Dans “The Dead Don’t Die” de Jim Jarmusch, l’icône anglaise interprète un étrange personnage qui découpe des zombies à coups de sabre japonais. Discussion au long cours où l’on croisera son rôle dans “Avengers: Endgame”, sa vie proche de la nature, son ami David Bowie et sa vision du queer comme “attitude face à la vie”.
Quand nous rencontrons Tilda Swinton à New York, dans le studio de Soho où nous avons rendez-vous pour le shooting, nous partageons un jetlag d’Européens mal réveillés et plusieurs tasses d’Americano. Elle se révèle assez éloignée de l’image glacée et intimidante qu’on se faisait d’elle en arrivant. Au contraire, l’Ecossaise multiplie les causeries amicales avec les techniciens et se révèle même tactile lorsqu’il s’agira de se dire au revoir, “Hope to see you in Cannes”.
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Tilda Swinton est une habituée du Festival de Cannes, qu’elle ouvrira cette année avec The Dead Don’t Die. Elle y incarne une étrange thanatopractrice à l’accent écossais prononcé, maniant le katana en virtuose et tranchant les têtes de zombies avec beaucoup d’entrain. Un rôle d’excentrique comme sa carrière en comporte maintenant une belle poignée.
Une performance transformiste de plus aussi, pour une actrice à l’apparence modulable, qui peut interpréter à la demande un homme (Snowpiercer), une octogénaire (The Grand Budapest Hotel), se dédoubler (les jumelles d’Ave, César !, puis de Okja), abolir les frontières du genre et du temps (Orlando, qu’elle a interprété en 1992 pour Sally Potter, reste la clé imaginaire par laquelle communiquent l’essentiel de ses films et ses rôles).
Outre le prestige d’ouvrir le Festival de Cannes dans le nouveau Jarmusch, l’actrice s’offre le luxe aussi, ce printemps, d’apparaître le temps d’une scène dans ce qui s’annonce comme le plus gros succès de tous les temps en salles, Avengers: Endgame. De la pointe du cinéma d’auteur au blockbuster hollywoodien XXL, elle affirme sa singularité avec une force qui a peu d’équivalent dans le cinéma contemporain.
Ce quatrième rôle chez Jim Jarmusch puise plus que d’habitude dans la personne que vous êtes (vos origines écossaises, votre goût pour la mode). Comment s’est construit votre personnage dans The Dead Don’t Die ?
Nous n’avons jamais vraiment parlé de ça avec Jim. Quand nous avions fait The Limits of Control (2009), qui pourtant était déjà notre deuxième collaboration après Broken Flowers (2005), nous parlions déjà d’Only Lovers Left Alive (2013). Il voulait que mon rôle dans The Limits of Control soit le hors-d’œuvre d’un portrait qu’il développerait dans nos films suivants. Nous avons commencé à développer ce personnage aux multiples résonances. Blonde, Eve et Zelda (le nom de son personnage dans The Dead Don’t Die – ndlr) sont liées. Même le nom du personnage, Zelda Winston, est un jeu phonétique avec mon véritable nom. Nous sommes donc cousines.
“Qu’on aille au-delà ou en deçà de la condition humaine, il s’agit toujours d’examiner notre humanité. Au fond, c’est un miroir déformant tendu à nous-mêmes”
Vous jouez souvent des personnages qui excèdent la condition humaine : vous avez été vampire, sorcière, extraterrestre ou encore l’immortel Orlando… Pourquoi selon vous ?
Je ne sais pas si je décrirais cet intérêt en le qualifiant de sous-humain ou de surhumain, mais c’est un motif récurrent dans mon travail. J’aime jouer avec cela. Qu’on aille au-delà ou en deçà de la condition humaine, il s’agit toujours d’examiner notre humanité. Au fond, c’est un miroir déformant tendu à nous-mêmes.
Et quand vous regardez dans ce miroir déformant, quelle Tilda Swinton voyez-vous ?
Cela dépend de mes performances, de mes différents rôles… Disons que je me vois plus ou moins humaine (rires).
Il y aura un grand nombre de films de zombies cette année à Cannes, le vôtre en tête de file. A votre avis, qu’est-ce que raconte de notre société ce retour des morts-vivants ?
