Récits éducatifs, film noir, passages vers l’au-delà, transes de toutes sortes : retour sur les figures essentielles du cinéma puissamment hanté de l’auteur de « De Bruit et de fureur », « Noce blanche » et « Choses secrètes », décédé hier à 74 ans.
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Jean-Claude Brisseau (1944-2019)
Récits
éducatifs, film noir, passages vers l’au-delà, transes de toutes
sortes : retour sur les figures essentielles du cinéma puissamment hanté
de l’auteur de “De bruit et de fureur”, “Noce blanche” et “Choses
secrètes”.
De l’éducation
Avant
de parvenir à être cinéaste, Jean-Claude Brisseau enseigne le français
pendant vingt ans en Seine-Saint Denis – faute d’argent, il ne peut
passer l’Idhec (ancêtre de la Femis). La figure du professeur est
omniprésente dans son cinéma. Face à un monde brutal, Brisseau croit aux
vertus de l’éducation : se lever à 6 heures, faire son lit, ranger sa
chambre et travailler, voilà qui constitue l’unique rempart à la plus
profonde détresse – le cinéaste pourrait reprendre à son compte la
phrase de Léaud dans La Maman et la Putain, « le cinéma, ça sert à faire son lit ».
De bruit et de fureur (1988), Noce blanche (1989), Céline (1993), Choses secrètes (2002), La Fille de nulle part (2013), Que le diable nous emporte
(2018) : la majorité de son cinéma est construite sur un rapport
maître/élève exempt de domination. Souvent des histoires d’enfants sans
amour, qui s’arrachent à leur passé et se retrouvent pris en charge par
un ange gardien – « ange », « diable », peut-être les mots préférés du
cinéaste. Plus qu’aucun autre, Brisseau fut celui qui aura voulu filmer
l’énigme de la transmission, la pureté blessée et réparée, le mystère
des êtres rendus à la vie par l’apprentissage.
https://www.filmsdocumentaires.com/films/6110-noce-blanche
L’argent
Brisseau
n’a jamais oublié d’où il venait, qui il était : un cinéaste fils de
femme de ménage, un autodidacte qui a pu rejoindre avec une franche
pugnacité le monde du cinéma français. Bien que tutoyant le fantastique
et le paranormal, il fut un grand artiste réaliste qui rendit compte de
l’enfer des banlieues et plus particulièrement Bagnolet, qui bascule
avec lui dans l’horreur et le western (La vie comme ça, De bruit et de fureur).
D’un bout à l’autre de sa filmographie, ses personnages sont obsédés
par une question à laquelle le cinéma français évite souvent de
répondre : comment gagner sa vie ? De quoi vivre ? Comment travailler
sans être aliéné ? Autant de héros brutalisés par le monde,
non-réconciliés, qui tentent de sauvegarder leur liberté. Pour certains,
la marginalité et la pauvreté sont les seules options viables pour
sauver son intégrité.
Marges
Comment
habiter la marginalité ? A cette question, le cinéma de Brisseau répond
franchement : jamais seul, toujours accompagné. Le héros brisseautien,
souvent d’extraction modeste, rejoint une société secrète qui peut être
une utopie éducative, affective, sexuelle – parfois les trois. Toujours,
le motif du retrait, de la communauté : souvent des duos, parfois des
trios. On s’organise contre le monde souvent retenu hors-champ, on
ménage des parenthèses rêveuses. Souvent la campagne, rarement la ville,
ou alors des appartements envisagés comme des refuges : le cinéma est
le lieu d’une utopie concrète. Seul territoire où l’on peut mettre en
place des expériences limites, des degrés supérieurs d’intensité.
Car
le cinéma est l’endroit où filmer ce qui dépasse l’entendement :
guérisons miraculeuses, lévitations, apparitions, rituels africains,
fantômes, téléportations, et bien sûr orgasmes. Ses films sont autant de
portes secrètes ouvrant sur des mondes parallèles. Le récit à la
Brisseau se déploie souvent sur le mode de la traversée, du passage, du
basculement – un être est initié par un autre au yoga, au plaisir, à la
psychanalyse… Souvent, ces initiations sont des affaires de femmes. Dans
Choses secrètes, deux jeunes femmes décident de gravir les
échelons en mettant à profit leurs charmes. La lutte des classes rejoint
la lutte féministe où le plaisir est une arme et l’amour un ennemi. Céline, A l’aventure, Que le diable nous emporte :
autant de clans féminins qui vivent selon leurs règles, s’épaulent. Et
si l’orgasme féminin et les rapports lesbiens obsèdent autant le
cinéaste, c’est qu’il exclut les hommes du plan, les laisse à l’état de
voyeur hitchcockien. Voyeurisme va souvent de pair avec
exhibitionnisme : celle qui s’exhibe assoit toujours son pouvoir sur
celui qui observe – c’est toujours l’homme qui est réifié dans le cinéma
de Brisseau.
