Pour la 58e édition de la Biennale de Venise, le Pavillon français a choisi Laure Prouvost, troisième femme artiste à représenter la France. Tel un road-trip dans le subconscient, l’œuvre “Deep See Blue Surrounding You / Vois ce bleu profond te fondre” est intense. On remonte à la surface après un voyage époustouflant.
Depuis 1912, le pavillon français trône dans les Giardini de la Biennale de Venise, nimbé d’une grâce discrète. Délicatement ombragé, son porche classique connote un bon goût éternel, cultivé, cosmopolite, qui ne fait pas de vagues. C’est entre ces murs épais que se joue la représentation de la nation, confiée tous les deux ans à un artiste choisi par un aréopage de personnalités compétentes. Quelque chose comme une consécration donc, avec également le risque de l’impasse et de l’embaumement.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tous ces paramètres sont précisément ceux qu’a décidé de contrer Laure Prouvost. A 41 ans, elle est cette année la troisième femme à représenter la France, succédant dans l’exercice à Annette Messager en 2005 et Sophie Calle en 2007.
“Le projet que je présente est très organique, il découle de l’invitation elle-même et de cette idée finalement très weird, très étrange de représenter un pays”, raconte l’artiste dans le franglais qui la caractérise. Née à Croix, près de Roubaix, Laure Prouvost commence ses études d’art en Belgique avant de partir s’installer à Londres en 1999, où elle intègre le Central Saint Martins College of Art and Design puis assiste l’artiste conceptuel John Latham.
Aujourd’hui basée à Anvers, l’expérience de l’entre-deux – entre deux pays, entre deux rives, entre deux langues – la constitue. “Choisir Martha Kirszenbaum comme curatrice du projet découlait de la même logique. Nous nous sommes rencontrées hors de France, à Los Angeles. En 2016, Martha m’avait invitée à exposer à Fahrenheit, le lieu dont elle s’occupait. J’y avais conçu une exposition intitulée A Way to Leak, Lick, Leek autour du voyage initiatique avec une vidéo qui suivait un groupe d’adolescents dans leur voiture.”
Une vaste invitation au voyage
A Venise, l’installation Deep See Blue Surrounding You / Vois ce bleu profond te fondre, composée d’un film principal d’une vingtaine de minutes et d’un environnement immersif, est une vaste invitation au voyage. De son côté, l’artiste préfère prendre en bouche le terme de “trespassing”, l’intrusion par effraction dans une propriété privée, qui rejoint alors tout un pan de son travail antérieur criblé de chemins de traverse, et notamment la fiction d’un grand-père décidé à creuser un tunnel depuis son salon pour rejoindre l’Afrique – la vidéo en question, Wantee, lui vaudra d’empocher le prestigieux Turner Prize anglais en 2013.
Sans surprise, l’entrée du pavillon français ne se fait pas par la grande porte. Non, il faut prendre un chemin de traverse, justement, et contourner le bâtiment. S’aventurer sur les graviers qui mènent à la rivière, se pencher pour éviter les fourrés broussailleux, puis se retrouver devant une petite porte qui fait grise mine : à peine plus qu’une embrasure dans le béton et ses quelques graffitis ordinaires.
Un escalier de fortune mène des réserves du pavillon à l’étage supérieur. Et l’on émerge alors non pas à l’air libre, mais sur une étendue d’eau charriant les fossiles de l’ère du plastique. Dans ce sol en résine céruléen, qu’il faut oser fouler pour parvenir à la salle principale, sont pris divers vestiges et détritus. Ceux-ci recomposent un écosystème postapocalyptique étrangement poétique.
Un poulpe aux yeux globuleux façonné en verre de Murano gît entre trois portables Nokia 3310 désossés, un gobelet en plastique et différentes brindilles calcinées. Plus loin, une anguille s’alanguit sur des fragments de ferraille, les mêmes cellulaires, mais cette fois nouvelle génération, et des os de seiche.
Il y a encore ce pigeon clope au bec, en verre toujours, couvant un objet quelconque en plastique bleu, des coquilles d’œufs et puis des colombes, bien réelles cette fois, que l’un des protagonistes du film tente patiemment d’habituer à la foule d’instagrammeurs éberlués. Dès l’antichambre, des bribes de fiction se sont échappées de la pièce attenante où est projeté le film, “trespassing” oblige.
Une œuvre comme un périple
“Le film est construit sur le principe d’un road-trip qui part de Nanterre, pour traverser Grigny et Roubaix pour ensuite relier le Palais idéal du Facteur Cheval, puis Marseille avant d’arriver enfin à Venise, d’abord à Murano puis au Pavillon français. Tout au long du périple, nous avons rencontré les personnes qui nous ont ensuite accompagnées, que l’on voit à l’écran et qui activent ensuite le Pavillon à Venise. Le trajet importe plus que l’arrivée, et l’expérience que nous avons vécue en groupe ne se traduit sans doute pas aussi intensément à l’écran”, explique Laure Prouvost.
