La Quinzaine des réalisateurs rend hommage au cinéma décapant de John Carpenter. Avant sa venue, pour la première fois, au Festival de Cannes, le cinéate nous reçoit dans sa petite maison proche de L.A. D’Halloween à New York 1997, il revient sur une œuvre d’une rare acuité visionnaire et politique.
C’est une jolie petite maison au milieu d’un quartier résidentiel plutôt aisé (pas exubérant non plus), à deux pas du Runyon Canyon, à Hollywood. Avec son portail de bois blanc, son arche accueillante et sa pelouse verte recouverte de pâquerettes, elle ressemble à n’importe quelle maison américaine, de celles que John Carpenter a su, mieux que quiconque, rendre si inquiétantes dans Halloween. A défaut d’y vivre, le maître y travaille aux côtés de son épouse, Sandy King Carpenter, qui est aussi sa productrice depuis L’Antre de la folie en 1994, au sein de Storm King Productions. La devise de la compagnie, inscrite au frontispice de son site internet, est « Every Dream Should Be A Nightmare » (« chaque rêve devrait être un cauchemar ») ; pour l’heure, nous espérons qu’elle ne s’actualisera pas, une fois pénétré dans la demeure.
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La porte en est ouverte, et nous entrons sans sonner, découvrant une équipe de tournage en train de remballer son matériel, tandis qu’une voix féminine, celle de la maîtresse des lieux, nous enjoint à traverser le salon encombré pour patienter dans son bureau, juste derrière. « Ne faites pas attention au désordre, ils viennent juste de terminer une interview de John. Il est allé chercher quelque chose et ne va pas tarder. » En l’attendant, Sandy nous explique à quel point elle et son mari sont occupés en ce moment, entre le voyage à Cannes et la préparation d’une importante convention de comics à la fin du mois, où elle révélera son line-up pour l’année à venir (elle est aussi éditrice). A 67 ans (pour elle) et 73 ans (pour lui), l’heure de la retraite n’a pas encore sonné. Puis, John Carpenter arrive.
« J’ai beaucoup de tendresse pour The Thing«
Fidèle à son look légendaire : moustache, front dégarni et cheveux blancs tombant sur la nuque, pantalon, T-shirt et tennis noires – aussi laid-back que possible. On s’installe sur le canapé du salon, au milieu d’affiches de ses films, de trophées et bibelots divers (dont une belle collection de Godzilla). Sur la table basse, une pile de « John Carpenter’s Asylum », une collection de comic books qu’il supervise, sans toutefois les signer, depuis une demi-douzaine d’années. « Alors, qu’est-ce qui vous amène, jeune homme ? », s’enquiert-il, avec bonhomie.
Eh bien Cannes, ce temple de l’auteurisme où lui, qui a toujours rechigné à se considérer comme un auteur, s’apprête à recevoir, de la part de la Société des réalisateurs de films, le Carrosse d’or, succédant ainsi à Martin Scorsese, Werner Herzog ou Aki Kaurismäki, comment le sent-il ? « Ah bon, Cannes est le temple de l’auteurisme ?!, répond-il surpris. Vous me l’apprenez. En général, je reçois plutôt des trophées en forme d’œil sanguinolent dans des festivals de cinéma de genre (rires) ! Alors je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi m’attendre. Je n’y suis allé qu’une seule fois… Pour New York 1997, si ma mémoire est bonne, qu’on cherchait à vendre au marché. Je ne me souviens pas avoir foulé le tapis rouge en revanche. » Si l’on savait qu’il n’avait jamais eu l’heur d’une Sélection officielle à Cannes, la révélation qu’il n’y a même quasiment pas mis les pieds, en quarante-cinq ans de carrière, a quelque chose de fascinant. Il est tout de même rassuré lorsqu’on lui explique ce qu’est la Quinzaine des réalisateurs : « Si ce sont les outsiders, alors ça va, je m’y sentirai bien ! »
« C’est comme si j’avais violé la Madonne et souillé l’original. Mais moi, c’est ça qui m’a toujours intéressé : montrer »