Tout film reflète la société, c’est impossible de faire un film qui ne le fait pas. Les zombies entretiennent une double relation, avec l’humanité mais aussi avec l’histoire du cinéma. Avec Only Lovers Left Alive, nous avions particulièrement aimé jouer avec le genre du film de vampire, et il en va de même pour The Dead Don’t Die.
Mais si Only Lovers Left Alive cristallisait la vie romantique d’une forme d’élite, c’est l’inverse pour The Dead Don’t Die. Les zombies métaphorisent plutôt les exclus, les laissés-pour-compte, ceux qui n’ont pour eux que leur faim…
Oui, tout à fait. Les films de zombies s’attaquent à la société de consommation, à la mécanisation en masse de l’humain. Cette dimension de critique politique appartient au genre depuis ses origines et Jim (Jarmusch) lui a donné un prolongement très contemporain.
D’une certaine façon, Us de Jordan Peele et The Dead Don’t Die sont deux films dont l’inconscient est habité par la menace d’une guerre civile américaine. Etes-vous inquiète de ce que les Etats-Unis sont en train de devenir ?
Honnêtement, je pense que ces deux films auraient pu être faits il y a longtemps. Mais bien sûr, le pays est dans un climat d’instabilité en ce moment. Il est important d’être honnête dans notre positionnement, à la fois politique et artistique. Je considère que c’est le devoir du cinéma américain, parce qu’il embrasse un public immense et fédère de façon universelle, de véhiculer des éléments de critique politique, de contestation ou d’utopie
Dans Avengers: Endgame, vous interprétez à nouveau le rôle de L’Ancien. Etes-vous surprise de l’immense succès du film ?
Non, je l’ai vu la semaine dernière. Je pense que la contribution de Kevin Feige (président de Marvel Studios – ndlr) à la culture populaire est phénoménale. Je le surnomme le Sorcier Suprême (rires) parce qu’il arrive à avoir quinze ou vingt ans d’avance. Sortir ce film un an avant l’élection présidentielle aux Etats-Unis n’est pas un hasard.
Que voulez-vous dire ?
Ce film parle de la fin du monde, de révolution, d’écologie, d’exploitation des ressources et d’alliance mondiale. Autant de thématiques qui sont au cœur du monde d’aujourd’hui et surtout des années à venir. En cela, la visée du film est d’envoyer un signal au pouvoir politique.
Dans Avengers: Endgame et The Dead Don’t Die, l’humanité est au bord de l’extinction. Etes-vous intéressée par la collapsologie ?
Nous sommes à un tournant du point de vue sociologique et écologique. Rien que le dire est devenu d’une banalité sans nom. C’est le rôle de l’art de le pointer du doigt, de donner à cette bascule dans l’histoire des représentations et de l’exorciser en ayant recours aux mythes. Il y a une raison pour laquelle le public est fasciné par la mise en scène de notre propre extinction. Il est essentiel que nous ayons ces projections.
Pour éviter la catastrophe ?
Pour juste apprendre, pour se voir dans un miroir et pour prendre conscience d’où nous allons, ensemble. Qui sait l’influence qu’auront finalement ces projections de notre effondrement ?
Le Royaume-Uni traverse un période très critique. Quelle est votre position sur le Brexit ?
Je suis écossaise, je vis donc dans un pays profondément européen. J’espère que si le Brexit se produit finalement – mais, pour être honnête, j’en doute – l’Ecosse prendra son indépendance et rejoindra l’Europe. Je suis désolée pour l’Angleterre et pour tous les Anglais et les Gallois éclairés que je connais.
Vous avez fait le choix de vivre dans une maison de campagne isolée dans les Highlands écossaises et vous n’êtes sur aucun réseau social. Est-ce important pour vous de vous protéger de certains aspects du monde contemporain ?
Je suis une campagnarde, je l’ai toujours été. J’adore venir dans l’effervescence des grandes métropoles mais j’ai besoin de vivre proche de la nature, de sentir les éléments, de voir le ciel. Mais il ne s’agit pas de protection. Il s’agit plutôt de savoir ce qui me tient à cœur ou pas. J’ai mon propre rythme et j’y tiens. Il se trouve qu’il n’est pas compatible avec le rythme des réseaux sociaux. Je n’ai pas l’énergie, et l’envie, d’y participer. J’ai conscience d’être en minorité mais je pense que de plus en plus de personnes, spécialement dans la jeune génération, vont me rejoindre.
