Dans Cahiers clandestins, Nicolás Giacobone imagine dans un premier roman fascinant la relation toxique entre un jeune scénariste et un grand cinéaste tortionnaire. Une plongée féroce dans les coulisses du 7e art doublée d’une leçon d’écriture.
« Pour faire un bon film, il faut trois choses : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. » Ce n’est pas l’Argentin Nicolás Giacobone qui contredira Jean Gabin. De fait, Giacobone s’y connaît en bonnes histoires : il est le scénariste oscarisé du maître non moins oscarisé du cinéma mexicain, et président cette année du Festival de Cannes, Alejandro González Iñárritu. Les deux hommes ont travaillé ensemble sur Biutiful (2010) puis sur le chef-d’œuvre en plan-séquence Birdman (2014), qui valut à l’un les statues d’or hollywoodiennes du meilleur film et du meilleur réalisateur, à l’autre celle du meilleur scénariste.
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Et finalement, s’y connaître en bonne histoire, c’est aussi une base solide pour se lancer en littérature. Nicolás Giacobone vient de faire paraître en France Carnets clandestins, un premier roman mis en scène comme un thriller fascinant et délicieusement diabolique. L’Argentin y imagine la relation toxique entre « le plus grand réalisateur d’Amérique latine » et un jeune scénariste argentin retenu prisonnier depuis cinq ans dans la cave de la star.
« Le film qui changera l’histoire du cinéma »
Emprisonné dans une pièce sombre uniquement éclairée par une lucarne étroite et ne contenant qu’un matelas posé par terre, un ordinateur portable déconnecté d’internet, la compilation intégrale des Beatles, un ukulélé, les œuvres complètes de Borgès et un « cahier clandestin », le séquestré est missionné pour écrire les scripts qui permettront au « plus grand réalisateur d’Amérique latine » de tourner ses films et de rafler des prix internationaux. Mais après avoir gagné deux fois l’Oscar du meilleur film étranger et la Palme d’or, le cinéaste mégalo tortionnaire s’est mis en tête de tourner « le film qui changera l’histoire du cinéma ». Rien que ça. Et l’otage ne pourra envisager une libération qu’à partir du moment où il en aura livré le scénario.
On adhère immédiatement aux facéties de l’auteur qui joue à caricaturer son complice mexicain en cinéaste fou, vaniteux et criminel
« Le récit étant fictif, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. » Evidemment. Alors on jubile à la lecture de cette fiction insolente, provocatrice et savoureuse. On adhère immédiatement aux facéties de l’auteur qui joue à caricaturer son complice mexicain en cinéaste fou, vaniteux et criminel, capable de menacer ses acteurs d’un revolver sur les tournages, de les espionner jusque dans les toilettes des plateaux et même de faire disparaître les témoins gênants de ses crimes. Un taré à l’ego boursouflé, aux ambitions himalayennes et au triomphe absolutiste.
Ces vérités invisibles qui bâtissent les gloires du 7e art
Mais comme dans toute caricature, dans tout détournement, il y a un fond de vérité dans ce délire concentrationnaire. Carnets clandestins est la satire passionnante et impitoyable du cinéma. Il lève une partie du voile sur les rouages d’une industrie extrêmement violente et inégalitaire, un véritable système d’oppression qui exploite une armée d’ombres pour porter dans la lumière une poignée d’élus. En janvier dernier, l’Académie des Oscars n’a-t-elle pas sérieusement envisagé de remettre ses prix techniques pendant les coupures pub à la télé ? Le roman est gonflé de ces frustrations, injustices et abus de pouvoir. Ces vérités invisibles qui bâtissent les gloires du 7e art.
« Si vous arrivez à la fin d’un brouillon avec l’impression qu’il a été facile à écrire (…) ce brouillon n’a aucune valeur. Il faut en baver »
Mais au-delà du thriller, de la caricature et de la satire, Carnets clandestins est surtout une fascinante plongée dans l’intimité du processus créatif d’un scénariste, d’un écrivain. Comparant son expérience à celle de ses héros des lettres (Melville, Beckett, Borgès) et ceux de cinéma (Haneke, Fellini, Forman), Giacobone raconte l’acte de création comme une folie, une torture, une incarcération intime.
Et son roman prend des airs parfois d’éblouissant manuel d’écriture : « Si vous arrivez à la fin d’un brouillon avec l’impression qu’il a été facile à écrire (…) ce brouillon n’a aucune valeur. Il faut en baver. Il faut se taper la tête contre les murs. Il faut sentir que tout est vain (…) Il faut chialer. Il faut passer des heures et des heures à envisager d’autres métiers possibles. Il faut penser au suicide. Il faut penser sérieusement au suicide. Il faut rire à gorge déployée de ces pensées suicidaires (…) Il faut comprendre que 99,9 % de ce qu’on est, c’est de la merde. Il faut chercher en soi ce 0,1 % qui vaut le coup. » Une véritable leçon de cinéma et d’écriture. Et une sacrée bonne histoire.
Carnets clandestins (Sonatine), traduit de l’espagnol (Argentine) par Vanessa Capieu, 480 p., 20 €
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