“Ce qui reste, pour le spectateur, c’est certainement avant tout une émotion de l’ordre du mélange, de l’amalgame” – Laure Prouvost
Des personnages-performeurs, il y en a douze, de tous âges, nationalités, confessions et professions, de l’acrobate au flûtiste en passant par le magicien ou le rappeur. “Le road-trip est surtout une technique pour aller dans le subconscient. Ce qui reste, pour le spectateur, c’est certainement avant tout une émotion de l’ordre du mélange, de l’amalgame. Pour cette raison, la figure du poulpe revient tout au long du film. Parce qu’il évoque la liquidité, la fluidité et la plasticité, mais également parce que je voulais parvenir à un résultat esthétique qui procède par couches et par touches. Or l’octopus, le poulpe, possède un cerveau au bout de chaque tentacule. Il pense en sentant et effleure toutes choses de ses extrémités sans jamais vouloir aller en profondeur.”
Le film captive. Filmé à 80 % à l’iPhone, précise Laure Prouvost lorsqu’on l’interroge sur ses envies de cinéma, il pénètre les chairs avec l’intensité des blockbusters consommés en salle. Vingt-huit minutes, pour une biennale, c’est long. Projeté dans une caverne au sol bosselé (du feutre ? en tout cas, quelque chose de mou et doux comme un corps caverneux), le film se visionne assis sur des sièges inspirés des concrétions organiques du Palais idéal du Facteur Cheval.
C’est long, mais le rythme enlevé façon Snapchat colle à l’esprit du temps, le grand écran et les grosses basses en plus. Tout le monde reste hypnotisé, et le road-trip dans l’inconscient semble bel et bien opérer. “Je pense que nous devrions tous nous fondre les uns dans les autres, comme une pieuvre géante”, susurre la voix off. “Vous êtes entrés dans cette pièce, et maintenant vous êtes prisonniers, comme un insecte capturé par une fleur.”
Et pourtant, il n’y a pas de trame narrative à proprement parler. Seulement ce trajet, cette fuite en avant qui rime avec la liberté des horizons indéfinis ; rien ou presque rien d’autre qu’une maîtrise au scalpel du montage, une bande-son puissance club (signée Flavien Berger et Lafawndah) et puis cette entêtante sensualité de fruits mûris au soleil qui caractérise l’artiste.
Le dur et le doux, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le farfelu et le cul. Il y a, dans les télescopages visuels de l’artiste, quelque chose de ce fameux idiome, mille fois répété mais jamais compris autrement que poétiquement : un battement d’ailes de papillon au Brésil peut déclencher une tornade au Texas.
Un portrait sur le vif de la France de 2019
Ici, cependant, les ressorts visuels de l’artiste, dont on avait déjà pu éprouver l’efficacité à plus petite échelle (comme l’an passé au Palais de Tokyo avec son solo Ring, Sing and Drink for Trespassing), prennent ici des dimensions épiques. Deep See Blue Surrounding You / Vois ce bleu profond te fondre cisèle un portrait sur le vif de la France de 2019.
Certes, on y retrouve par flashes, comme des remontées d’acides, des plans de ses vidéos antérieures : certains sont les mêmes, d’autres y ressemblent fortement. Une figue dégouline sur un téton. Le sabot d’un cheval écrabouille des oranges. Une veste de jogging cache un banc de sardines frétillantes.
On le constate, Laure Prouvost a inventé son langage, qui lentement glisse vers quelque chose comme une culture visuelle partagée. A Venise cependant, l’échelle a changé. Au sein des captations de cette bande cheveux au vent apparaissent, l’espace de quelques microsecondes, des images qu’on croit rêver avoir vues : le couple présidentiel à une dinner party à l’Elysée ; Agnès Varda, en étroit dialogue avec l’artiste dans les jours qui précédèrent sa disparition ; et enfin ce plan de la cathédrale Notre-Dame de Paris consumée par les flammes.
“Cette immédiateté est le système de production de toutes mes pièces”
Dans le film, il y a tout. Tout ce qui pourrait constituer un portrait de la France en 2019, saisie par ses marges et ses chemins de traverse. La liberté et la transgression certes, mais également une volonté de faire date. Laure Prouvost en a conscience : “C’est un film de son temps, un film de notre position présente. Il va sans doute vieillir très vite, mais cette immédiateté est le système de production de toutes mes pièces.” Il y a tout, et peut-être trop.
Que dire, qu’éprouver après ce déferlement qui nous fait penser comme on touche, avec un cerveau au bout de mille tentacules, en glissant sur les choses sans jamais tenter de les approfondir ? A vouloir contourner la représentation de la France, en s’extirpant du système croulant des Etats-nations, Laure Prouvost n’a eu d’autre choix que de parler pour tous les êtres sensibles situés à un instant T de l’évolution de l’humanité.
Le résultat est dense, addictif, hypnotisant. Il est aussi empreint d’un certain climat catastrophiste ambiant, mais on ne s’en rend compte qu’après être remonté à la surface, c’est-à-dire à l’air libre, hors du Pavillon. La liberté, la magie, la sensualité des petits riens témoignent à leur manière d’un besoin d’enchantement auquel chacun se raccroche fébrilement. L’envie de raconter des salades (une autre expression de l’artiste) est parfois moins un simple jeu échevelé qu’il n’y paraît. En des temps de crise économique, politique et climatique, croire à ces mêmes salades rejoint aussi une tentation mal avouée d’escapisme.
Deep See Blue Surrounding You/Vois ce bleu profond te fondre de Laure Prouvost, Pavillon Français, 58e Biennale internationale d’Art de Venise, du 11 mai au 24 novembre 2019
{"type":"Banniere-Basse"}