Dans “Le Jeune Ahmed”, la fratrie belge plonge un personnage de jeune islamiste dans un scénario imprégné d’imaginaire chrétien. Les deux cinéastes nous expliquent ce que produit, à leur sens, cette confrontation abrupte.
Onzième film des frères Dardenne, Le Jeune Ahmed accompagne un préado radicalisé sur le chemin de sa rédemption. Il marque quelques caps symboliques pour les auteurs doublement palmés de Rosetta et de L’Enfant. Déjà, une forme de retour aux anonymes, après une série de films marqués par des actrices de renom (Cécile de France, Marion Cotillard, Adèle Haenel). Ensuite et surtout un nouveau terrain, qui fait encore peut-être partie du cinéma social dont on a toujours fait d’eux les auteurs stars, mais qui devient un cinéma du religieux et de la spiritualité.
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Avec leur allure de moines laïcs, mais aussi un certain bagage chrétien, « les frères » ont forcément un rapport particulier à la question de l’islam radicalisé. Nous leur avons demandé de nous aider à décortiquer tout ça : l’occasion de prendre à la fois la mesure de leur érudition et de la limite qu’ils se reconnaissent, off the record, par un mélange de modestie et de prudence : « Vous savez, nous ne sommes pas des théologiens… » Un peu, quand même.
Est-ce un événement ou un climat qui vous a amenés à parler d’islam ?
Luc Dardenne — Il n’y a pas eu d’électrochoc, c’est une période qui remonte à Charlie. On essayait de partir d’un personnage qui aurait l’âge de ces terroristes, 18, 20, 25 ans. Or on n’y arrivait pas, parce qu’avec un personnage de 20 ans, il y avait le risque de proposer une émancipation romanesque de l’endoctrinement, ce qui n’était pas possible au regard de la réalité de toutes ces familles brisées.
Alors la clé a été de prendre un enfant : là, peut-être, on pouvait. On a un peu surestimé la situation, qui n’était pas simple non plus ! Même là, on n’est jamais arrivés avec notre récit à construire un personnage secondaire qui viendrait lui permettre de s’en sortir : tout ce qu’on a trouvé pour ça, c’est lui-même face à sa propre mort, face à la possibilité de sa mort.
Est-ce que le sujet de l’islam est plus loin de vous que vos sujets précédents ?
Jean-Pierre Dardenne — Il y a vingt ans, ça nous était complètement étranger. Nous avons vu une lente montée d’un sentiment d’identité exclusif que nous, lorsque nous avions une trentaine d’années, ne connaissions pas. On peut dater le début, on peut connaître un certain nombre de causes : l’arrivée des imams salafistes, la télévision satellitaire.
Luc — C’était dans les années nonante, je participais à un projet d’intégration, bien qu’on n’employât pas ce mot, dont l’idée était de donner des cours dans une école et puis, une fois par semaine, comme les enfants maghrébins vont rarement chez les Belges, les inviter chez soi. J’ai tissé des liens avec des familles, qui sont devenues des proches. Et quand les imams arrivent… vous le sentez, quoi. Les enfants ne parlent plus de la même manière, ils sont pris dans des conflits de loyauté.
Quelles ont été vos sources de documentation ?
Luc — Un professeur de religion, qui n’est pas imam mais qui connaît très bien le sujet ; un informateur du côté judiciaire, lui-même musulman, qui nous a renseignés sur les pratiques, les changements du quotidien qui interviennent dans les familles quand la radicalisation démarre ; des rencontres, avec notamment Fethi Benslama, le psychanalyste qui a écrit des ouvrages sur la radicalisation.
Et puis des éducateurs, des imams qu’on appelle conseillers philosophiques, dans des centres de placement d’adolescents qui sont passés à l’acte. On en a mis un dans le film, à qui Ahmed refuse de parler. Car ces imams, ils sont… enfin, ils ne sont pas radicaux, ils sont pour lire le texte et entrer dans ses contradictions, le contextualiser.
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Vous avez eu l’air d’éviter de dire le mot “modéré”.
Luc — Je n’ai pas envie de dire à un musulman qu’il est modéré.
Charb, justement, était en guerre contre ce mot.
Luc — Il a raison. Je ne sais pas ce que ça veut dire d’être un musulman modéré. C’est quoi un chrétien modéré, un juif modéré ? On ne le dit que quand on les soupçonne de ne pas l’être, ou de ne plus l’être, de devenir immodéré. Un musulman n’est pas une marmite en train de bouillir.
Quel est votre sentiment sur, disons, ce qui fait que l’on bascule ?
Jean-Pierre — Je me souviens de la phrase de Günter Grass, à qui l’on rappelait son engagement adolescent dans les Jeunesses hitlériennes, et à qui on demandait : « Pourquoi ? » Et il répondait : « J’ai été séduit. »
Luc — Il y a du désir, hein. Il y a du désir chez les radicaux. Ce n’est pas un malheur, pour eux, de le devenir.