Pour accompagner la prestigieuse remise de prix, il a lui-même pioché dans sa filmographie : ce sera The Thing. « J’ai beaucoup de tendresse pour ce film, qui n’a pas marché à l’époque mais qui a trouvé son public par la suite, grâce à la vidéo et aux ciné-clubs. Aujourd’hui je sais que c’est un classique, parce qu’on m’en parle tout le temps. » Sorti durant le fameux été 1982 (l’un des plus riches de l’histoire hollywoodienne), deux semaines après E.T. de Spielberg (« C’était un extraterrestre sympa que les gens voulaient voir à ce moment-là, pas un monstre sans visage qui extermine tout le monde »), et le même jour que Blade Runner de Ridley Scott (qui ne marcha pas davantage), The Thing fut haï par la critique américaine qui, selon lui, ne lui pardonna pas d’avoir « montré la chose ». Là où l’original (The Thing from Another World, 1952) fonctionnait par ellipses et suggestion, le remake de Carpenter faisait la part belle à de stupéfiants effets spéciaux où le monstre se transformait à vue dans une extase horrifique. « C’est comme si j’avais violé la Madonne et souillé l’original (d’Howard Hawks et Christian Nyby – ndlr). Mais moi, c’est ça qui m’a toujours intéressé : montrer. »
Modernité et radicalité
Assurément le plus douloureux échec de sa carrière, The Thing stoppa net son ascension, et le mit en position de faiblesse vis-à-vis des studios, même si d’autres films à gros budgets se présentèrent par la suite, sans plus de succès hélas (Starman, Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, Los Angeles 2013). Aujourd’hui encore, il continue à méditer sur ce chef-d’œuvre, qui n’a rien perdu de sa modernité ni de sa radicalité : « The Thing parle de paranoïa et de terreur, qui sont aujourd’hui partout, mais l’étaient moins à l’époque, même s’il y avait déjà eu des attentats, aux Jeux olympiques de Munich par exemple. Il touche à une peur primale : le besoin de connaissance qui se heurte à l’inconnu, à l’inexplicable… Le film est par ailleurs très sombre, sans happy-ending. C’était risqué de faire ça, l’époque n’était plus au pessimisme. »
Débonnaire, il demande : « Vous croyez que les nerds ont gagné la partie ? » Oui, sans doute, pour le pire et pour le meilleur
Elle l’est peut-être davantage aujourd’hui, notamment du fait du réchauffement climatique, mais ce pessimisme, ou « ce mordant » comme il l’appelle, a encore du mal à s’incarner de l’autre côté de l’écran, contrairement à ce qui se faisait dans les années 1970, qui l’ont vu naître, lui, comme cinéaste avec Dark Star, Assaut, Halloween ou Fog. Alors qu’Avengers: EndGame passe tranquillement la barre des 2 milliards de dollars à l’heure où l’on discute, on s’enquiert de son sentiment quant à ces chiffres record : « C’est fou, juste fou. Je ne sais pas quoi en penser pour être honnête. D’un côté, je trouve formidable que cette culture que j’ai toujours aimée depuis l’enfance soit enfin reconnue. De l’autre, je crois que ça me parlait davantage justement quand c’était un peu obscur… »
Puis, débonnaire, il demande : « Vous croyez que les nerds ont gagné la partie ? » Oui, sans doute, pour le pire et pour le meilleur, mais hélas trop tard pour que lui puisse remonter dans le wagon. Les films Marvel, de ce qu’il en voit à la télévision (il ne se déplace plus en salle), lui ont semblé « divertissants mais sans mordant ». Récemment, il a aimé Get out (« sauf la fin, cette histoire de chirurgie cérébrale, c’est grotesque. Mais sinon, Jordan Peele est très bon pour créer de la tension »), et il a hâte de découvrir Us. Il est sinon branché sur TCM, et ne se refuse jamais une rediffusion d’un bon vieux Hawks. Lorsqu’on lui fait remarquer que The Thing a peut-être, consciemment ou pas, inspiré la série du moment, Game of Thrones, avec ses décors glacés et son mal inexpliqué face auquel les hommes sont désunis, il éclate de rire. « Ah, ah !, pourquoi pas ? Je n’ai vu que quelques épisodes, avec la Reine des dragons, et j’ai trouvé ça pas mal. Mais je n’ai pas le temps de me mettre devant une série, j’ai bien trop à faire. »
