vos terres.
J’ai vu tous les films de Woody Allen je crois, et il en a fait beaucoup. Ses cinq ou six derniers films m’intéressent moins que le reste de son œuvre. J’ai l’impression qu’il y a de moins en moins de travail. Il reste un instrumentiste très brillant, mais qui ne me paraît pas à son plus haut niveau. C’est flagrant à mon sens dans Vicky Cristina Barcelona. J’aime chez Woody Allen sa capacité à construire de magnifiques personnages féminins.
J’aime aussi ce qu’il a fait de sa cinéphilie, la façon dont elle s’est vraiment fondue dans une expérience, qui peut ressurgir de façon transformée tout au long de son œuvre. J’aime bien l’argument de ce dernier film, l’histoire de ces deux Américaines qui arrivent à Barcelone, rencontrent un peintre qui les drague toutes les deux. Le début du scénario pose un dilemme qui doit trouver sa résolution un peu à la façon des Contes moraux d’Eric Rohmer. C’est très ludique, j’aime beaucoup.
Mais ensuite la façon dont ça s’incarne, c’est assez peu vraisemblable. Ce personnage de peintre contemporain à la Julian Schnabel, milliardaire, qui a des palaces dans plusieurs endroits dans le monde, ça n’existe pas en Espagne. Le problème du film est aussi que son personnage le plus intéressant est écarté très vite du récit : pour moi, c’est Rebecca Hall, mais le film se désintéresse d’elle au profit de Scarlett Johansson.
Son personnage ne sait pas ce qu’il veut, recherche des expériences qui la désorientent, et j’ai l’impression qu’il finit par s’identifier au scénario. C’est le film dans son ensemble qui semble à un moment désorienté et ne sait plus trop ce qu’il veut. C’est finalement ça le plus grave. Le fait qu’il représente une Espagne qui n’existe pas ne me dérange pas. Ça ressemble aux conventions du cinéma hollywoodien classique qui ne représentait le reste du monde que sous la forme de cartes postales figées.
“Boulevard de la mort” de Quentin Tarantino (2007)
Je m’identifie énormément au cinéma de Tarantino et j’aime tous ses films depuis Reservoir Dogs. La première chose chez lui dont je me sens extrêmement proche, c’est l’amour du cinéma. Sauf que les films que j’aime en général sont reconnus communément comme de très grands films. On vient de parler de certains d’entre eux. Lui préfère toujours les sous-produits aux chefs-d’œuvre. C’est une autre façon d’aimer passionnément le cinéma. Il adore aussi Umberto Lenzi, Mario Bava et toutes sortes de choses atroces mais qu’il est capable de transformer en matériau cinématographique de premier choix dans ses propres films. Même si c’est loin de moi, ça me fascine complètement, cette cinéphilie obsédée par les sous-produits. C’est très original.
Parfois nos désaccords portent sur des cinéastes plus reconnus. Sergio Leone nous sépare absolument, par exemple. J’adore ce qu’il fait à partir de Sergio Leone. Il reprend sa façon d’amplifier tous les effets. Mais je pense que l’écriture de Leone ne fonctionne que si c’est Tarantino qui l’applique. Dans un film de Leone, c’est juste très pénible. Je n’ai jamais aimé sa façon de découper les scènes, sa lubie de faire des plans hyper hyper rapprochés de Charles Bronson, l’acteur le moins intéressant du monde. Mais quand le même découpage devient celui d’une scène de Kill Bill, il trouve un rythme intérieur, une grâce très supérieure à l’original.
Par ailleurs, j’adore ce trajet qui l’a fait passer d’un film 100% mecs à des films, à partir de Jackie Brown, uniquement centrés sur des figures féminines. Kill Bill est un grand film d’action au féminin. Je trouve ce film génial. Boulevard de la mort est un film qui paraît un peu moins sérieux. Mais c’est pourtant, de façon absolue, du cinéma d’auteur. C’est le film de quelqu’un qui ne parle que des deux ou trois choses qui l’intéressent dans la vie : les courses de voiture, des filles aux culs proéminents – un peu comme Fellini, une histoire de psychokiller… Et il nous dit que ces deux ou trois choses qui l’obsèdent, ça peut faire un film. Un film au plus près de l’os de ce qui le constitue.
Il y a aussi cette idée extraordinaire de confier le rôle principal du film, non pas à une actrice mais à une cascadeuse. Du coup, il peut faire des plans que personne n’a jamais pu faire dans l’histoire du cinéma : où on voit dans un même plan de cascade la tête et le corps, en plan séquence, sans découpage pour cacher la substitution d’un corps par l’autre. J’ai une admiration sans limite pour Tarantino. Et ce qui me touche le plus dans son cinéma, c’est cette autonomie morale qu’il confie à ses personnages féminins. Ils sont libres, capables de tout surmonter… Ces femmes peuvent tout. J’adore !
Retrouvez toute notre série grâce aux liens ci-dessous
Episode 1 Tout sur Pedro : l’univers de Pedro Almodóvar en 19 thèmes-clés
Episode 2 En 2004, son actrice fétiche, Carmen Maura, nous racontait son Almodóvar
Episode 3 La leçon de cinéma de Pedro Almodóvar au Festival de Cannes en 2009
Episode 4 Pedro Almodovar vu par… « un sens du politiquement incorrect »
Episode 5 Dans les coulisses des interviews de Pedro Almodóvar
Episode 6 Le plus beau des BO d’Almo
>> Lire aussi notre interview de Pedro Almodóvar et de son acteur dans “Douleur et gloire”, Antonio Banderas
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