Jean-Pierre — Il y a un séducteur, qui ici est l’imam – et aussi le cousin, parti en Syrie.
“On voulait filmer Ahmed du côté de la vie, des choses qui bougent” Jean-Pierre Dardenne
On ne sent pas le désir de mort d’Ahmed, il est plutôt obsédé par l’idée de se moraliser, son rapport aux femmes, etc. Il ne se rêve pas en martyr.
Jean-Pierre — Il n’est pas là pour se donner la mort, et c’est ça qu’on voulait garder chez lui : il n’est pas complètement pris dans l’idéologie mortifère. Ce sont des détails un peu disséminés : il aime bien les animaux, il ne veut pas que le chien le touche mais il touche les petits veaux, il aime bien toucher les choses, même s’il n’arrête pas de s’empêcher de le faire.
On voulait le filmer du côté de la vie, des choses qui bougent, et pas seulement des choses figées et codifiées. C’est encore un enfant.
Ça passe beaucoup par le toucher ?
Jean-Pierre — On l’a appris en se documentant. C’est la pureté et l’impureté. Et nous, on a essayé de faire un hymne à l’impureté. C’est aussi intéressant pour la mise en scène, car il organise son espace, il délimite des frontières pour ne pas être contaminé par l’impureté.
Est-ce qu’il y a pour vous des choses qui sont pures ?
Jean-Pierre — Je n’aime pas la pureté.
L’enfance ou la bonté, par exemple ?
Luc — Ah ! Peut-être…
Jean-Pierre — Il me semble que quand on tient quelque chose de vivant, c’est parce qu’il y a de l’impureté, du mélange.
Luc — Même la langue : il n’y a aucune langue pure. Il n’y a pas de langue des origines. Il n’y a que les gens qui croient en l’origine qui croient en la pureté.
Jean-Pierre — Et l’origine, c’est la mort. La mort, ça c’est pur.
Luc — Mais c’est vrai que l’on emploie le mot “pureté” au sens de la bonne intention : je n’ai aucune mauvaise intention, je suis pur. Il y a une bonté pure. Vassili Grossman, dans Vie et Destin, parle des moments de petite bonté : quand son ennemi le sauve, lui donne à boire. Il y a la compassion.
Pourquoi le film est-il si structuré par une notion plutôt chrétienne, qui est celle du pardon ?
Jean-Pierre — On a un personnage qui est fanatisé, et le fanatique, il fait ça pour votre bien : il supprime les choses et les individus qui peuvent nuire à l’avènement du royaume dont il rêve. Donc il a le droit : le mal est une question qui ne le travaille pas. Il me semble que si on veut qu’il redevienne cet enfant, il faut qu’il puisse demander ce pardon, parce que le pardon est la conscience du mal.
Luc — Dans la réalité, le mot pardon n’est pas demandé à l’enfant par l’institution – et elle prend plus de temps pour lui permettre de rencontrer sa victime. Mais le processus devrait aboutir à ce que l’offenseur présente des excuses à l’offensé.
Jean-Pierre — Et c’est aussi, dans le film, un enfant qui demande pardon.
Luc — C’est comme s’il demandait à sa mère. Un homme de 20 ans ne dirait pas les mêmes mots.
“Ahmed, il faut descendre très bas jusqu’à son malheur à lui, pour trouver le truc qui lui permet de s’en sortir” Luc Dardenne
Comment imaginez-vous l’avenir d’Ahmed ?
Jean-Pierre — J’espère qu’il redeviendra un enfant.
Luc — C’est naïf, mais on a besoin de son salut pour faire le film.
Jean-Pierre — Si c’était pour le condamner à mort, il valait mieux ne pas le faire.
Luc — Je disais souvent à mon frère : il faut faire attention à ne pas l’accuser. Il faut descendre très bas jusqu’à son malheur à lui, pour trouver le truc qui lui permet de s’en sortir.
Souscrivez-vous à l’idée qu’il y a chez vous quelque chose de l’ordre du cinéaste chrétien, par votre martyrologie par exemple ?
Jean-Pierre — Martyrologie je ne sais pas, je n’y aurais pas pensé, mais pourquoi pas. Mais je dirais qu’un être humain peut être sauvé.
Luc — Et je dirais qu’il peut être sauvé par la souffrance. Ce n’est pas seulement le christianisme : c’est aussi la psychanalyse. Freud dit que perdre les images narcissiques de soi est difficile. Accepter d’être moins que ce que l’on croyait être, ne pas avoir un désir satisfait immédiatement, c’est de la souffrance aussi.
Et Ahmed, où est sa souffrance ? Il n’a pas de honte, pas de conflit intérieur…
Jean-Pierre — Il est possédé. C’est aussi une souffrance d’être possédé, même si le possédé n’en a pas la conscience. Et même s’il n’est jamais vraiment seul, parce qu’il est toujours avec Allah, il est tout de même terriblement seul.
Le Jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou (Bel., Fr., 2019, 1 h 24). Sortie le 24 mai
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