“Derek Jarman m’a vraiment poussée à m’émanciper et à devenir coauteure des projets auxquels je participe. C’est très inhabituel, je crois. Les acteurs professionnels sont plus passifs”
Quand nous vous avions interviewée en 2014, vous nous disiez ne pas avoir la vie d’une actrice et ne pas vous définir comme telle. En quoi votre routine est-elle différente ?
Quand j’entends parler d’autres actrices, elles décrivent une vie que je n’ai pas. Je ne m’entraîne à rien, je ne travaille pas à progresser en tant que technicienne. Je développe des projets avec des artistes avec qui j’ai une relation mais je n’attends pas qu’on me propose des scénarios. Quand je m’engage dans un film, il n’y a souvent pas de scénario mais plutôt une conversation avec le réalisateur.
J’ai acquis cette méthode de travail avec Derek Jarman, aux côtés de qui j’ai débuté dans le cinéma, au mitan des années 1980 et avec qui j’ai tourné une dizaine de films. Il m’a vraiment poussée à m’émanciper et à devenir coauteure des projets auxquels je participe. C’est très inhabituel, je crois. Les acteurs professionnels sont plus passifs.
Vous parliez de votre rythme de vie. Comment le décririez-vous ?
Les choses ont changé. Aujourd’hui, mes enfants ne vont plus à l’école. Mais en général, quand je suis chez moi, je m’occupe de ce que nous appelons “le zoo”, cinq chiens et leurs éventuels chiots, et du jardin. Le rythme doux de cette vie me plaît. J’aime l’absence de distraction.
Quand je suis en ville, mes plans pour la journée sont toujours bouleversés par une proposition de concert ou de vernissage. Cela n’arrive pas dans les Highlands (rires). Je me lève le matin et je me dis : “Mmmh, aujourd’hui, je vais promener les chiens sur la plage, puis nourrir mes poules, m’occuper de mes légumes, appeler tel ou tel ami et je finirai la journée en écrivant un peu.” Et c’est exactement ce qu’il se passe.
Qu’écrivez-vous ?
J’écris de courts essais que je tente en ce moment de rassembler pour constituer un ouvrage. J’écris sur le cinéma, sur l’art… Cela prend du temps mais cela sortira un jour.
En plus de The French Dispatch, votre prochain film avec Wes Anderson, il était question que vous fassiez un film avec Apichatpong Weerasethakul. Est-ce toujours d’actualité ?
Nous tournons cet été en Colombie. Le film s’appelle Memoria. Nous en parlons depuis des années. Nous voulions tourner dans un endroit que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre.
David Bowie est mort il y a trois ans. Vous étiez très proches. Comment avez-vous vécu sa disparition ?
Je me suis d’abord sentie éternellement reconnaissante de l’avoir connu. Reconnaissante comme chaque personne sur terre qui connaissait son travail, parce que je me sens désolée pour les gens qui sont morts avant que David n’arrive sur le devant de la scène. Je me sens constamment inspirée par lui.
Je le connaissais suffisamment pour savoir qu’il était très heureux. On parle souvent du génie, mais sa capacité à être heureux était vraiment extraordinaire. Il était conscient de tellement de choses, comme s’il était branché sur tout. Il avait une curiosité sans limites.
“Même quand je joue un personnage qui n’a pas son propre lifestyle, le trajet du film lui en confère un”
Vos personnages semblent tous obsédés par la singularité de leur mode de vie. Savez-vous pourquoi ?
C’est intéressant. Je me demande bien pourquoi. Que voulez-vous dire ?
La façon dont ils mènent leur vie n’appartient qu’à eux.
Ce n’est pas vrai pour tous mes personnages, mais ce qui est très intéressant c’est que, même quand je joue un personnage qui n’a pas son propre lifestyle, le trajet du film lui en confère un. Mes personnages dans Avengers, Okja, Only Lovers Left Alive, The Dead Don’t Die, The Limits of Control ouThe Grand Budapest Hotel partent dès le début du film avec un style de vie spécifique.