Marginalité. Le mot sied d’abord à Brisseau
lui-même. Cinéaste de nulle part, inclassable. Ni école, ni diplôme,
juste des films vus vingt fois chacun, des affiches de films, des noms
d’acteurs comme des totems, et les Cahiers du cinéma pour tout manuel de réalisation. Brisseau aimait à répondre qu’il avait appris le cinéma en décortiquant Psycho plan par plan. On trouve d’ailleurs de nombreuses références au film d’Hitchcock dans son cinéma : dans Des jeunes femmes disparaissent (1973, dont il fait deux remakes), La Fille de nulle part (2013) ou encore le magnifique Un jeu brutal
(1983) où un père de famille tueur d’enfants récupère sa fille
handicapée (créature sauvage sortie tout droit d’un tableau de Balthus)
et décide de l’éduquer à la dure.
Brisseau est l’un des plus
beaux exemples de cette utopie très française et cinéphilique de
l’autodidaxie, cette école buissonnière où « l’argent de la cantine ou du métro » paye
le cinéma. Sa marginalité n’a rien de feint ni de joli. L’homme a pu
traverser un désert de dix ans avant de pouvoir enfin mener à bien un
projet. Comme beaucoup de cinéastes marginaux, la filmographie des
projets avortés est bien plus longue que celle des films effectivement
réalisés.
Pureté cinématographique
Enfance
pourrait être un autre mot pour qualifier l’art de Brisseau. Une
enfance chevillée au corps, ou pour être plus précis : une
croyance enfantine dans le cinéma, une pureté des intentions qui
explique autant les épiphanies de sa mise en scène que les maladresses
(le désarmant film-justification Les Anges exterminateurs). Une
enfance du regard sans quoi l’invisible est impossible à filmer : la
mise en scène de Brisseau passe son temps à ménager de l’espace à
l’invisible – elle ne fait que ça. Brisseau filme l’invisible à la
manière de certains grands noms de la série B hollywoodienne. S’il avait
été cinéaste dans les années 1940 à Hollywood, Brisseau aurait été
produit par Val Lewton, grand maître de l’épouvante et du fantastique.
Il aurait tourné des séries B à la RKO, quelque part entre La Septième Victime de Mark Robson (1943) et Les Amants de la nuit de Nicholas Ray (1948) – les magnifiques titres de ses films cherchent parfois à toucher du doigt cet idéal hollywoodien.
https://www.youtube.com/watch?v=EZlFpGLqIIE
Brisseau n’aura connu qu’un immense succès, Noce blanche
(1989), ode à la pureté avec la jeune Vanessa Paradis. On pourrait
presque parler d’un heureux incident de parcours, tant le reste de la
filmographie reste, lui, un secret de cinéphiles bien gardé. Le cinéaste
retente le coup avec une vedette et réalise l’étrange L’Ange noir
(1994) avec Sylvie Vartan. Mais son cinéma préfère les acteurs
inconnus, les visages vierges de toute filmographie, les pages blanches
faites corps qui rappellent quelques fois d’autres apparitions –
l’évidente ressemblance de Coralie Revel avec Kim Novak dans Choses secrètes.
L’innocence cinématographique en quelque sorte, qu’incarne parfaitement
l’actrice, monteuse et compagne d’une vie de Brisseau, Lisa Heredia
dont la douceur toute rohmérienne rencontre adéquatement toutes les
actrices de Rohmer (Pascale Ogier, Marie Rivière…) dans le très beau
téléfilm La Vie comme ça (1978).
Les moyens du bord
En
2005, Brisseau est condamné à un an d’emprisonnement avec sursis et à
15000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement sexuel. La plainte a
été déposée par deux comédiennes qui ont passé des essais pour Choses secrètes.
Cette affaire fragilise encore Brisseau qui peine de plus en plus à
trouver des financements. L’affaire ressort en 2017, lorsque la
Cinémathèque française organise une rétrospective de ses films qui
intervient juste après celle de Roman Polanski. Face aux invectives de
nombreuses associations féministes, la Cinémathèque décide alors de
repousser sine die la rétrospective.
La marginalité de
plus en plus franche de Brisseau lui fait gagner en romantisme noir, en
kitsch paranormal : les moyens réduits le poussent à l’expérimentation,
lui fait creuser encore et toujours le même sillon. Enlevez-lui les
moyens, il les compense par la croyance. C’est souvent à l’aune des
difficultés financières qu’on juge la persistance d’un style. Brisseau
s’accommode de toutes les conditions et fait pousser ses sociétés
secrètes dans des endroits de plus en plus exigus, avec les moyens du
bord : des appartements prêtés et le sien propre, un fond vert, la 3D,
des draps et une poignée d’acteurs malicieux dans Que le diable nous emporte (2018). Le cinéma comme éternel, et indestructible, jeu d’enfant.
Murielle Joudet
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