Sans argent, hors de question
Voilà qui est réjouissant ! De nouveaux projets de réalisation à l’horizon ? Il douche malheureusement vite nos espoirs : « Non, non… J’ai quelques idées (qu’il rechigne à nous détailler, se contentant de vagues synopsis à base d’expérimentations sur le sommeil en Russie ou de technologies d’invisibilité, qui rappelle d’ailleurs son adaptation, commercialement malheureuse, des Aventures de l’homme invisible, en 1992 – ndlr), mais rien qui n’intéresse les producteurs, non. » Il ne serait pas contre, confie-t-il, retravailler avec Jason Blum, qui a produit le remake d’Halloween par David Gordon Green, et dont il ne garde que des bons souvenirs, mais rien de prévu à ce jour. Et s’il doit refaire un film, hors de question que ce soit sans argent – « C’est bon, j’ai déjà donné. » Sa dernière expérience, The Ward, lui a ainsi laissé un mauvais souvenir, bien qu’il ait « adoré diriger Amber Heard et la recasterait sans hésiter ». Il ne serait en outre pas contre bosser avec Johnny Depp – pas en même temps qu’Amber Heard, lui fait-on remarquer –, mais « personne ne m’appelle plus… ». Même s’il rit en le disant, on sent un fond de vérité, sa modestie légendaire l’empêchant néanmoins de se plaindre.
Mais alors, à quoi consacre-t-il son temps ? « Essentiellement à regarder les chaînes d’info, les matchs de NBA, à faire de la musique et à jouer aux jeux vidéo. Et j’adore ça. » Voilà qui est clair. L’addiction à CNN l’a saisi, comme tant de ses compatriotes, peu avant l’élection de Trump, qui l’a bien sûr sidéré : « Oh, ne m’en parlez pas… Quel désastre. Je ne reconnais plus mon pays… Ou plutôt si : c’est le Sud raciste des 50’s dans lequel j’ai grandi, à l’échelle d’un pays. Toutes ces horreurs qu’on croyait naïvement derrière nous ressurgissent. J’ai entendu dire que la situation politique était également tendue en France non ? Les Gilets jaunes c’est ça ? » On lui explique que c’est un peu la révolte des John Nada – en référence au mythique héros prolo d’Invasion Los Angeles, capable de voir le vrai visage totalitaire des capitalistes une fois chaussées ses lunettes magiques –, ça l’amuse beaucoup. Mais quand on lui fait remarquer que ce film, brûlot anti-Reagan en 1988, était aujourd’hui récupéré par la trumposphère, il s’assombrit : « Je sais bien, j’ai même dû expliquer sur Twitter que ça ne parlait pas de complot juif ou je ne sais quoi, contrairement à ce qu’insinuaient des néonazis. C’est désespérant. »
« J’ai essayé Red Dead Redemption, mais je n’arrive pas à monter sur le cheval, c’est pénible. Moi c’est plus Borderlands et Fallout mon truc »
Depuis les élections de mi-mandat, il a repris un peu espoir dans les démocrates, sans optimisme excessif toutefois : « Tout à l’heure j’écoutais un discours de Joe Biden, et même lui, l’incarnation du centrisme, se sent désormais obligé de s’adresser aux cols-bleus. Il était temps. » Il est évidemment fan d’Alexandria Ocasio-Cortez, même s’il doute de sa capacité à implémenter son Green New Deal (« les gens qui contrôlent ce pays ne la laisseront jamais faire »). Attentif mais lucide, le Big John. Avant de le laisser vaquer à ses occupations, on lui parle un peu jeux vidéo (« j’ai essayé Red Dead Redemption, mais je n’arrive pas à monter sur le cheval, c’est pénible. Moi c’est plus Borderlands et Fallout mon truc ») et musique (« c’était génial faire un album et de tourner avec mon fils et mon filleul, l’an dernier. Seulement, on n’a plus de morceaux et on doit en écrire de nouveaux avant de remonter sur scène »), mais il nous fait gentiment comprendre que le temps presse. « Bon, jeune homme, c’est pas tout ça, mais y a le match retour des Golden Warriors contre les Houston Rockets qui va commencer. Hors de question de rater ça. »
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