Mais dans Bleu profond (2001) je joue une mère bourgeoise qui arrive à un tournant dans sa vie et qui découvre sa singularité et s’émancipe de son milieu. Il en va de même dans Michael Clayton (Tony Gllroy, 2007) et Amore (Luca Guadagnino, 2009). J’incarne soit des personnes qui baignent déjà dans leur propre fluide amniotique, soit des personnes en train de se transformer et de découvrir leur singularité.
A travers vos films, vous transformez votre apparence d’une façon qui me rappelle Cindy Sherman ou, pour aller plus loin, Orlan. Quelle relation avez-vous à ces deux artistes ?
Je les admire énormément toutes les deux. C’est un beau compliment. Mais voyons les choses en face, Orlan est quand même plus extrême que moi. Le maquillage, les perruques ou les vêtements, je peux les enlever à la fin de la prise. J’ai dit que je ne me considérais pas comme une actrice. Mais ma relation à la performance artistique tourne autour de la notion de jeu, le jeu d’enfant. Et le plaisir du travestissement, du burlesque est à la base de ce désir enfantin.
Vous avez déjà joué deux rôles de jumelles, dans Okja et Ave, César !. Est-ce une façon d’explorer le transformisme au sein du même film ?
C’est amusant bien sûr, car dans la vie je suis la mère de deux enfants jumeaux, un garçon et une fille. Dans Teknolust de Lynn Hershman Leeson (2002), je joue quatre personnages. C’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser à ce jeu schizophrénique au cinéma.
D’une certaine façon, dans Suspiria (Luca Guadagnino, 2018), mon personnage a aussi plusieurs identités. Cependant, les jumelles d’Okja et celles d’Ave, César ! sont différentes : les premières s’opposent et les secondes se confondent.
Vous considérez-vous comme queer ?
Oui, je m’identifie à cette scène depuis les années 1980 et la naissance du cinéma queer avec notamment Derek Jarman. Pour moi, être queer est une attitude face à la vie, et pas une orientation sexuelle. Je suis entourée de personnes queer. Jim Jarmusch est super-queer !
Vous avez également une tendance pour les rôles de maître (Avengers, Snowpiercer), d’oracle (L’Ile aux chiens), de professeure (Suspiria) ou de gourou (The Beach, Okja, Narnia). Pourquoi ce jeu avec l’autorité vous intéresse-t-il ?
C’est très vrai… D’une certaine façon, faire le portrait des deux versants d’une autorité me passionne. Le pouvoir et l’incertitude. Le bien et le mal. Le doute et une forme d’autoritarisme. La subversion et l’oppression.
Mais d’où vient cette fascination pour l’autorité ?
Pour me psychanalyser, docteur (rires), je dirais que j’ai grandi dans un environnement très strict (la noblesse écossaise – ndlr), où l’autorité était forte et ne devait en aucun cas être questionnée ou remise en question. Donc, naturellement, je l’ai remise en question.
Quand avez-vous pris conscience de votre propre charisme ?
C’est amusant d’entendre cela car je ne vois pas en quoi j’aurais un charisme spécifique. Quand j’étais jeune, je me sentais isolée, j’étais très timide – je le suis toujours. La différence, c’est qu’aujourd’hui j’ai réussi à m’entourer d’une tribu où je me sens en confiance et authentique.
C’est d’ailleurs la plus belle réussite de ma vie, je crois. Mais si on me mettait dans un environnement moins queer je serais aussi réservée que je l’étais à 8 ans. Je dois dire que cela arrive parfois. C’est un peu comme Hulk. Je redeviens Bruce Banner, ou l’inverse.
Quelle est la relation que vous entretenez avec votre corps ?
Chacun prend conscience très tôt de la façon dont les autres le perçoivent, pour le meilleur et pour le pire, mais souvent pour le pire. Que l’on soit entouré par des gens admirant votre apparence ou la moquant, cela laisse des traces. Dès l’adolescence, je sentais bien que j’avais un corps très étrange.
Je faisais déjà ma taille actuelle à 10 ans, j’étais très mince, pâle, androgyne. Mais j’ai fini par me sentir en paix avec cette étrangeté. Je me suis dit : « OK, je ne corresponds pas à la norme, faisons de cette anormalité une force. »
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